L’Amérique ne comprend toujours pas l’Iran
L’un de mes épisodes préférés de Seinfeld a pour titre « Bizarro Jerry ». On y voit les personnages principaux – Jerry, Georges, Elaine et Kramer – rencontrer leurs doubles bizarres, des personnages qui ne pourraient exister que dans un « monde bizarre ». Alors que Jerry est drôle, centré sur lui-même et superficiel, son double est sérieux, altruiste et contemplatif.
Au niveau culturel, sociétal et politique, le « double bizarre » de l’Amérique correspond à la République islamique d’Iran. L’Iran et les Etats-Unis représentent des opposés si extrêmes, que l’on pourrait croire que chaque nation gravite dans un univers alternatif. Tout ce qui fonctionne en Iran, ne marche pas du tout aux Etats-Unis. Tout ce qui est encensé aux Etats-Unis est hautement gardé et tenu secret en Iran.
« Les Iraniens ne se comportent pas comme nous. Ils sont le peuple le plus secret du monde », écrit Robert Baer, un ancien agent de la CIA. « Ils ne gardent pas d’archives bureaucratiques, ils ne rationnalisent pas leurs décisions sur le papier. Ils ne laissent rien filtrer. Ils n’étalent pas leurs erreurs et leurs scandales en première page des journaux. Ils ne tiennent pas d’audiences parlementaires ni ne permettent à quiconque d’écrire des mémoires embarrassants. »
Si jamais un général des Gardiens de la révolution écrivait une autobiographie du genre « Merci pour ce moment », ce qui n’arrivera pas, il ne lui viendrait certainement pas à l’esprit de divulguer des informations classifiées au biographe avec qui il dort – hum - prends-en de la graine David Petraeus !
L'Amérique ne comprend pas l'Iran malgré ces années de guerre par procuration, et continue de faire de fausses hypothèses sur ce pays. C’est cette ignorance collective de l'Amérique sur l'Iran qui a effectivement permis l’hégémonie de ce dernier sur l'ensemble du Moyen-Orient. Si les Etats-Unis avaient compris les ambitions de l'Iran, ils n’auraient jamais renversé Saddam, qui se tenait sur la dernière ligne de défense entre leurs alliés arabes sunnites et le début du nouvel Empire perse.
Aujourd'hui, les politiciens américains sont déchirés entre « bombarder l'Iran » (pour les républicains) et « négocier avec l'Iran » (pour les démocrates). En bref, l'approche des deux partis politiques pour faire face à la « menace iranienne » est sensée, mais pas pour les raisons qu'ils communiquent.
Les républicains veulent entreprendre une action militaire parce qu'ils sont incapables de voir au-delà du visage religieux apocalyptique de l'Iran. Alors que les démocrates croient que négocier avec l'Iran ramènera la République islamique isolée dans « l’ordre international du monde ». En d'autres termes, les républicains sont bloqués dans une posture datant de 1979, tandis que les démocrates sont naïvement optimistes quant aux ambitions globales de l'Iran.
Ce que l'Iran recherche c’est la domination perse complète du golfe Persique. Ce que l'Iran recherche c’est l’hégémonie absolue au Moyen-Orient. Ce que l'Iran recherche c’est bouleverser 1 300 ans de domination sunnite arabe. Ce que l'Iran recherche c’est de créer une zone où il régnera en superpuissance. Il vise un siège à la table avec les Etats-Unis, la Chine, la Russie et l'Europe.
En fin de compte, ce que l'Iran recherche vraiment c’est la domination totale de l'approvisionnement en pétrole du monde, et il mène une guerre secrète très efficace pour atteindre cet objectif.
Avec l’intensification du contrôle de l’Irak par l’Iran, qui n’aurait jamais été possible sans l’intervention des Etats-Unis, l'Iran est maintenant sur le point de devenir le plus grand producteur de pétrole au monde. Aujourd'hui, l'Irak produit 4 millions de barils par jour et l'Iran plus de 6 millions. L’Arabie saoudite, premier producteur du monde, produit plus de 9 millions de barils par jour. Si vous ne l’avez pas encore compris, le duo Iran-Irak a dépassé les Saoudiens - et cela donne des cauchemars au royaume.
« Dans un scénario comme celui-ci, l'Iran prend des initiatives sur les marchés mondiaux du pétrole, en décidant des niveaux de production ce qui baisse ou augmente les prix mondiaux, et qui contribue également à la campagne en cours de l'Iran pour découpler le pétrole et le dollar. Si les marchés du pétrole se resserrent à nouveau, l’Iran pourrait accéder à son objectif de fixer le prix mondial du pétrole », note Baer. « Si l'Iran devait forcer une compression de, disons, cinq millions de barils par jour, les Américains pourraient finir par payer 10 dollars le gallon pour l'essence. Si la réduction est aggravée par un assaut sur le dollar, ce serait le début de quelque chose de très semblable à une dépression aux Etats-Unis ».
Les républicains, au moins dans leur communication, négligent les ambitions impériales et pragmatiques de l'Iran. A tort, ils ne voient qu'un régime arriéré et théocratique qui vise à effacer Israël de la carte. Les démocrates, de leur côté, sont incapables de voir les moyens des objectifs impérialistes de l'Iran - à savoir le transfert de dollars et d’armes aux milices iraniennes en Syrie, au Bahreïn, au Liban, en Irak, en Palestine et au Yémen.
