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Les échecs régionaux de Mohammed ben Salmane isolent l’Arabie saoudite

Non seulement l’Arabie saoudite repousse une puissance régionale de l’envergure de la Turquie ainsi que de plus petits États, mais elle détériore aussi son image dans le monde arabe

Le 19 décembre dernier, l’Arabie saoudite a intercepté des missiles tirés par le groupe yéménite Ansar Allah (Houthis) en direction du palais de Yamama, la résidence officielle du roi Salmane à Riyad. L’attaque était peut-être une réponse drastique à une animation vidéo produite dans le royaume qui a fait le tour de la toile quelques jours auparavant : on y voit l’Arabie saoudite envahir l’Iran et provoquer un changement de régime à Téhéran.

Cette attaque directe contre la plus haute autorité politique du royaume – symbole de l’autorité saoudienne – est hautement significative. Une telle attaque aurait été impensable il y a quelques années à peine, mais la mauvaise gestion de la politique étrangère et notamment régionale du royaume saoudien l’ont exposé et isolé au niveau régional.

Se mettre la Turquie à dos

Alors que la Turquie était clairement désireuse de maintenir des relations positives avec l’Arabie saoudite, le royaume a largement négligé cette approche diplomatique, en particulier lorsque la Turquie s’est fermement tenue aux côtés du Qatar lors de la crise diplomatique du Conseil de coopération du Golfe (CCG) en juin 2017 et a envoyé des troupes dans l’émirat. L’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et Bahreïn avaient décidé de rompre leurs relations avec le Qatar et l’avaient pratiquement assiégé.

Les politiques régionales de l’Arabie saoudite ont été un échec total et l’ont en grande partie isolée

Au départ, la Turquie a essayé de maintenir une position neutre vis-à-vis de toutes les parties impliquées dans la crise, insistant à plusieurs reprises sur la nécessité d’un dialogue et soutenant les efforts de médiation du Koweït. Mais lorsque se sont intensifiées les craintes d’une invasion imminente du Qatar et d’un éventuel changement de régime forcé à Doha, la Turquie a déployé des troupes dans l’émirat du Golfe – geste fort peu apprécié par Ryad.

Peu de temps après, un journaliste saoudien ayant des liens étroits avec la classe dirigeante a interviewé Fethullah Gülen, le chef religieux en exil aux États-Unis qui est désigné par la Turquie comme un terroriste, accusé d’être le cerveau de la tentative de coup d’État de 2016 en Turquie. Il est considéré comme un ennemi public et son cas est vu en Turquie comme une question de sécurité nationale.

Le président turc Erdoğan et le président iranien Rohani assistent à une cérémonie d’accueil à Téhéran (Reuters)

L’envoi par l’Arabie saoudite d’une représentation diplomatique de niveau inférieur au sommet de l’Organisation de la coopération islamique (OCI) convoqué par le président turc Recep Tayyip Erdoğan en réponse à la déclaration du président américain Donald Trump sur Jérusalem était un autre manquement à la solidarité régionale. Cela a reflété également l’alignement du royaume sur les États-Unis et Israël dans la région, plaçant l’Arabie saoudite en désaccord avec la Turquie, laquelle cherche à prendre la direction religieuse du monde musulman.

Deux jours avant le sommet de l’OCI, le journal saoudien Okaz a publié une interview de Rıza Altun, le « ministre des Affaires étrangères » du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), que la Turquie a désigné comme une organisation terroriste. L’interview devait initialement se faire avec Cemil Bayık, le chef du PKK. Cela n’aurait pas pu se produire sans l’approbation directe des autorités politiques saoudiennes.

La Turquie tient le PKK pour responsable de l’assassinat de nombreux civils et agents de sécurité ; comme pour Gülen, la situation est considérée comme une question de sécurité nationale. L’interview visait sans aucun doute à envoyer un message. C’était comme si l’Arabie saoudite cherchait des noises à la Turquie.

La Turquie, comme l’Iran, est une puissance régionale. Être en désaccord avec les deux principales puissances régionales isole considérablement le royaume dans la région.

Les États satellites sortent de l’orbite saoudienne

L’approche radicale de l’Arabie saoudite vis-à-vis du Qatar a effrayé les autres États du CCG, les forçant à rechercher d’autres soutiens puissants dans la région. Par exemple, le Koweït, qui entretient des relations tendues avec l’Iran et qui a expulsé son ambassadeur à la mi-2017, a commencé à nouer des relations plus étroites avec la Turquie, au travers notamment de plans visant à renforcer la coopération militaire.

