La bataille sur la longueur des jupes au Maroc : quelles sont les questions de fond ?
Lorsque deux Marocaines ont été accusées d’outrage à la pudeur au début du mois parce qu’elles portaient des vêtements jugés « trop moulants » alors qu’elles déambulaient dans un marché d’Inezgane, près d’Agadir dans le sud du Maroc, les unes des journaux se sont concentrées sur l’obsession à nouveau manifestée par un pays musulman autour des choix vestimentaires des femmes.
Signe du caractère sulfureux de ces questions, des rassemblements de soutien envers les deux femmes ont été organisées à la fois à Agadir et à Casablanca, tandis que des centaines d’avocats ont offert de les défendre.
Certes, la question de ce que les femmes peuvent – ou ne peuvent pas – porter au Maroc continue de susciter le débat, que ce soit dans les rues, où les femmes, qu’elles portent la traditionnelle djellaba ou une jupe courte, rencontrent toujours une certaine forme de harcèlement sexuel, ou dans les pages des quotidiens nationaux. Et bien que la question soit liée à une lutte générale pour une plus grande autonomie et liberté individuelle des femmes dans une société profondément patriarcale, le débat témoigne aussi d’une question sous-jacente beaucoup plus profonde sur l’essence même de la société marocaine et qui la définit.
Les enjeux sont bien plus grands que les ourlets des femmes.
La loi marocaine, sous la forme de l’article 483 du code pénal, prescrit une peine allant jusqu’à deux ans de prison pour toute personne reconnue coupable d’avoir commis un « outrage public à la pudeur ». Ces dernières années, des groupes de défense des droits des femmes ont cherché à contester ce qu’ils perçoivent comme des restrictions injustifiées des choix des femmes inscrites dans la loi, ainsi qu’un manque de protection juridique pour les femmes dans des cas tels que le viol conjugal ou la violence domestique en général, parmi d’autres problématiques.
Le mois dernier, l’un des réalisateurs marocains les plus acclamés par la critique, Nabil Ayouch, a été cité à comparaître pour répondre des accusations de « pornographie, outrage à la pudeur et incitation à la débauche » pour le portrait de l’industrie de la prostitution marocaine qu’il fait dans son dernier film Much Loved (Zine Li Fik en arabe marocain). Des milliers de personnes ont demandé l’interdiction du film et le ministre de la Communication Mustapha el-Khalfi, membre du Parti de la justice et du développement (PJD, parti à tendance islamiste), a accusé le film de saper « les valeurs morales et la dignité des femmes marocaines. »
En outre, en juin, deux homosexuels marocains ont été condamnés à la prison dans une autre affaire qui a provoqué un tollé, après avoir été arrêtés pour une photo les mettant en scène à Rabat, la capitale politique.
Une des publications francophones les plus provocatrices du pays, Tel Quel, enflamme régulièrement de tels débats en évoquant la nudité et la sexualité dans ses pages, et, plus récemment, en publiant un éditorial qui énonce que « l’amour entre adultes consentants » n’est « pas un crime », malgré le fait que l’homosexualité reste illégale dans le royaume.
Ces incidents ne sont que les lignes de faille d’une lutte permanente entre les anciennes et les futures élites sur la question des références culturelles qui devraient définir les contours de la société marocaine, tout particulièrement en ce qui concerne les questions relatives à la moralité – cette dernière étant au cœur même de la question de l’identité.
Pour les islamistes et les conservateurs en général, préserver et renforcer l’identité islamique du Maroc est la clé pour réaffirmer une identité nationale indépendante, libérée de l’héritage de l’influence coloniale. Pour leurs adversaires, en revanche, l’utilisation de la religion dans la sphère politique est un outil de contrôle social, qui restreint indûment les choix individuels.
Bien que les femmes concernées aient été acquittées, cette affaire a fait des vagues dans la société marocaine : une pétition les soutenant a recueilli plus de 27 000 signatures et les débats sur les limites de la liberté individuelle dans une société conservatrice, où il est inscrit dans la Constitution que l’islam est la religion d’État, ont été relancés.
Cette affaire est le second scandale relatif à la morale et aux vêtements féminins dans le royaume dernièrement, l’autre ayant été provoqué par le concert de la chanteuse américaine Jennifer Lopez au festival Mawazine à Rabat en mai, qui fait actuellement l’objet d’une enquête ordonnée par le Premier ministre Abdelillah Benkirane après sa diffusion sur la chaîne de télévision publique du Maroc, 2M.
Abdelillah Benkirane, qui appartient également au PJD, a jugé le spectacle « sexuellement suggestif » et donc en violation des lois audiovisuelles du pays, qualifiant la décision de le diffuser d’« indécente et provocatrice vis-à-vis des valeurs religieuses et morales de la société marocaine ».
