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Les attentats de Paris ne visent pas « notre mode de vie »

Il aura fallu des bombes dans les rues du « gai Paris » pour que les dirigeants européens se rendent compte que le sort des Syriens est inextricablement lié au nôtre

Les attentats de Paris perpétrés par le groupe terroriste EI étaient-ils une attaque contre la grandiose idée d’une « civilisation occidentale » comme l’a décrit le journaliste Iain Martin ? « Une guerre contre la fête », pour citer Rafia Zakaria ? Beaucoup d’encre a coulé pour déterminer ce qu’on peut qualifier d’explications « culturelles » à la dernière campagne meurtrière de Daech. Ce discours du « pourquoi nous haïssent-ils » fournit une vision binaire bien commode et localise la source de la violence dans l’immatériel (les idées), les déconnectant en quelque sorte des événements du monde réel ou, en définitive, des motivations politiques qui sous-tendent les actes de terrorisme.

La réalité, c’est que les groupes terroristes sont motivés par des fins politiques, non pas simplement par un récit subversif d’affrontements culturels et de suprématie idéologique, bien que ceux-ci soient généralement aussi présents comme emballage conceptuel de leurs revendications.

Au lieu de demander ce qui, à propos de « nous », a fait de nos pays à travers le monde une cible de la violence de Daech, la question devrait plutôt être ce que ce dernier cherche à atteindre à travers cette violence. Voilà où il est essentiel d’établir des liens.

Qu’ont en commun le crash d’un avion d’une compagnie aérienne russe dans le Sinaï, les attentats à la bombe dans une banlieue de Beyrouth et lors d’une marche pour la paix à Ankara, l’attentat-suicide lors d’un enterrement à Bagdad et les assauts coordonnés à Paris vendredi ?

Réponse : il s’agit à chaque fois de réactions aux revers militaires infligés au groupe EI en Syrie et en Irak, où celui-ci a perdu du territoire et a subi l’intensification des bombardements à la fois de la coalition menée par les États-Unis, laquelle comprend la France, et de la Russie.

Le double attentat-suicide qui a tué 41 personnes la semaine dernière au Liban peut et doit être interprété comme une réponse de Daech aux offensives du Hezbollah en Syrie, lesquelles se sont intensifiées au cours du mois dernier, après que le groupe a perdu un de ses principaux commandants dans les combats.

À Bagdad, 26 personnes ont été tuées et des dizaines blessées lorsque le groupe EI a visé les funérailles d’un chiite tué en le combattant. La Russie – dont un avion de ligne a été abattu en Égypte ce mois-ci – est devenue une cible de la propagande de Daech en raison de sa campagne de bombardement contre le groupe (ainsi que, de façon plus controversée, contre les rebelles syriens alliés aux forces de la coalition). Dans une vidéo en ligne, le groupe menace la Russie en raison de sa campagne aérienne, affirmant qu’il fera tomber le Kremlin.

Par ailleurs, la France a annoncé en septembre qu’elle allait commencer à bombarder le groupe EI en Syrie. Les frappes aériennes françaises ont causé des dégâts substantiels à Raqqa et son arrière-pays, et ont pris pour cibles les infrastructures pétrolières de Daech, source d’une grande partie de ses ressources. Ces actions, ainsi que les frappes contre l’État islamique en Irak, sont à l’origine des dernières offensives du groupe contre des cibles allant du Moyen-Orient à l’Europe – liées par une offensive commune contre ses conquêtes territoriales – et bien moins par une certaine notion réductrice d’une attaque contre la culture du « bon vivant ».

Tandis qu’on signale que Daech a publié une nouvelle vidéo menaçant les pays impliqués dans des frappes aériennes contre le groupe de nouvelles attaques, la motivation derrière les attentats devient plus apparente. Comme l’a écrit le Wall Street Journal citant les propos de Camille Grand, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique (un think tank spécialisé dans les questions de défense et de sécurité basé à Paris) : « l’État islamique est sur la défensive et évolue vers l’activité terroriste ».

Certes, des cibles « faciles » ont été choisies dans le but de semer la peur en faisant des lieux les plus banals – un café, une salle de concert, un stade de football – des endroits de peur et de mort. Cependant, l’objectif politique du terrorisme n’est rarement qu’une critique des mœurs culturelles, il s’agit de bien plus qu’une remarque sanglante sur « nos valeurs » ou une tentative d’écraser « notre mode de vie ». C’est une déclaration politique et elle n’est pas particulièrement voilée.