L’émir du Koweït, qui a représenté son pays à la conférence de l’OCI à Jérusalem, se méfie certainement de la politique étrangère saoudienne, ce qui explique pourquoi il se rapproche de la Turquie.

Oman est un autre État du CCG dont les relations avec l’Iran sont relativement meilleures que toutes les autres. Il ne ressent peut-être pas le besoin de se précipiter vers la Turquie, mais il continuera à chercher à renforcer sa sécurité face aux desseins saoudiens, ainsi que l’a mentionné à Middle East Eye un diplomate omanais.

L’acte le plus irresponsable des dirigeants saoudiens a été de forcer le Premier ministre libanais Saad Hariri à démissionner, le retenant à Riyad pratiquement contre son gré.

Cela a uni l’élite politique et le peuple libanais contre l’Arabie saoudite d’une manière inédite dans l’histoire des relations entre les deux pays. Ryad a également détenu le milliardaire jordanien Sabih al-Masri dans le cadre d’une « enquête pour corruption » en vue de faire pression sur la Jordanie afin qu’elle accepte la déclaration de Trump sur Jérusalem.

Pour résumer, on peut considérer que le Qatar, le Koweït, Oman, le Liban et la Jordanie sont en train de sortir de l’orbite saoudienne ou de s’en détourner

La mosquée al-Aqsa, troisième lieu le plus sacré de l’islam, est sous l’autorité du roi de Jordanie en vertu d’accords antérieurs. Ceci constitue l’une des très rares sources de légitimité politique du royaume hachémite. Et explique pourquoi le roi jordanien était présent au sommet de l’OCI en dépit des fortes pressions exercées sur lui pour qu’il le boycotte.

La Jordanie va certainement s’éloigner de l’Arabie saoudite, se rapprocher de la Turquie et, très probablement, de l’Iran. Pour résumer, on peut considérer que le Qatar, le Koweït, Oman, le Liban et la Jordanie sont en train de sortir de l’orbite saoudienne ou de s’en détourner.

Échec des politiques saoudiennes ?

Non seulement l’Arabie saoudite repousse une puissance régionale de l’envergure de la Turquie ainsi que de plus petits États, mais elle détériore aussi son image dans le monde arabe, notamment en raison de sa contribution à la situation humanitaire catastrophique au Yémen.

Des manifestations d’irrévérence envers les dirigeants saoudiens ont été observées dans toute la région.

Des fans de football algériens arborent une bannière représentant le roi Salmane et Donald Trump, avec le slogan « Les deux faces d’une même pièce » (Twitter)

Il y a deux semaines, lors d’un match de football en Algérie, le président Trump et le roi Salmane ont été dépeints comme « les deux faces d’une même pièce » sur la question de Jérusalem. Lors des manifestations à Gaza contre la déclaration de Trump sur Jérusalem, des manifestants palestiniens ont mis le feu à des photos de Trump, du roi Salmane et de son fils, le prince héritier.

L’Iran en a pris bonne note : le commandant adjoint des Gardiens de la révolution islamique, Hossein Salami, y a vu par exemple un « échec des politiques saoudiennes ».

L’Iran sait qu’il n’y a pas de meilleur moment pour envoyer un message en ciblant Riyad par le biais de ses intermédiaires houthis. C’est aussi un message clair et direct au prince héritier, qui a jadis menacé de livrer bataille à l’intérieur même de Téhéran.

L’Arabie saoudite, déjà confrontée à une crise locale, devra faire face à un autre problème – le sentiment d’insécurité grandissant provoqué par la possibilité que d’autres missiles explosent dans le ciel de Riyad au vu et au de tous.

Les politiques régionales de l’Arabie saoudite ont été un échec total et l’ont en grande partie isolée. Si elle continue dans la même direction, elle le sera encore plus.

Mustafa Salama, analyste politique, consultant et auteur indépendant, possède une formation universitaire spécialisée sur le Moyen-Orient.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : le ministre saoudien des Affaires étrangères Adel al-Joubeir assiste à une réunion au siège de la Ligue arabe au Caire fin décembre (AFP).

Traduit de l’anglais (original).

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