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La négation du génocide arménien par Israël passe mal

Le nationalisme exacerbé a mené à l'extermination d'innombrables Arméniens. Cent ans plus tard, il poursuit son œuvre en effaçant également leur passé

Savoir si le génocide arménien était bien un génocide ou non est un antique débat qui a reçu un lifting de célébrité durant cette dernière année.

Kim et Khloe Kardashian, durant un voyage très médiatisé en Arménie début avril, ont déposé des tulipes à la flamme éternelle du mémorial du génocide arménien d'Erevan.

A peine quelques jours plus tard, le Pape François a fait grincer des dents les diplomates en faisant référence au massacre comme  le « premier génocide du vingtième siècle » (négligeant que ce sinistre honneur revient en réalité au génocide des Héréros et des Namas — en Namibie actuelle — qui ne reste plus qu'une vague trace sur le palimpseste de l'histoire).

Plus significatif encore, Amal Clooney s'est jetée dans la mêlée en début d'année. Elle a pris l'affaire contre Dogu Perinçek, homme politique turc ayant été jugé coupable par un tribunal suisse en 2008 de négation du génocide. Dogu Perinçek a gagné plus tard en appel auprès de la Cour européenne des droits de l'homme, qui a statué que la Suisse avait bafoué sa liberté d'expression - un appel contesté par Amal Clooney qui est épaulée par son patron Geoffrey Robertson C.R.

Sans même tenir compte de l'opinion que l'on puisse avoir sur le « droit » à nier le génocide, se figurer en réalité qu'il n'y ait pas eu de tentative systématique de l'Empire ottoman d'exterminer ses minorités arméniennes, assyriennes et grecques, à la lumière de la preuve écrasante du contraire, exige une ignorance délibérée.

Ce qui est presque tout aussi difficile à imaginer est qu'Israël — un Etat fondé suite à l'une des plus grandes atrocités de l'histoire de l'humanité pour accueillir les victimes juives — puisse lui-même prendre part à la négation du génocide.

Pourtant l'ambassadeur israélien en Azerbaïdjan Rafael Harpaz a récemment réaffirmé l'engagement d'Israël à minimiser la souffrance que les Arméniens et les autres minorités ont endurée sous le règne ottoman turc. Sa voix n'est qu'une parmi un chœur de voix s'élevant pour semer le doute sur le génocide.

Une preuve irréfutable

La persécution des minorités chrétiennes ottomanes a culminé pendant le tumulte de la première guerre mondiale, quand le gouvernement d'un empire sur le déclin a embrassé une forme de plus en plus virulente de nationalisme, orchestrant une campagne de propagande incessante diffamant les Arméniens et les autres minorités. Bien que les préparatifs pour une campagne hautement préméditée fussent déjà en place, le génocide est largement considéré comme ayant véritablement commencé après le rassemblement par les autorités à Istanbul fin avril 1915 de centaines de dirigeants politiques et d'intellectuels arméniens.

Ce qui a suivi ne fut que massacre brutal et barbarie. Les hommes valides furent arrachés à leurs familles et exécutés en masse, pendant que les femmes, les enfants, les malades et les personnes âgées étaient déportés de force de leurs foyers. Un nombre stupéfiant d'entre eux succomba d'épuisement et de famine tandis qu'ils étaient acheminés au travers du désert Hadéen de Syrie et rassemblés dans des camps de concentration.

Même en s'appuyant sur une estimation prudente, le génocide représente plus d'un million de vies, bien que les Turcs insistent sur la perte de centaines de milliers de vies de chaque côté. Alors que le nombre précis des victimes est largement débattu, ce qui fait moins de doute parmi les universitaires reste la réalité du génocide.

Contrairement à l'Holocauste nazi presque deux décennies plus tard, le monde a assisté au génocide arménien dans la presse à mesure que les cadavres s'entassaient. Les camps de la mort nazis ont exterminé leurs occupants avec une efficacité industrielle mais ont perpétré leur exécution bien hors de vue. Le génocide arménien était différent - il a fait les gros titres dès le début. Le New York Times, par exemple, a couvert dans les grandes largeurs le massacre organisé, les viols et les pillages. Selon les registres, les archives du journal comportent 145 de ces articles pour l'année 1915 uniquement.

Le journaliste britannique Robert Fisk, dans son imposant ouvrage La Grande Guerre pour la civilisation, consacre un chapitre long et détaillé au génocide et ses nombreux négationnistes. Ses interlocuteurs y décrivent avec une clarté macabre leur sort et celui des moins chanceux qu'eux ainsi que leur souffrance aux mains des troupes turques et de leurs complices kurdes et arabes. De ces souvenirs cumulés aux vastes collections d'archives et de témoignages de diplomates, missionnaires, soldats et autres témoins de l'horreur, résulte la preuve irréfutable du génocide.

Israël participe à la négation du génocide

Et pourtant, plus tôt cette année, l'ambassadeur Rafael Harpaz affirme au site internet d'information azéri Trend qu'Israël maintiendra sa position de ne pas reconnaître officiellement le génocide arménien. Ceci peut sembler étrange venant du représentant d'un pays qui tire sa légitimité de l'Holocauste, mais les remarques de Rafael Harpaz sont dans la lignée de celles des précédents gouvernements israéliens.