Dans une vidéo diffusée par l’organe de la propagande étrangère de Daech, Al-Hayat Media Centre, le groupe a affirmé que tant que les forces de la coalition continueront à bombarder leurs positions, elles ne seront « jamais en sécurité ». Et choisir des endroits bondés et animés avec une signification symbolique particulière est au cœur des stratégies terroristes. Comme le note l’universitaire Mark Juergensmeyer dans son livre Au nom de Dieu, ils tuent ! Chrétiens, juifs, musulmans, ils revendiquent la violence, les « actes de terreur religieuse servent non seulement de tactique dans une stratégie politique, mais aussi d’évocations d’une confrontation spirituelle beaucoup plus grande ».

Daech s’est longtemps concentré sur la création d’un État en Syrie et en Irak, plutôt que de s’attaquer à des cibles occidentales en soi, stratégie adoptée par ses homologues idéologiques d’al-Qaïda. Cependant, les derniers attentats de Paris perpétrés par le groupe EI, ainsi que sa coordination avec al-Qaïda dans le cas de l’attentat de Charlie Hebdo, suggère que la divergence entre les priorités des deux groupes peut être floue alors que les interventions contre l’appropriation de territoire par le groupe conduit à une confrontation de plus en plus directe.

La France n’a pas été attaquée parce qu’elle est le pays de la « Liberté, Égalité, Fraternité » – même s’il est évident que Daech est idéologiquement opposé à la démocratie et ce qu’il appelle « les lois des hommes » et a peu d’égard pour ce qu’il qualifie de « capitale de l’abomination et de la perversion ». Plutôt, la France a été ciblée parce qu’elle est engagée dans une campagne aérienne contre le groupe, qui se considère par conséquent en « guerre » avec la France. Le langage employé par l’Élysée qui lui fait écho renforcera cette perception.

La France est également une cible facile pour la propagande de Daech, qui tire profit des restrictions de la liberté de religion en France comme matière pour son appel, pointant l’interdiction du voile intégral dans ses vidéos et faisant valoir que les musulmans ne peuvent pas vivre en tant que pratiquants dans un pays où les pratiques de la foi musulmane font souvent l’objet de querelles politiques.

La France avait déjà été la cible de plusieurs attaques de moindre envergure en début d’année, liées sur le plan idéologique au groupe EI. « Vous attaquez le califat ou vous attaquez l’État islamique, on vous attaque », déclare Amedy Coulibaly, le tireur qui a ciblé l’épicerie casher en janvier, dans sa vidéo posthume après son attaque, coordonnée avec celle sur les bureaux de Charlie Hebdo, dans lesquelles dix-huit personnes avaient été tuées. Ces attaques – le tireur arrêté dans un Thalys bondé, la décapitation dans le sud de la France – reflètent l’appel émis par Daech à ses sympathisants incapables d’entreprendre le voyage vers la Syrie, leur demandant de commettre des actes de terrorisme individuel, clairement énoncés dans une vidéo sortie en 2014 par le groupe. Toutefois, la portée et l’ambition de l’attaque de vendredi reflète une montée des enchères – un message clair que la lutte sera importée de Syrie pour ces nations qui remettent en question l’expansion de Daech.

Les discours d’affrontements cosmiques et apocalyptiques entre le bien et le mal, où l’Occident est dépeint comme le bastion de la suprématie morale assiégé par un « autre » religieux et régressif, sont tentants dans les moments de douleur et de désarroi. Mais finalement, ils jouent sur les mêmes récits manichéens prônés par les terroristes. La vérité est beaucoup plus prosaïque. Les pays qui menacent les gains territoriaux de Daech ont été et continueront à être – selon le groupe lui-même – des cibles pour ses attaques. Aborder la viabilité d’un futur État syrien, lutter contre le groupe sur le terrain et traiter les causes de la désaffection chez une petite – mais dangereuse – minorité de musulmans européens radicalisés constituent la seule voie à suivre.

L’interdépendance mondiale n’a jamais été aussi forte – à la fois par la crise des réfugiés et la menace de l’EI, l’Europe est confrontée à la réalité du fait que les répercussions des actions au Moyen-Orient ne peuvent être circonscrites et que la sécurité européenne est désormais subordonnée à une solution à la crise syrienne. Il aura fallu des bombes dans les rues du « gai Paris » pour que les dirigeants européens se rendent compte que le sort des Syriens est inextricablement lié au nôtre.

Myriam François-Cerrah, journaliste franco-britannique, animatrice de radio et télévision, écrit des articles sur l'actualité, en France et au Moyen-Orient.

Les opinions exprimées dans cet article n'engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : un soldat français patrouille en face de la basilique du Sacré-Cœur à Paris dans le cadre du plan Vigipirate, le 16 novembre 2015 (AFP).

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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