L'approche du Parti démocrate envers l'Iran, si elle est raisonnable et louable, est « dangereuse », note Jason Ginsburg, journaliste pour la Brown Political Review. « En tant que sponsor officiel du terrorisme désigné par le département d'Etat, l'Iran provoque sans cesse la violence au Moyen-Orient ... L'Iran montre aussi peu de considération pour les normes internationales des droits de l'homme. Sans dénonciation de la violence et le respect des droits de tous les individus, l'Iran ne peut pas être un leader responsable au Moyen-Orient ».
L’Arabie saoudite sait qu’une invasion iranienne est à venir, ce qui explique pourquoi le royaume applaudit avec tant d'enthousiasme les demandes du Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou aux Etats-Unis de bombarder l'Iran, et pourquoi le bombardement saoudien contre les Houthis soutenus par l'Iran au Yémen représente pour eux un effort pour conjurer l'inévitable. Mais même sans invasion iranienne, la simple expansion de l'influence iranienne est une menace existentielle pour l'Arabie saoudite.
« La Maison des Saoud a créé un seul pays, mais ses racines sont peut-être moins profondes que nous pensons », note l'ancien conseiller du département d'Etat américain Vali Nasr. « Les chiites ne peuvent pas rompre avec l'Arabie saoudite, mais ils pourraient les briser. Les dirigeants saoudiens et leurs alliés religieux trouvent une telle perspective profondément effrayante et déconcertante : elle menacerait le wahhabisme. Les Saoudiens ne craignent pas tant l'Iran que le pluralisme qu’il a promis d’imposer à leur pays si jamais l'occasion se présentait - un pluralisme qui saura se faire entendre par la multitude de citoyens saoudiens dont l’ethnicité et les aspirations religieuses ne sont pas alignées avec le l'idéologie wahhabite saoudienne de l'Etat. »
En attendant, comme le souligne Baer, les Saoudiens ont deux choix : ils peuvent aiguillonner les Etats-Unis dans une guerre contre l'Iran, ou plus probablement, « ils peuvent hisser le drapeau blanc et espérer que l'Iran sera satisfait par la domination sur le Golfe plutôt que par son occupation ». Dans le même temps, l'Arabie saoudite « achète toutes les armes qu'elle peut, espérant contre tout espoir qu'elles serviront de moyen de dissuasion contre l'Iran ».
Avec ou sans un accord sur le nucléaire, avec ou sans la fin des sanctions américaines, rien n’empêchera l'Iran de devenir la superpuissance qu'elle désire. L'ordre sunnite arabe du 20e siècle s’est évaporé. Les armées arabes sunnites ont perdu toutes les guerres qu’elles ont entreprit depuis 1948. Plus important encore, c’était l'armée de Saddam qui avait agi comme un rempart contre l'Iran pour les empêcher d’envahir les Etats sunnites du Golfe. Ce rempart appartient maintenant à l'Iran. En effet, l'Irak est maintenant une barrière qui empêche les pays sunnites du Golfe de contre-attaquer l'Iran.
« Détruire l'Irak était la plus grande erreur stratégique de notre pays de toute son histoire », note Baer. « Si nous ne changeons pas de cap, il y a toutes les raisons de croire que la guerre en Irak finira par changer les Etats-Unis bien plus que ce qu'elle ne changera jamais l'Irak. »
Depuis le retrait américain d'Irak en 2010, les Etats-Unis se sont enfermés dans un effort désespéré d’empêcher l'Iran de posséder l’arme nucléaire. Ils ont essayé les sanctions, les menaces et les incitations - rien n'a contenu l’Iran. En outre, si les Iraniens désirent posséder l’arme nucléaire, ce n’est pas une nécessité. Cette obsession aveugle sur une soi-disant bombe nucléaire iranienne souligne en outre combien l'Amérique se méprend sur la nature de la menace iranienne.
L'Iran a repris l'Irak et le Liban sans un coup de feu. Il arme des milices chiites au Yémen, au Liban, en Syrie et en Irak avec des armes conventionnelles. Par exemple, l'Iran a soutenu le Hezbollah, qui a vaincu l'armée israélienne en 2000 et 2006 en utilisant des armes conventionnelles et des tactiques de guérilla. Il va utiliser les mêmes tactiques pour écraser ses voisins arabes sunnites – l’Arabie saoudite, le Yémen, Bahreïn, les Etats du Golfe et un jour la Turquie. Et tout ça sans avoir besoin de la force nucléaire.
C’est pourquoi, en termes d'intérêts stratégiques américains, on peut faire valoir à la fois de bombarder l’Iran ou de négocier avec l'Iran comme étant les bons choix, mais pas si les Etats-Unis ne savent pas pourquoi ils font ces choix. En d'autres termes, l'ignorance ne peut plus se confondre avec une forme de béatitude. L’Amérique devra travailler plus dur pour comprendre qui est son double bizarre.
- CJ Werleman est l’auteur de Crucifying America ; God Hates You. Hate Him Back et Koran Curious. Il est également l’animateur du podcast « Foreign Object ». Suivez-le sur Twitter : @cjwerleman
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le secrétaire d’Etat américain John Kerry à côté du ministre des Affaires étrangères iranien Mohammad Javad Zarif pendant les négociations sur le nucléaire (AA)
Traduction de l’anglais (original) par Margaux Pastor.
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