En 2001, par exemple, Shimon Peres, alors ministre des Affaires étrangères, a déclaré que ce qui était arrivé aux Arméniens était « une tragédie », mais a bien précisé que ce n'était pas « un génocide ».

Plus récemment, le président israélien d'extrême-droite Reuven Rivlin, qui a gagné par son franc-parler sur le passé trouble d'Israël jusqu'au respect de ses rivaux, a eu l'air de changer de ton sur la question. Reuven Rivlin, fervent défenseur de la reconnaissance du génocide arménien par le passé, a décidé pour quelque raison à la fin de l'année dernière de ne pas signer une pétition annuelle demandant à son gouvernement de le faire. Pour la plupart des politiciens israéliens, il semble qu'un seul génocide importe vraiment.

Et alors que les dirigeants d'Israël continuent d'avoir le monopole du souvenir de la souffrance, ils préféreraient ne pas contrarier un voisin influent en attirant l'attention sur une tragédie moins importante.

Dans l'entretien à Trend, Rafael Harpaz explique que « Israël est un pays démocratique, chacun a son avis », ajoutant que « le gouvernement a un point de vue très clair ». Ce point de vue, semble-t-il, est que les intérêts politiques sont beaucoup plus importants que le devoir moral aux victimes d'un des pires crimes contre l'humanité commis au vingtième siècle.

Imaginez seulement les réactions si un ambassadeur turc déclarait à la presse qu'il n'appartenait pas à la Turquie de dire si les nazis ont commis un génocide ou non car les Turcs ont des avis différents sur la question.

Les intérêts politiques

La raison pour laquelle Israël refuse obstinément de reconnaître le génocide n'a que peu de lien avec la véracité historique et beaucoup avec ses relations politiques avec la Turquie. Bien que les relations entre les deux pays se soient dégradées ces dernières années, les liens avec la Turquie restent essentiels pour Israël et le gouvernement est résolu à les renouer.

C'est le même raisonnement qui guide les autres gouvernements anciennement complices des offensives turques. La Turquie, après tout, est membre de l'OTAN et un allié clé de l'Occident dans une région difficile.

En 2009, des dossiers grandement remaniés du ministère des Affaires étrangères du Royaume-Uni ont mis à nu le rôle honteux du Royaume-Uni dans la dissimulation du passé. Les documents ont montré de manière certaine que le gouvernement fuirait sa responsabilité morale vis à vis des victimes du génocide dû à « l'importance de nos relations... avec la Turquie ».

De la même façon outre-Atlantique, le Président des Etats-Unis Barak Obama a radicalement atténué son discours sur le sort des victimes de l'Empire ottoman après son élection. Il botte maintenant en touche, préférant parler avec euphémisme d'« atrocité » plutôt que de « génocide ».

Cette année marque le centième anniversaire du génocide. Mais il marque aussi un siècle de son déni permanent. La Turquie a volé à ses victimes leur statut de victime et transformé la réalité en les décrivant comme les agresseurs.

Plus tôt cette année, le Président turc Recep Tayyip Erdoğan, fidèle à lui-même, a invité son homologue arménien à participer au centenaire de la bataille des Dardanelles, avancé dans le double objectif de détourner l'attention et de coïncider avec les commémorations marquant le génocide arménien du 24 avril. Le geste était effrontément à couper le souffle étant donné qu'il n'y a aucun lien diplomatique entre Erevan et Ankara, principalement à cause de l'intransigeance de cette dernière sur la question du génocide.

Les victimes du génocide n'ont jamais eu réparation ni les coupables un procès spectacle comme celui de Nuremberg. Plusieurs arrestations ont été faites et trois officiers de niveau inférieur ont été exécutés pour leur rôle dans les meurtres, mais les développements internationaux et le manque de volonté politique ont empêché les tribunaux de véritablement rendre justice.

De nos jours, le gouvernement turc ne voit en la reconnaissance du génocide rien de plus que de la propagande anti-turque. Non seulement la Turquie refuse toujours d'admettre son passé sanglant, mais elle essaye de l'expurger en réécrivant grossièrement l'histoire. Elle s'engage régulièrement dans une guerre diplomatique contre les gouvernements qui reconnaissent le génocide et persécute les journalistes et universitaires pour « insulte à la Turquie » quand ils essaient d'exposer une vérité dérangeante.

Le nationalisme exacerbé a mené à l'extermination d'innombrables Arméniens. Cent ans plus tard, il poursuit son œuvre en effaçant également leur passé.

- Micah Reddy est  journaliste et activiste, actuellement basé à Johannesburg, en Afrique du Sud. Ancien rédacteur en chef du Yemen Times, il a également travaillé comme freelance et éditeur au Caire et à Jérusalem. Vous pouvez le suivre sur : @RedMicah

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Kim Kardashian, star de télé-réalité américaine, et son mari, le rappeur Kanye West (troisième à gauche) visitent le mémorial du génocide arménien qui commémore les exécutions massives d'Arméniens sous l'Empire ottoman de de 1915  (AFP)

Traduction de l'anglais (original) par Green Translations, LLC.

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