Aller au contenu principal

La nuit des longs couteaux en Arabie saoudite

Il est difficile de voir comment un nouveau royaume hypermoderne et économiquement avancé pourra émerger suite à ces coups de poignard dans le dos et purges au plus haut niveau

La nuit du 4 novembre peut véritablement être qualifiée de « nuit des longs couteaux » en Arabie saoudite.

La nuit a commencé avec le limogeage du prince Mitaeb ben Abdallah, fils du défunt roi Abdallah et chef de la garde nationale saoudienne, une force tribale créée pour protéger la famille royale et les principales régions pétrolières du royaume.

Contrôler les mécanismes de coercition saoudiens

Depuis sa consolidation dans les années 1960, avec l’aide de la Grande-Bretagne, la garde nationale saoudienne a perdu son rôle de milice tribale, constituée à la base des combattants ikhwan qui ont lancé le djihad contre les Saoud dans les premières années du royaume avant de devenir une force paramilitaire moderne, servant de contrepoids à l’armée et aux autres forces de sécurité.

À l’époque, le régime préférait avoir plusieurs forces coercitives dirigées par plusieurs princes par crainte de putschs dans la veine de ceux qui dominaient l’Égypte, la Syrie et l’Irak dans les années 1950 et 1960. Après plusieurs tentatives de coup d’État par des officiers de l’armée à la fin des années 1960, le régime du roi Fayçal décida que plusieurs forces militaires assureraient mieux la sécurité qu’une seule armée forte et unifiée.

La garde nationale est devenue la base du pouvoir et le fief du roi Abdallah, maintenant des relations patron-client avec les tribus d’Arabie saoudite. Son fils aîné, Mitaeb, a hérité de la position de commandant de la garde nationale pendant le règne de son père, mais avec la volonté féroce de Mohammed ben Salmane de contrôler tous les mécanismes de coercition saoudiens, y compris l’armée et les forces de sécurité, la garde nationale était la dernière unité en ligne de mire.

Étant donné qu’aucune véritable contestation vis-à-vis de Mohammed ben Salmane ne peut provenir de princes sans milice, celui-ci était désireux de mettre fin au contrôle de son cousin sur le dernier corps de sécurité pouvant potentiellement miner son règne.

Il est surprenant qu’il ait attendu si longtemps.

L’investisseur milliardaire, le prince Al-Walid ben Talal, propriétaire de Kingdom Holding Company, figurait parmi les princes arrêtés (Reuters)

Purge sans précédent

Depuis que Mohammed ben Salmane est arrivé au pouvoir en 2015, Mitaeb devait inévitablement être brusquement démis de ses fonctions comme son autre cousin, le prince héritier Mohammed ben Nayef, qui avait été limogé et assigné à résidence en juillet. Mohammed ben Salmane a commencé une purge sans précédent au sein de la famille royale et parmi les princes de seconde génération les plus importants qui pourraient potentiellement menacer sa prise de contrôle du royaume.

Il est désormais souverain de facto et il ne tardera pas à le devenir de droit. Cela dépendra de si son père abdique volontairement ou s’il sera contraint de se soumettre à la volonté de son jeune fils. Alors que Mitaeb tombe maintenant dans l’oubli, Mohammed ben Salmane tourne son attention vers ces princes fortunés, de peur que leurs empires financiers soient utiles dans les futures luttes de pouvoir.

Une purge calculée et préméditée au plus haut niveau a brisé la paix pendant les premières heures de la nuit

Quelques heures après l’adoption d’un décret royal établissant une commission anticorruption dirigée par le prince héritier Mohammed ben Salmane, onze princes et plusieurs ministres ont été arrêtés et détenus. Une purge calculée et préméditée au plus haut niveau a brisé la paix pendant les premières heures de la nuit.

La plupart des princes arrêtés n’ont pas été nommément identifiés dans l’annonce officielle saoudienne, mais l’investisseur privé milliardaire, le prince Al-Walid ben Talal, propriétaire de Kingdom Holding Company, figurait parmi eux. Les riches princes peuvent utiliser leur richesse accumulée pour contester le pouvoir de Mohammed, financer la dissidence à l’étranger et augmenter la couverture médiatique critique des politiques économiques et sociales de Mohammed ben Salmane.

