Le Golfe et l’Europe : la guerre par procuration en Libye est un tissu de discours contradictoires
La crise en Libye se caractérise par de multiples discours, chacun servant les intérêts d’un ou de plusieurs des nombreux acteurs en compétition sur le terrain pour les restes de l’ancienne Jamahiriya du colonel Mouammar Kadhafi.
Cependant, la dramatique réalité est un conflit déterminé presque exclusivement par des intérêts internationaux très éloignés de la société.
La Libye est particulièrement façonnée par la crise dans le Golfe : le Qatar, la Turquie et l’Italie s’opposent à l’Arabie saoudite, aux Émirats arabes unis (EAU), à l’Égypte et à la France – les États du Golfe étant les acteurs les plus importants.
Par conséquent, croire que l’Italie, la France ou l’Égypte sont les principaux acteurs extérieurs du conflit libyen est une grave erreur.
La crise économique mondiale a radicalement transformé les relations entre ces acteurs et les monarchies du Golfe, lesquelles constituent la principale source de financement des programmes industriels européens, faisant ainsi d’eux des alliés dociles et accommodants pour les politiques régionales les plus controversées.
La Libye est par ailleurs devenue le théâtre d’une guerre par procuration entre ces différents acteurs, les Saoudiens et les Émiratis soutenant Khalifa Haftar contre des groupes financés par le Qatar et qualifiés par le général de terroristes islamistes.
Renverser Kadhafi
En 2011, l’intervention du Qatar et de la France, qui ont transformé un soulèvement local spontané en un conflit de grande envergure, a déterminé l’effondrement du régime de Kadhafi.
Le Qatar a offert un soutien politique – et probablement financier – aux islamistes traditionnels dont les positions n’étaient pas hostiles envers les monarchies autoritaires du Golfe.
La faiblesse de la plupart des organisations politiques confessionnelles locales l’a toutefois conduit à se concentrer exclusivement sur les Frères musulmans, révélant ainsi les limites et les ambiguïtés idéologiques du groupe.
La France s’intéressait à la possibilité d’éroder la domination de l’Italie sur le marché de l’énergie et le secteur des infrastructures en Libye
La France, pour sa part, considérait la Libye principalement d’un point de vue économique, et s’intéressait à la possibilité d’éroder la domination de l’Italie sur le marché local de l’énergie et le secteur des infrastructures.
Le soutien initial de la France au Qatar en Libye a également répondu à la nécessité d’apaiser ses partenaires économiques dans le Golfe.
La chute de Kadhafi – obtenue grâce à une campagne de désinformation à grande échelle et à l’intervention de l’OTAN – a constitué à la fois un succès et un échec pour le Qatar, avec la résurgence des Frères musulmans, la colère des Émirats et le début d’une nouvelle phase de conflit.
Finalement, cela a conduit à la marginalisation du Qatar grâce au puissant soutien accordé à l’Égypte et au général Khalifa Haftar.
De cette polarisation, des discours contrastés et contradictoires ont émergé. D’un côté, la campagne de Haftar contre Tripoli s’est muée en bataille des forces laïques contre le terrorisme et le radicalisme islamique, tandis que de l’autre, il s’agissait d’un affrontement entre les forces révolutionnaires – celles qui avaient promu la révolte contre Kadhafi – et réactionnaires.
Le tissu de discours et d’accusations réciproques entre milices, tribus, partis et familles n’en est pas moins complexe.
La guerre par procuration du Golfe
La polarisation du conflit libyen a alimenté la fragmentation politique et territoriale. L’apogée de la confrontation est représentée par la dichotomie entre la vision politique du Qatar et celle des Émirats arabes unis, soutenus par l’Arabie saoudite. Immédiatement derrière cette dimension se trouvent les intérêts d’autres acteurs régionaux.
L’Italie, la Turquie, l’Algérie et la Tunisie soutiennent le Qatar, tandis que les Émirats arabes unis sont alignés avec l’Arabie saoudite, l’Égypte, la France et, pour des raisons différentes, la Russie. Il est plus difficile de définir le rôle des États-Unis, qui sont passés d’une position plus proche du Qatar sous l’administration Obama à une approche plus confuse et souvent changeante sous le président Donald Trump.
