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Les Émirats, parrains du parti de l’ordre dans le monde arabe

Les Émirats arabes unis ont émergé comme une petite puissance contre-révolutionnaire incontournable dans le monde arabe dont l’influence s’étend désormais du Maghreb au Machrek
Mohammed ben Zayed, dit MBZ, prince héritier des Émirats arabes unis (AFP)

Les hydrocarbures et les richesses qu’elles permettent d’accumuler depuis les années 1970 ont permis au désert de prendre le dessus sur les villes. Jusque-là, cela s’est essentiellement traduit par les succès de l’islam politique. 

Nous constatons maintenant un autre résultat de la montée en puissance des pétromonarchies du Golfe : l’émergence d’un axe contre-révolutionnaire en partie guidé par Abou Dabi. Dès 2011, on a pu le voir à l’œuvre dans le cadre de la répression du soulèvement à Bahreïn

Depuis l’isolement du Qatar par ses voisins, avec à leur tête l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis – pour cause de soutien apporté aux Frères musulmans et de complaisance avec l’Iran –, nous pouvons distinguer assez nettement trois axes géopolitiques au Moyen-Orient : l’axe Doha-Ankara (que nous qualifions d’islamo-réformateur), « l’axe de la résistance » (Téhéran-Damas-Hezbollah) et « l’axe de la modération » (Riyad-Abou Dabi).

L’axe de la contre-révolution à la conquête du monde arabe

Au-delà des tensions entre le Qatar et ses voisins, certains événements ont accéléré cette division géopolitique. Les soulèvements dans le monde arabe en 2011 ont permis d’identifier un axe contre-révolutionnaire saoudo-émirien. Le coup d’État en Égypte en 2013, soutenu par ce dernier, a été vivement critiqué par le Qatar et la Turquie, alliés du président déchu Mohamed Morsi. 

Enfin, la victoire de « l’axe de la résistance » en Syrie met fin à l’alliance de circonstance (regroupant Américains, Européens, Qataris, Saoudiens, Turcs…) formée contre Bachar al-Assad. 

Autre résultat de la montée en puissance des pétromonarchies du Golfe : l’émergence d’un axe contre-révolutionnaire en partie guidé par Abou Dabi

Le mot « modération », souvent utilisé – y compris en arabe (i'tidal) – pour désigner cet axe, mérite évidemment quelques nuances. La proximité avec Washington et l’absence de soutien officiel à l’islam politique sont à peu près les seules raisons qui expliquent cette appellation.

Cet axe est en réalité davantage contre-révolutionnaire que modéré. La manière dont le journaliste Khashoggi a été assassiné par les Saoudiens et le traitement que ces mêmes Saoudiens ont infligé au Premier ministre libanais Hariri n’ont rien de modéré. 

Dès le début des soulèvements en Tunisie et en Égypte, Riyad et Abou Dabi ont vite choisi leur camp et identifié l’ennemi : il fallait soutenir les pouvoirs en place et endiguer les Frères musulmans. Ils n’ont d’ailleurs pas hésité à apporter leur soutien aux deux dictateurs renversés, à savoir Ben Ali et Moubarak. 

Cet axe s’est ainsi retrouvé sur la même longueur d’onde que la Russie face au Printemps arabe : tout changement brusque, tout processus révolutionnaire était suspect. En Syrie, les Saoudiens se sont autorisés une exception à leur mantra : le danger iranien était prioritaire. 

Depuis, nous avons vu émerger un véritable parti de l’ordre dans le monde arabe. C’est ainsi qu’il faut comprendre la guerre menée contre le Qatar : derrière les divers reproches (liens avec les Frères musulmans, relations avec l’Iran, activisme de la chaîne al-Jazeera…), Riyad et Abou Dabi ont exprimé un besoin d’ordre et de discipline dans le golfe Persique et, plus généralement, dans le monde arabe. 

Mohammed ben Zayed en conversation avec le président américain Donald Trump lors d’une réunion à Riyad le 21 mai 2017 (AFP)

Le bilan provisoire de cet axe contre-révolutionnaire mené par deux princes héritiers volontaristes, l’Émirati Mohammed ben Zayed (MBZ) et le Saoudien Mohammed ben Salmane (MBS), est assez moyen. 

En Syrie, Damas et Téhéran, solidement soutenus par Moscou, ont gagné. Au Liban, le Hezbollah (classé comme organisation terroriste par l’Arabie saoudite, le Qatar, Bahreïn, le Koweït, les Émirats arabes unis et Oman) demeure puissant et son alliance avec le président Michel Aoun tient bon. 

