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La crise saoudo-iranienne laisse présager une recrudescence de la violence au Moyen-Orient en 2016

Le rapport de force entre l’Iran et l’Arabie saoudite doit être équilibré – sinon 2016 est vouée à être encore plus violente que 2015

La décision saoudienne de commencer la nouvelle année avec des exécutions de masse était indubitablement un geste calculé. Riyad avait certainement prévu ce que le Basij ferait aux diplomates saoudiens vu ce qui avait été fait aux précédents représentants de gouvernements qui avaient encouru la colère de l’ayatollah. Les Saoudiens étaient prêts à rompre les relations diplomatiques et se sont assurés que d’autres États arabes leur emboîteraient le pas.

Ce n’est pas la première fois ces derniers mois que l’Iran, qui se targue d’anticiper le prochain mouvement de ses ennemis et de le déjouer, se trouve prise à défaut par les actes de l’Arabie saoudite. C’était déjà le cas lorsque Riyad a annoncé son offensive militaire contre la prise de contrôle houthie au Yémen : l’Iran travaillait encore d’après d’anciennes hypothèses selon lesquelles l’Arabie saoudite avançait avec prudence et derrière un rideau de perles.

Toutefois, dans le cas présent, le royaume a joué un rôle différent. Il a déclaré la chasse ouverte dans le conflit régional avec son voisin perse. Ce n’est pas qu’un simple échelon de plus gravi dans l’échelle des hostilités, qui en étaient actuellement aux luttes par procuration, comme contre les Houthis soutenus par l’Iran au Yémen, le président syrien Bachar al-Assad ou le Hezbollah.

L’hostilité est manifeste. Elle place la fracture régionale sur le devant de la scène. Défier l’influence militaire et politique que l’Iran a pris l’habitude d’exercer en Syrie, au Yémen et en Irak depuis l’invasion américaine de 2003 est maintenant devenu une politique officielle des Saoudiens. Seule une petite partie du spectre des relations bilatérales est épargnée, comme la proposition d’accueillir les pèlerins musulmans iraniens au hadj. Mais compte tenu de ce qui s’est passé au hadj l’an dernier, ceci également est remis en question. Tout commerce et toutes les liaisons aériennes entre les pays ont été coupés.

Pour le meilleur ou pour le pire, dans la maladie ou la santé, l’Arabie saoudite sous le règne du roi Salmane est devenue une force régionale qui s’affirme, prête à sauvegarder ses intérêts par la puissance coercitive (hard power). Le royaume a défini des alliés régionaux : la Turquie et le Qatar. Il affronte des ennemis régionaux désignés : l’Iran et la Russie. Il oblige les autres États arabes à choisir leur camp. Bahreïn et le Soudan ont fait leur choix lundi, tandis que les Émirats ont diminué leurs relations avec l’Iran.

Il serait intéressant de savoir avec quel préavis Riyad a remis à Washington le communiqué de son ministre des Affaires étrangères Adel al-Jubeir. Probablement encore moins qu’au moment de sa décision de lancer une attaque sur le Yémen. L’Arabie saoudite n’attend plus l’approbation de son principal protecteur et fournisseur militaire. Comme d’autres alliés des Américains dans la région, le royaume a pris l’habitude d’agir de son propre chef.

Cette décision signifie la fin, pour le moment, des négociations de cessez-le-feu en Syrie et peut-être aussi au Yémen. Les répercussions de ce week-end n’en resteront probablement pas là. Tout indique que Riyad passera à l’offensive pour restreindre la rentrée de l’Iran sur les marchés mondiaux après son accord nucléaire avec Washington. L’Arabie saoudite maintiendra les prix du pétrole au plus bas, même au prix d’une aggravation de sa propre crise de balance des paiements. Cela nuit déjà à la solvabilité de la banque pour le commerce extérieur russe, Vnesheconombank, laquelle a besoin de 16,65 milliards d’euros pour recommencer à prêter.

Si cela a été planifié, pourquoi le mettre en œuvre maintenant ? Quarante-cinq des personnes exécutées étaient des ressortissants saoudiens, en plus d’un Tchadien et d’un Égyptien. Quarante-trois d’entre elles étaient sunnites, beaucoup étaient des personnalités d’al-Qaïda qui avaient été condamnées à mort pour certains depuis 2004. Leur exécution était une carte que Riyad aurait pu jouer à tout moment depuis la dernière vague d’attentats d’al-Qaïda en 2012. Pourquoi l’a-t-elle jouée aujourd’hui, quels sont les messages politiques et à qui s’adressent-ils ?

Les dirigeants saoudiens ont fait face à deux sources historiques de dissidence interne : la minorité chiite, vivant en grande partie dans la province orientale, et les djihadistes sunnites. Mais seule une de ces sources fait trembler le régime. La plupart des analystes conviennent du fait que les manifestations chiites n’ont pas les mêmes capacités.

