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La Russie et les monarchies du Golfe : une convergence inédite

Après des décennies de relations souvent conflictuelles, de la guerre d’Afghanistan (1979-1989) à la guerre en Syrie, la Russie a réussi à s’imposer comme un partenaire privilégié pour certaines monarchies du golfe Persique

Aussi étonnant que cela puisse paraître, la Russie n’a presque que des amis au Moyen-Orient. Quand on connaît l’histoire des relations entre la Russie tsariste et l’Empire ottoman et celle de la politique soviétique au Moyen-Orient, on ne peut que remarquer la singularité de la situation actuelle. 

Dans la doctrine russe en politique étrangère, il n’est plus question d’alliances et d’idéologie, mais d’intérêts et de partenariats ponctuels. L’absence d’alliances solides et contraignantes est compensée par un activisme inédit, par une politique tous azimuts. Aux familiers régimes républicains s’ajoutent donc les monarchies.

Pourtant, l’histoire contemporaine des relations entre Moscou et les pétromonarchies (surtout depuis qu’elles sont des pétromonarchies) est faite de tensions et d’affrontements

Pourtant, l’histoire contemporaine des relations entre Moscou et les pétromonarchies (surtout depuis qu’elles sont des pétromonarchies) est faite de tensions et d’affrontements. 

Pendant les années 1980, l’Arabie saoudite a soutenu et financé le « djihad » transnational en Afghanistan contre l’Armée rouge. 

D’ailleurs, à l’intérieur de ses frontières (notamment en Tchétchénie) comme à l’extérieur (de l’Afghanistan à la Syrie), la Russie a identifié l’islam politique (du wahhabisme aux Frères musulmans) comme l’une des principales menaces à contrer. Un islam politique souvent soutenu, y compris en Tchétchénie, par des pays comme l’Arabie saoudite et le Qatar. 

Pendant les années 1980, l’Arabie saoudite a soutenu et financé les combattants en Afghanistan contre l’Armée rouge. Ici, la résistance antisoviétique montre ses armes dans le camp de réfugiés de Bajaur, au Pakistan, le 28 mars 1980 (AFP)

Sur le plan économique, l’Union soviétique a pâti dans les années 1980 d’une politique hostile menée par l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) sous domination saoudienne : une forte production de pétrole qui a conduit à une baisse des prix, au grand dam de Moscou. Certains commentateurs soviétiques y ont vu une responsabilité saoudienne dans la chute de leur pays. 

La guerre Moscou-Doha n’a pas eu lieu

Parler du golfe Persique comme d’un bloc monolithique est d’autant moins possible aujourd’hui que le Qatar se fait bousculer par ses gros voisins saoudien et émirati. Nous proposons donc d’analyser séparément les relations avec Doha et avec l’axe Ryad-Abou Dabi. 

Quand les soulèvements ont éclaté dans le monde arabe (fin 2010-2011), le moins que l’on puisse dire est que la Russie et le Qatar n’étaient pas sur la même longueur d’ondes. Le Qatar y a vu une opportunité, la Russie y a vu un danger. 

Pour le Qatar, ce Printemps arabe était l’occasion d’accompagner le changement. L’axe Doha-Ankara a rapidement saisi l’occasion pour soutenir les Frères musulmans par tous les moyens : financièrement, militairement et médiatiquement, à travers la chaîne Al Jazeera. 

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En 2011, le Qatar a pleinement participé à l’intervention militaire en Libye. Une intervention qui a conduit au renversement du régime de Mouammar Kadhafi et que la Russie a qualifiée d’illégale. 

À la fin de l’année 2011, un diplomate russe a été malmené par les autorités qataries à l’aéroport de Doha, ce qui a endommagé les relations diplomatiques entre les deux pays. 

Après la guerre en Libye, c'est le soutien apporté par le Qatar à la rébellion en Syrie (notamment les Frères musulmans) qui a fortement déplu à la Russie, principal protecteur du pouvoir syrien. 

Le dirigeant libyen Mouammar Kadhafi a occupé le pouvoir pendant 42 ans avant d’être destitué en 2011 à la suite d’un soulèvement populaire (AFP)

À cette divergence manifeste, il faut ajouter un différend dans le dossier énergétique : le projet d’un gazoduc qatarien traversant le territoire syrien et alimentant l’Europe.

Depuis 2013, les choses vont mieux entre les deux pays. En février 2013, Gazprom a inauguré un bureau à Doha et en juin 2013, l’accession au trône de l’émir Tamim ben Hamad al-Thani annonce quelques changements dans la politique étrangère du Qatar. 

Moscou et Doha s’opposeront néanmoins sur le dossier égyptien : la Russie soutient le coup d’État contre Mohamed Morsi, tandis que le Qatar continue de soutenir l’ancien président issu des Frères musulmans. 