Au Yémen, malgré des moyens militaires démesurés qui ont précipité le pays dans la pire des catastrophes humanitaires, la rébellion houthie résiste et bénéficie d’un large soutien tribal au nord du pays. 

En Libye, les Saoudiens, les Émiratis et l’Égypte du maréchal Abdel Fattah al-Sissi ont fait le choix de soutenir un autre maréchal : le maréchal Khalifa Haftar. L’actuelle offensive de Haftar en Tripolitaine est difficilement concevable sans l’appui logistique et financier de ses riches alliés.

Comme il l’a fait en Égypte, le duo Riyad-Abou Dabi voudrait installer un pouvoir militaire solide en Libye, mais la tâche s’annonce difficile et un nouvel échec est loin d’être impossible. 

Le hard power émirati

Il est difficile de contester l’alliance entre l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis et les liens forts entre les deux princes héritiers. Le prince héritier d’Abou Dabi est souvent décrit comme le mentor de Mohammed ben Salmane.

De plus, les deux pays partagent des représentations communes, malgré quelques nuances : une opposition à l’Iran, un rejet des Frères musulmans et une proximité avec Washington. 

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Seulement, les Émirats ne se contentent pas de s’aligner sur les positions saoudiennes. Contrairement à leurs voisins qataris, les Émiratis ont tendance à préférer le hard power au soft power et le territoire au réseau. MBZ est précisément l’un des artisans de la modernisation de l’armée dès le début des années 1990. 

Pour ce qui est de la dialectique territoire-réseau, la position des Émirats est sensiblement proche de celle de la Russie. Les deux pays partagent une crainte des insurrections, des révolutions, des réseaux transnationaux et promeuvent une consolidation des territoires et des armées. 

Néanmoins, Abou Dabi n’hésite pas à recourir au soft power pour défendre ses positions. Pour Andreas Krieg, chercheur spécialiste des stratégies de défense dans le Golfe, Abou Dabi mène une vraie campagne de lobbying à Bruxelles en faveur de l’autoritarisme dans le monde arabe et contre tout réveil des sociétés civiles. 

Les ambitions des Émirats arabes unis

La stratégie territoriale des Émirats arabes unis est singulière et semble pour l’instant l’emporter sur la politique saoudienne. Pour un certain nombre d’observateurs du terrain yéménite, les partis pris des Émirats expliquent en partie l’échec de la guerre contre les Houthis. En effet, tout indique que Sanaa intéresse bien moins Abou Dabi que la perspective d’un Yémen du Sud indépendant. 

Aujourd’hui, c’est en Algérie que les Émirats sont soupçonnés de soutenir le pouvoir en place

Les ambitions thalassocratiques des Émirats (que la prise de l’archipel de Socotra au printemps 2018 révèle un peu plus) les poussent à conforter un autre séparatisme. En 2017, ils signent avec le Somaliland un accord prévoyant la construction d’une base navale et aérienne concédée pour 25 ans. 

Aujourd’hui, c’est en Algérie que les Émirats sont soupçonnés de soutenir le pouvoir en place. Proches de l’ancien président Abdelaziz Bouteflika, ils le sont aussi de l’actuel chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah.

Ironiquement, ce dernier a fait de la « main étrangère » le cœur de sa propagande, alors que tout indique que l’assaut de cet axe contre-révolutionnaire est la pire menace étrangère qui pèse actuellement sur le pays.

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En Palestine, la stratégie émirienne reste floue. Soutenir un quelconque plan parrainé par Washington au détriment des Palestiniens semble périlleux.

Tandis que la réouverture de l’ambassade des Émirats à Damas se justifie principalement par une volonté d’endiguer les influences turque et iranienne en territoire arabe, un soutien net apporté à la politique pro-israélienne de Washington risquerait d’endommager sérieusement la réputation d’Abou Dabi dans le monde arabe. 

La stratégie palestinienne des Émirats est d’autant plus floue que leur protégé Mohammed Dahlan, candidat possible à la succession de Mahmoud Abbas, n’a pas hésité à promouvoir la solution de l’État unique binational après la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël par Donald Trump.

Une chose demeure certaine : le « parti de l’ordre » que représentent les Émirats dans le monde s’intéresse peu à la cause palestinienne. 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Adlene Mohammedi est docteur en géopolitique et notamment spécialiste de la politique arabe de la Russie postsoviétique. Il dirige le centre d’études stratégiques AESMA, ainsi qu’Araprism, association et site dédiés au monde arabe
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