L’assassinat survenu en Jordanie doit nous pousser à repenser l’islam et les caricatures
Dimanche matin, l’écrivain jordanien Nahed Hattar a été abattu alors qu’il se rendait à une audience. Il faisait l’objet de poursuites pour avoir partagé une caricature qui dépeignait un dieu asservi par un croyant irrévérencieux allongé dans un lit avec deux femmes et ordonnant qu’on lui apporte plus de noix et de vin.
Cet assassinat brutal a suscité un débat sur la compatibilité de l’islam avec une politique progressiste. Les experts sont une nouvelle fois chargés de comprendre pourquoi les caricatures, ces gribouillis apparemment inoffensifs et puérils, attisent la colère des extrémistes religieux.
Ce qui frustre réellement les extrémistes, c’est le sentiment d’attachement que l’on éprouve pour des choses éphémères – la possibilité que les gens trouvent quelque chose qu’ils puissent souhaiter préserver et chérir
On pourrait supposer qu’ils ont d’autres chats à fouetter ; pourtant, à certains égards, le débat sur les caricatures est emblématique des dilemmes plus importants auxquels les sociétés musulmanes sont confrontées.
Le malaise général ressenti par certains musulmans envers toute représentation d’Allah, du prophète Mohammed ou de ses compagnons, est perçu en Occident comme un soutien tacite pour les extrémistes, comme une preuve de la nature violente et austère de l’islam.
D’autre part, l’islamophobie en plein essor en Occident tend à mettre tous les musulmans dans le même sac, ce qui réduit des communautés entières à des caricatures de leurs éléments les plus imparfaits.
Cependant, une inspection plus approfondie du principe directeur de l’interdiction par l’islam des portraits religieux complique simultanément la position des deux camps, ouvrant ainsi la voie à une réconciliation.
Tous les musulmans dans le même sac
Tout d’abord, il faut comprendre que tout acte de vigilantisme religieux a lieu dans son propre contexte unique (il n’y a pas grand-chose à comparer entre Charlie Hebdo et Hattar) et que le plus souvent, les communautés musulmanes partagent peu de caractéristiques communes entre elles.
Un récent gros titre du New York Post a décrit le responsable de l’explosion de Chelsea comme un homme qui haïssait ardemment l’Amérique, les homosexuels et la « culture ».
Parler de la culture comme s’il s’agissait d’un territoire social singulier et homogène délimité par les victimes américaines du terrorisme mondial relègue les musulmans ordinaires au rang d’étrangers
Parler de la culture comme s’il s’agissait d’un territoire social singulier et homogène délimité par les victimes américaines (comprendre « blanches ») du terrorisme mondial relègue les musulmans ordinaires au rang d’étrangers, tout en les privant du droit d’être compliqués de quelque manière qu’ils le souhaitent et de pouvoir encore s’identifier comme étant Américains.
Cela implique également que l’islam est une religion de crétins sans culture propre. De nombreux musulmans s’offusquent de cette insinuation, exigeant que leur identité soit aussi accueillie dans les sociétés occidentales.
Historiquement, certaines sectes musulmanes, telles que les soufis et les chiites, dessinent le Prophète dans des pays sous gouvernance musulmane sans donner lieu à des poursuites engagées par l’État ou à un tollé général. En fait, au-dessus de la zone de places assises réservée à la presse dans la chambre de la Cour suprême des États-Unis trône une image en marbre représentant le prophète Mohammed, célébrant l’un des plus grands législateurs de l’histoire de l’humanité. Cela ne révolte personne.
De nombreux musulmans soutiennent que d’autres groupes focalisent injustement la discussion sur la question de la représentation, tout en ignorant celle de l’intention de l’artiste.
Malheureusement, quand quelqu’un comme Hattar est poursuivi en justice puis abattu pour avoir partagé une caricature destinée de toute évidence à se moquer de la mégalomanie des partisans du groupe État islamique, il devient difficile d’accepter l’argument selon lequel ce genre de violence peut être arrêté avec de bonnes intentions.