Lui-même issu de la classe ouvrière conservatrice, Benkirane dénonce régulièrement le fossé qu’il perçoit entre les mœurs sociales des élites marocaines et les sensibilités des masses, et tient à maintenir les limites existantes qui préservent les traditions conservatrices du Maroc, plutôt que chercher à les réformer. De ce fait, il est attaqué par des militants comme Fouzia Assouli, présidente de l’organisation pour les droits des femmes LDDF, qui a salué l’acquittement des femmes et dont l’organisation milite pour la révision de l’article 483 du code pénal.
Alors que l’affaire a été largement décrite comme un problème de divergences sur la question de la liberté de choix des femmes, Amnesty International a condamné le procès en tant qu’« élément d’un système de lois et de pratiques discriminatoires » dans ce pays, soulignant que « cette affaire possède toutes les caractéristiques d’une utilisation discriminatoire de la loi envers les femmes ». Bien que des manifestations en faveur des femmes aient souvent été interprétées comme portant exclusivement sur le droit de choisir ses vêtements, elles reflètent en réalité la dénonciation croissante de la part d’un certain nombre de Marocaines, qu’elles soient conservatrices ou plus libérales, des pratiques discriminatoires à l’encontre des femmes – et ce, en dépit de l’adoption par le royaume d’un certain nombre de réformes progressistes dans le cadres de la « Moudawana » (le code officiel de la famille) et de la signature de la Convention des Nations unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW).
Les solutions envisagées aux problèmes des femmes, cependant, diffèrent invariablement. Avec, depuis 2002, la popularité croissante du PJD, le parti politique islamiste, les débats publics font de plus en plus apparaître un schisme entre deux visions du Maroc : celle affirmant que le patrimoine islamique de l’État moderne doit définir davantage ses perspectives et son cadre, et celle en faveur d’un État et d’une société plus laïcs.
La tenue vestimentaire des femmes est souvent un exutoire dans les sociétés musulmanes postcoloniales, où les points de vue différents sur la primauté de la liberté individuelle par rapport aux mœurs sociales conservatrices reflètent un fossé plus large sur la nature même de la société. Au Maroc, les questions relatives à la liberté individuelle, au droit à avoir des relations sexuelles en dehors du mariage, au droit de rompre ouvertement le jeûne musulman pendant le mois de Ramadan, ou au droit de s’afficher publiquement en tant qu’homosexuel dans un pays où l’homosexualité reste illégale engendrent régulièrement des discussions à l’échelle nationale. Celles-ci divisent ceux qui souhaitent le maintien d’une éthique religieuse conservatrice par la monarchie – dirigée par un roi qui officie également en tant que chef religieux, portant le titre, lourd de responsabilités, de « commandeur des croyants » – et ceux qui voudraient voir le Maroc se rapprocher d’une démocratie libérale de style européen dans laquelle la monarchie elle-même jouerait un rôle beaucoup plus symbolique.
Pour preuve des racines profondes des débats actuels, l’arrestation des deux homosexuels a été saluée par des manifestations devant l’ambassade française à Rabat aux cris de « On est à Rabat, pas à Paris » - les hommes étant suspectés d’avoir reçu leurs ordres des activistes françaises FEMEN, qui avaient été expulsées après s’être embrassées dans le cadre d’une manifestation seins nus.
La référence à l’influence française renvoie à une fracture sous-jacente relative à l’héritage de l’influence coloniale sur la forme et l’orientation du Maroc d’aujourd’hui. Pour certains, les mœurs et les pratiques libérales, y compris les principes de la laïcité, reflètent un héritage colonial encore présent et en conflit avec une nature « islamique » présumée essentielle à la société marocaine, dans une réinterprétation idéalisée du Maroc précolonial. Toutefois, la fracture est elle-même complexe, les élites occidentalisées étant assimilées à une caste exclusive et corrompue qui continue à s’enrichir aux dépens d’une majorité pauvre, pour qui les principes islamiques expriment, dans le langage des masses, une demande de justice sociale et économique.
Les différends sur l’habillement et l’effet polarisant qu’ils semblent avoir devraient donc être examinés dans le contexte plus général de la lutte au sein de la société marocaine concernant la nature de l’État et de la société et, en particulier, les références culturelles – celles d’une élite francophone ou d’une majorité plus traditionnelle – devant définir le cadre éthique non seulement de l’État marocain mais, plus important encore, de l’identité marocaine.
- Myriam François-Cerrah est une auteure et journaliste franco-britannique spécialisée sur l'actualité en France et au Moyen-Orient.
Les opinions exprimées dans cet article n'engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des Marocains musulmans arrivent à la prière de l’Aïd el-Fitr à Salé (Maroc) le 18 juillet (AA).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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