Tandis que le Qatar se retrouve aujourd’hui acculé par ses puissants voisins saoudien et émirati, il peut compter sur une relative bienveillance russe

Les rivalités sur les marchés énergétiques ont laissé place à une coopération croissante allant des investissements du Qatar dans l’entreprise pétrolière russe Rosneft (une participation d’environ 19 %) à un partage du marché mondial du gaz. 

Enfin, tandis que le Qatar se retrouve aujourd’hui acculé par ses puissants voisins saoudien et émirati, il peut compter sur une relative bienveillance russe. Protégé par les armées américaine et turque, le petit émirat souhaite désormais acquérir le système russe de défense antiaérienne S-400. 

La Russie veut à la fois diversifier son marché de l’armement (et le golfe Persique est une cible de choix) et conserver les meilleures relations possibles aussi bien avec le Qatar qu’avec l’axe Ryad-Abou Dabi. 

Une étroite collaboration avec l’axe Ryad-Abou Dabi

Au début du Printemps arabe, la Russie a montré le même scepticisme que l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis (EAU). Les trois pays partagent la même hostilité à l’égard des Frères musulmans et la Russie a favorablement accueilli leur éviction en Égypte sous la houlette de Ryad et d’Abou Dabi.

En Syrie, la Russie a dû faire face à la fois aux parrains des Frères musulmans (Ankara et Doha) et à l’intransigeance des Saoudiens qui, dans le cadre d’un bras de fer régional avec l’Iran, souhaitaient aussi en finir avec Bachar al-Assad et n’ont pas hésité à soutenir (jusqu’à récemment dans la Ghouta, à proximité de Damas) des groupes « djihadistes ». 

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Il faut bien avouer que sa victoire militaire sur le sol syrien a fait de la Russie un interlocuteur encore plus respecté. Le rapprochement entre Barack Obama et l’Iran (et l’accord sur le nucléaire iranien), remis en cause aujourd’hui, a aussi contribué à un rapprochement russo-saoudien, auquel s’ajoute une convergence sur le marché du pétrole.

Face à l’explosion du pétrole de schiste américain, la Russie et ses partenaires de l’OPEP (notamment l’Arabie saoudite et les EAU) ont décidé de collaborer étroitement. Mais s’ils se sont entendus en novembre 2016 pour diminuer la production (augmentant ainsi les cours), la Russie veut aujourd’hui conserver une certaine indépendance vis-à-vis du cartel et refuse de se faire imposer de nouvelles diminutions. 

La Russie veut aujourd’hui conserver une certaine indépendance vis-à-vis de l’OPEP et refuse de se faire imposer de nouvelles diminutions. Ici, un site de production de Rosneft, à Prirazlomnoye, en Sibérie occidentale (AFP)

Les relations entre Moscou et Abou Dabi sont, quant à elles, excellentes. Le diplomate Omar Saïf Ghobash, ambassadeur à Moscou de 2009 à 2017, fils du premier ministre des Affaires étrangères des Émirats et d’une Russe, est l’un des artisans du rapprochement entre les deux pays. 

Depuis 2006, Moscou a accueilli huit visites d’État en provenance d’Abou Dabi, un nombre inégalé au Moyen-Orient et dans le monde arabe. Dans le domaine de l’armement, les Émirats considèrent la Russie comme un fournisseur alternatif. Enfin, dans le domaine des échanges commerciaux et des investissements (où le Moyen-Orient occupe une place encore globalement marginale), Abou Dabi est l’un des principaux partenaires arabes et moyen-orientaux de la Russie.

Dans le domaine des échanges commerciaux et des investissements, Abou Dabi est l’un des principaux partenaires arabes et moyen-orientaux de la Russie

En 2017, afin de promouvoir le tourisme et l’investissement en Extrême-Orient russe, le gouvernement a décidé de permettre à dix-huit nationalités son accès sans visa. Neuf des nationalités concernées sont arabes et six d’entre elles sont du Golfe : l’Arabie saoudite, les Émirats, le Qatar, Oman, Bahreïn et le Koweït. 

En définitive, nous voyons bien que la Russie entretient avec les pays du golfe Persique des relations cordiales, bien que les relations fonctionnelles soient encore faibles. Pour les trois pays évoqués, la Russie apparaît comme une puissance alternative. Mieux, et c’est toute l’ironie de la situation, dans des dossiers aussi délicats que l’isolement du Qatar et aussi tragiques que la guerre au Yémen, la Russie est encline à jouer un rôle de médiateur.

Adlene Mohammedi est docteur en géographie politique et spécialiste de la politique arabe de la Russie et des équilibres géopolitiques dans le monde arabe. Il dirige Araprism, site et association consacrés au monde arabe. Il travaille, par ailleurs, sur la notion de souveraineté et sur les usages actuels du droit international. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @AdleneMo

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : le président russe Vladimir Poutine et le roi saoudien Salmane ben Abdelaziz al-Saoud assistent à une cérémonie de bienvenue avant leurs pourparlers au Kremlin à Moscou le 5 octobre 2017 (AFP).

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