Dans le cas de Walid ben Talal, son rayonnement financier et ses investissements pourraient concurrencer ceux qu’a annoncés le projet économique « Vision 2030 » de Mohammed ben Salmane. Son empire médiatique, Rotana, avec sa large couverture de l’actualité saoudienne, pourrait se retourner à tout moment contre le prince en herbe.

À LIRE : Mohammed ben Salmane, prince saoudien du chaos

Des ministres que Mohammed ben Salmane avait nommés ont également perdu leur poste sous le prétexte de la lutte contre la corruption. Le ministre de l’Économie, Adil Fakih, a été remplacé par Mohammed al-Tuwaijri, qui pourrait faciliter de nouveaux projets de privatisation et de saoudisation conformes aux plans économiques du prince. 

L’emprise du prince

Comme si tout cela ne suffisait pas, les habitants de Riyad ont été pris de panique lorsqu’ils ont entendu le bruit d’une explosion massive pendant la nuit. Il s’agissait en réalité d’un missile balistique lancé du Yémen qui visait l’aéroport de Riyad. Les autorités ont annoncé que le missile avait été intercepté et qu’il n’avait pas fait de victimes. 

Après trois années de guerre au Yémen, menée sous le prétexte de protéger les frontières méridionales saoudiennes, la victoire que Mohammed ben Salmane anticipait en tant que ministre de la Défense et prince héritier n’a pas eu lieu. Les missiles yéménites sont désormais capables d’atteindre le cœur de la capitale du royaume. Les répercussions de l’épisode du missile balistique se sont dissipées après la vaste purge au plus haut niveau.

Mohammed ben Salmane se sent peut-être désormais en sécurité après avoir destitué ses cousins rivaux, prononcé des interdictions de voyage contre d’autres et placé le reste en détention sous haute sécurité dans des hôtels cinq étoiles à Riyad.

Cependant, se sentir en sécurité face à un si haut risque n’est peut-être pas la situation idéale pour un jeune autocrate qui a fait montre de son intolérance, même à l’égard du silence. Il exige que tout le monde soutienne publiquement ses plans.

L’Arabie saoudite a toujours été gouvernée par les multiples fiefs de princes haut placés, mais Mohammed ben Salmane en fait aujourd’hui son propre terrain de jeu

Ceux qui s’abstiennent de le soutenir et de l’applaudir publiquement s’exposent à la détention, exactement comme ce qui est arrivé lorsque le prince héritier a fait incarcérer plusieurs responsables religieux et individus coupables de s’être simplement tus au sujet de sa crise avec le Qatar.

Il est difficile de voir comment un nouveau royaume hypermoderne et économiquement avancé pourra émerger suite à ces coups de poignard dans le dos et purges au plus haut niveau. Il n’y a pas de pouvoir judiciaire indépendant qui puisse traiter les affaires de corruption, ni de conseil royal familial qui puisse freiner le jeune prince fantasque, ni d’opposition organisée crédible qui puisse mettre à mal l’emprise de ben Salmane sur le pays.

Dans cette situation, la violence plane lourdement sur le royaume, alors que ceux qui sont capables de commettre des atrocités viennent combler le vide créé par le règne autocratique de Mohammed ben Salmane, qui réduit au silence même ses propres cousins, sans parler des humbles gens du commun qui ne disposent d’aucun pouvoir que ce soit pour le défier.

L’Arabie saoudite a toujours été gouvernée par les multiples fiefs de princes haut placés, mais Mohammed ben Salmane en fait aujourd’hui son propre terrain de jeu.

- Madawi Al-Rasheed est professeure invitée à l’Institut du Moyen-Orient de la London School of Economics. Elle a beaucoup écrit sur la péninsule arabique, les migrations arabes, la mondialisation, le transnationalisme religieux et les questions de genre. Vous pouvez la suivre sur Twitter : @MadawiDr

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane lors d’une cérémonie d’allégeance à La Mecque (Arabie saoudite), le 21 juin 2017 (Bandar Algaloud/Cour royale d’Arabie saoudite/Reuters).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].