Dans des circonstances si désespérées, il incombe alors aux musulmans réfléchis de réévaluer les fondements théologiques des lois qui régissent la parole et l’expression dans le monde musulman.
Le droit d’être compliqués
La plupart des musulmans adhèrent à l’interdiction des portraits religieux, croyant que toute représentation du divin peut brouiller les lignes entre le littéral et le symbolique et encourager les gens à ériger de simples mortels en dieux.
Dans la mesure où les caricatures sont essentiellement un exercice de défiguration qui sert de critique irrévérencieuse de la faillibilité, de la vanité et de l’orgueil humains, toute représentation de ce type de l’infinitude de Dieu ne peut qu’équivaloir à un acte de rabaissement.
Une caricature – ou l’art en général – libère ses sujets des représentations littérales et les transforme en une expérience éthérée de l’absurde, du beau et du macabre
Le désaccord sur les deux actes – l’acte du caricaturiste (ou de celui qui a partagé la caricature) et celui de l’homme armé qui l’abat – laisse la plupart des musulmans ordinaires face à une solution délicate à trouver, puisqu’ils doivent choisir un camp.
Cependant, le principe directeur de la proscription donne aux musulmans une opportunité de réfléchir autrement à cette question. Si Dieu doit être libéré de toutes représentations littérales, on peut en déduire sans risque qu’il est destiné à être sanctifié en tant qu’abstraction, en tant que réalité disloquée dépassant l’entendement humain.
En outre, si le prophète Mohammed s’était inquiété un jour de l’utilisation de son image comme objet de culte, alors il est évident qu’il n’aurait pas souhaité recevoir le traitement s’apparentant à de la flagornerie et de l’idolâtrie que certaines formes littéralistes d’islam politique adoptent aujourd’hui.
Si la nature de Dieu est si mystérieuse qu’elle ne peut être articulée par l’intellect humain, mais seulement ressentie avec un profond sentiment de crainte, de joie et de terreur, alors la religion ne peut être autre chose qu’un travail d’interprétation, un processus par lequel on peut donner un sens à la nature mutable et indéfinissable du divin, selon ses conditions de vie. Cela laisse peu de place à tout être humain pour revendiquer une connaissance absolue devant tout autre être humain.
Une caricature – ou l’art en général – libère ses sujets des représentations littérales et les transforme en une expérience éthérée de l’absurde, du beau et du macabre. En comblant l’écart entre le matériel et le métaphysique, elle crée un monde au puérilisme désarmant, un monde qui peut être fait et refait d’un simple coup de crayon.
L’art éclaire la nature flexible et malléable de la perception humaine et démontre notre potentiel pour imaginer le monde d’une manière différente. Il porte en lui toute l’innocence de toute chose évanescente et devient donc en cela d’autant plus précieux.
Ce qui frustre réellement les extrémistes, c’est le sentiment d’attachement que l’on éprouve pour des choses éphémères. Ce n’est pas l’incroyance qui subvertit leur vision du monde nihiliste, ni l’inconduite des infidèles, mais la possibilité que les gens trouvent quelque chose qui puisse les rendre humbles et qu’ils puissent souhaiter préserver et chérir.
La caricature partagée par Hattar a mis en lumière cet aspect de l’extrémisme, à savoir son cynisme et son opportunisme. Celle-ci était imprégnée de mépris pour ceux qui se servent de la nature inconcevable de Dieu comme d’un argument en faveur de leur démagogie. Son message d’adieu était simple : ces « croyants » ne servent pas Dieu, ils l’utilisent. Et c’est ce dont nous devons nous rappeler en se souvenant de lui.
- Farhad Mirza est un journaliste indépendant originaire de Lahore, au Pakistan. En 2015, il a lancé avec une équipe de journalistes et d’illustrateurs le premier projet pakistanais de journalisme dessiné. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @FarhadMirza01
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des manifestants crient des slogans et brandissent des portraits de l’éminent écrivain jordanien Nahed Hattar, qui a été abattu devant un tribunal d’Amman dimanche (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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