Sur les 43 prisonniers sunnites exécutés, les médias publics se sont concentrés sur Faris al-Shuwail al-Zahrani. Il a été décrit comme l’idéologue à l’origine d’une série d’attaques contre des expatriés, des commissariats et des installations pétrolières, attaques qui ont tué des centaines de personnes. En exécutant un « prédicateur de takfir », le régime s’en est pris à son rival idéologique. Dans le salafisme wahhabite, seul un prédicateur d’État peut pratiquer le takfir, c’est-à-dire décréter qu’une personne est un infidèle. Cela aurait rassuré la majorité sunnite. Néanmoins, un message leur était aussi adressé. Cette année, les subventions sur le carburant sont interrompues, les heures supplémentaires dans les établissements publics sont supprimées et tout le monde aura plus d’impôts à payer, y compris une forme de taxe sur la vente. Aucune protestation ne sera tolérée, voilà le message.

D’un point de vue international, l’exécution du religieux chiite Nimr al-Nimr allait certainement déclencher des manifestations à l’étranger, puisque l’Iran avait fait tellement pour mettre son cas en évidence. Au signal, Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah, et Moqtada al-Sadr, le clerc irakien, ont tous deux réagi. Selon le communiqué interne consulté par The Independent, le chef des services de sécurité de Riyad a ordonné aux forces de police dans le pays d’annuler tout congé prévu pour début 2016 et les a exhortés à faire preuve d’un « maximum de précautions » jusqu’à nouvel ordre.

Les perspectives de négociations de fond sur la Syrie avaient déjà subi un coup mortel par la présumée frappe aérienne russe qui a tué Zahran Alloush, le chef de Jaysh al-Islam. Alloush s’était engagé dans le processus de paix saoudien alors que d’autres chefs de milices syriennes l’ont rejeté. En tuant Alloush, la Russie a montré, pour le compte d’Assad, qu’elle pouvait façonner l’environnement des négociations en sélectionnant quel interlocuteur peut vivre. L’assassinat d’Alloush a moins pesé sur l’équilibre des forces au sol aux alentours de Damas que sur la détermination de l’Arabie saoudite à mettre un terme à cela.

Désormais, les perspectives de négociations sont enterrées. À la place, l’Arabie saoudite cultive l’approfondissement d’une relation en matière de sécurité avec la Turquie. Des milliards de dollars de contrats pour l’armement de pointe turc s’annonceraient suite à la dernière visite du président turc Recep Tayyip Erdoğan à Riyad.

L’intensité et la létalité du combat en Syrie, qui ont empiré lorsque des avions de combat russes ont commencé à bombarder depuis les airs des cibles appartenant en grande partie à l’opposition, devraient maintenant s’aggraver au sol également. Puisque les lignes de front ont peu changé, cela signifie seulement la prolongation du conflit. Toute discussion sur la guerre civile faiblissant grâce à des cessez-le-feu locaux ressemble désormais à des bavardages optimistes du passé.

Pour au moins une des puissances intervenantes, la Russie et l’Iran d’un côté, et la Turquie, l’Arabie saoudite et le Qatar de l’autre, la Syrie deviendra un Afghanistan – une guerre dont une puissance étrangère devra battre en retraite honteusement. L’Arabie saoudite, dont la politique étrangère est populaire au sein de la population majoritairement sunnite de la région, est convaincue qu’il ne s’agira pas d’elle.

Cela ne peut qu’enraciner le conflit dans la région en 2016. Si 2015 était violente, cette année est en passe de le devenir encore plus. L’attitude de l’Arabie saoudite sera aussi un défi pour l’Égypte. Jusqu’à présent, les mécènes saoudiens du dirigeant Abdel Fattah al-Sissi ont toléré la froide réponse donnée par l’Égypte à l’Arabie saoudite au Yémen et en Syrie. Combien de temps cela durera-t-il au vu du rapprochement égyptien à la Russie et à l’Iran ? Cela reste à voir.

Quelle que soit la façon dont on l’aborde, ce n’est pas une action dont on peut se défaire rapidement. Il y a des enjeux élevés à l’échelle internationale et chaque acteur du conflit sent qu’il a déjà trop investi pour pousser la machine en marche arrière. Chaque gouvernement se sent vulnérable sur le plan national. Il existe peu de marge de manœuvre pour le compromis. En fin de compte, le rapport de force entre l’Iran et l’Arabie saoudite doit être équilibré. Cela va maintenant se faire au cours d’une épreuve de force internationale jouée dans une région regorgeant d’armes maniées exclusivement par des gens qui savent comment les utiliser.

David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il a été éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, où il a précédemment occupé les postes de rédacteur associé pour la rubrique Étranger, rédacteur pour la rubrique Europe, chef du bureau de Moscou et correspondant européen et irlandais. Avant de rejoindre The Guardian, David Hearst était correspondant pour la rubrique Éducation au journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : les forces de sécurité iraniennes entourent l’ambassade saoudienne à Téhéran après que celle-ci a été incendiée par des manifestants en colère protestant contre l’exécution de l’imam chiite Nimr al-Nimr par l’Arabie saoudite.

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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