L’Italie tente de défendre ses intérêts énergétiques et infrastructurels en Libye, ainsi que son influence politique et son désir de limiter les migrations à travers cet État nord-africain.
La Tunisie, seul pays du Maghreb où survit une alliance politique associant forces laïques et islamiques, partage des préoccupations communes en matière de sécurité avec la Libye, le long de sa frontière sud.
Pour sa part, la Turquie a toujours manifesté son soutien à l’entité politique de Tripoli, à la fois en raison de la présence de forces islamistes, mais également en raison de réserves croissantes quant aux politiques régionales de Riyad et d’Abou Dabi.
L’Arabie saoudite n’a pas accordé une attention particulière à la Libye, se concentrant davantage sur le fait de repousser des Frères musulmans en Égypte. Riyad soutient les Émirats arabes unis en Libye davantage en raison de leur vision générale commune.
Menace existentielle
L’Égypte est le principal allié des EAU dans la crise en Libye, à la fois en raison de leur lutte commune contre les Frères musulmans et en raison d’inquiétudes stratégiques quant à la sécurité de la longue frontière occidentale entre l’Égypte et la Libye.
La prolifération de combattants armés dans le Sinaï constitue une menace existentielle pour le Caire et la possibilité d’un autre front de crise à l’ouest constitue un danger concret.
La France, pour sa part, considère la Libye à travers les multiples strates d’intérêts locaux liés à la production d’énergie et au développement des infrastructures, et d’opportunités régionales, grâce à l’apaisement de celles qui alimentent l’industrie française.
L’attitude de la Russie à l’égard de la Libye est plus fluide et plus incertaine, reposant sur un mélange d’opposition aux États-Unis et de volonté de se projeter davantage vers la Méditerranée.
Au niveau local, la Libye est divisée entre le Gouvernement d’union nationale (GNA) et la Chambre des représentants. Le contrôle du territoire libyen reste toutefois l’apanage d’un niveau inférieur, représenté par un grand nombre de milices territoriales dont la cohérence et l’orientation politique varient de l’une à l’autre.
Elles ne s’intéressent guère à la définition d’une solution collective au niveau national, mais se concentrent plutôt sur les intérêts locaux.
Haftar est le commandant de l’autoproclamée armée nationale libyenne (ANL), qui, malgré son nom grandiose, est en réalité un groupe de milices très différentes en nombre, en capacité et en extraction politique. L’ANL comprend des unités militaires proches des anciens dirigeants de Kadhafi et des milices salafistes, ainsi que des groupes plus petits formés à la suite de la guerre civile de 2011.
Impasse militaire
Haftar peut compter sur le soutien – plutôt ambigu et souvent versatile – de certaines milices de Zintan, ainsi que de plusieurs mercenaires d’origine européenne, russe et de la région.
Le conflit qui oppose aujourd’hui le GNA à la Chambre des représentants dans la banlieue de Tripoli résulte d’une trahison flagrante de Haftar
Ce n’est que récemment que le GNA a réussi à sceller une union formelle, mais extrêmement instable, des principales milices engagées dans la défense de Tripoli. La force de protection de Tripoli a repoussé l’attaque lancée récemment par Haftar. Le GNA est également soutenu par plusieurs milices de Misrata.
Le conflit qui oppose aujourd’hui le GNA à la Chambre des représentants dans la banlieue de Tripoli résulte d’une trahison flagrante de Haftar qui, à la suite des réunions de réconciliation nationale à Ghadamès, a tenté d’assurer son propre leadership et l’appui de la communauté internationale, lançant un conflit sous prétexte de lutter contre le terrorisme.
Cependant, faute d’un soutien matériel de leurs alliés du Golfe, les forces de Haftar ont subi des pertes considérables, ce qui a entraîné une impasse militaire sans solution immédiate.
- Nicola Pedde est le directeur de l’ISG-Institute for Global Studies, basé à Rome et à Bruxelles, un think tank indépendant sur le Moyen-Orient et l’Afrique. Il a travaillé pendant près de vingt ans en tant qu’analyste de la politique et la sécurité au Moyen-Orient pour le ministère italien de la Défense.
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