Libye : comment Haftar a perdu le contrôle de plusieurs ports pétroliers
Vendredi dernier, la Brigade de défense de Benghazi (BDB), de mouvance islamiste, a lancé une offensive afin de prendre le contrôle des villes côtières situées entre Nawfaliyah et Ras Lanouf, dans le croissant pétrolier libyen.
Il est encore difficile de dire qui remportera le combat et prendra le contrôle du croissant pétrolier, mais le clivage entre l’Est et l’Ouest du pays va certainement s’accentuer
Alors que les attaques lancées précédemment par la BDB avaient pu être repoussées par des frappes aériennes, les combattants de des brigades ont cette fois atteint leur objectif. Cette situation porte un coup dur au maréchal Khalifa Haftar, le commandant de l’Armée nationale libyenne (ANL), ainsi qu’à la Chambre des représentants, le parlement libyen reconnu à l’échelle internationale.
Près de 300 km séparaient la zone de rassemblement des forces de la BDB, située près de Zilah dans le désert du Sahara, et la ville de Ras Lanouf. Les conditions de voyage par voie terrestre n’étant pas particulièrement difficiles, les islamistes ont pu parcourir cette distance en une seule nuit. Ce qui est toutefois très surprenant, c’est que leur progression n’a été repérée par aucun des deux drones Wing Loong chinois, exploités par l’armée de l’air depuis l’aérodrome d’Al-Khadim, au sud de la ville d’Al-Marj dans la partie nord de la Cyrénaïque.
On pourrait ainsi se demander si toute l’attention en matière de reconnaissance aérienne n’a pas été portée sur la capitale Tripoli et la région de Sebha, au sud de la Libye. Ou si la BDB a simplement bénéficié d’un heureux concours de circonstances, dans la mesure où l’exploitation de deux drones ne permet pas de couvrir l’ensemble de la région de manière continue.
La stratégie adoptée par les combattants de la BDB pendant la première partie de l’offensive était particulièrement ingénieuse. Depuis le désert, ils ont avancé en direction de la côte en formations désorganisées ; au lever du soleil, ils étaient déjà tout près de leurs objectifs. Ils ont alors attaqué simultanément plusieurs villes : Nawfaliyah, Ben Jawad, Al-Sidra et Ras Lanouf ; une manœuvre qui a rendu impossible toute riposte aérienne de la part de la LNA.
Complètement prise par surprise, l’armée s’est rapidement repliée après avoir fait face à de violents combats. Au même moment, le Conseil de la Choura des moudjahidines de Derna (SCMD), installé au nord-est de la Cyrénaïque, a intensifié ses opérations de manière à obliger les forces de la LNA, totalement dépassées, à rester dans la région. L’armée de l’air de la LNA devait y effectuer plusieurs missions.
L’aide précieuse des milices de Misrata
La BDB a passé un accord avec les gardes de l’installation pétrolière contrôlée par Ibrahim Jadhran, lequel a bloqué pendant plusieurs années les exportations de pétrole depuis la côte centrale jusqu’à ce que la LNA reprenne le contrôle de l’installation en septembre dernier. Après avoir essuyé quelques pertes, entre 800 et 1 000 combattants étaient toujours actifs ; un nombre toutefois insuffisant pour faire le poids face à la LNA.
Soutenu par le grand, mais non moins controversé, mufti libyen Sadiq al-Ghariani, les dirigeants de la BDB ont ainsi tenté depuis l’automne dernier d’inciter les puissantes milices de Misrata à rejoindre le combat. Et ils y sont enfin parvenus. Tout porte à croire qu’un certain nombre de combattants issus de la brigade al-Marsa, une milice expérimentée de Misrata, sont venus gonfler les rangs des assaillants - une intervention probablement décisive dans l’issue de l’offensive.
L’ANL mène actuellement une contre-offensive majeure. Afin de renforcer son action, elle a fait appel à des troupes mobilisées au nord de la Cyrénaïque, et a dû déployer au niveau du croissant pétrolier des troupes qui se trouvaient sur le champ de bataille de Benghazi, ainsi que des unités d’élite disposant de véhicules tactiques blindés modernes, probablement fournis par les Émirats arabes unis. Si la BDB se trouve dans l’impossibilité d’obtenir un soutien sensiblement plus important de la part d’autres milices de Misrata, l’ANL a de grandes chances de réussir.
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Il semblerait que les renforts de l’ANL venant de la ville de Zentan, à l’ouest du pays, soient d’ores et déjà en route pour rejoindre le croissant pétrolier. Si cette information venait à se confirmer, il est très probable que de nouvelles milices de Misrata décident de se ranger aux côtés de la BDB.
Vers une intervention de l’Égypte ?
Si Haftar parvient à reprendre le contrôle des ports perdus, il tentera surement de sécuriser le flanc sud de la région d’une manière plus efficace. Ceci pourrait notamment se traduire par le lancement d’une offensive terrestre sur l’oasis de Djofra, qui se trouve au centre du pays sur la route menant à Sebha, la capitale de la région de Fezzan située au sud de la Libye. De nouveaux combats éclateraient probablement avec les milices de Misrata, pour qui la région de Djofra constitue un point de passage indispensable vers le sud où elles contrôlent plusieurs gisements de pétrole.
Si cette contre-offensive n’est pas couronnée de succès, la position de Haftar s’en verra certainement fragilisée de manière non négligeable alors qu’il traverse déjà une période relativement difficile. Mi- février, il a plongé les Égyptiens dans l’embarras en refusant de rencontrer Fayez al-Sarraj au Caire, une décision relativement malvenue si l’on considère qu’il s’appuie grandement sur le soutien du Caire. Qui plus est, il rencontre actuellement de grandes difficultés avec d’importants chefs de tribu et les milices salafistes madkhalistes qui se battent pour l’ANL.
Si les forces de la BDB continuaient à se rapprocher de Benghazi, une intervention égyptienne ne serait pas à exclure. Les Égyptiens utiliseront certainement tous les moyens à leur disposition pour empêcher les islamistes de prendre le pouvoir sur l’Est de la Libye. Et pour cela, ils choisiraient très probablement de mobiliser leur force aérienne.
Ces derniers jours, la situation à Tripoli était relativement calme. Il se pourrait que les milices qui collaborent avec le Gouvernement d'union nationale (GNA) aient été au courant des intentions de la BDB, des Gardes des installations pétrolières (PFG) et de la brigade al-Marsa, et qu’elles aient pourtant décidé de ne pas engager le combat dans la capitale contre les milices proches de Misrata. Il semblerait même que certains membres de ces groupes auraient rejoint les rangs de la BDB pour s’élever contre Haftar.
Un clivage encore plus marqué entre l’Est et l’Ouest du pays
Au plan politique, le GNA de Fayez al-Sarraj, le gouvernement libyen qui reçoit le soutien de la communauté internationale, a dénoncé cette offensive. Mais le grand mufti et, c’est très probable, le Gouvernement islamiste de salut national de Khalifa al-Ghweil saluent quant à eux cette opération. Il convient de considérer les événements dans leur ensemble : elle fait suite à l’occupation, vendredi dernier pour une courte durée, du siège de la National oil corporation (NOC) à Tripoli par des milices proches d’ al-Ghweil.
Si les combats persistent aux abords de ces terminaux, les exportations de pétrole seront suspendues
Si la BDB parvient à garder le contrôle des ports pétroliers, cela pourrait renforcer de manière significative la position du mufti et de al-Ghweil, et entraîner la chute d’al-Sarraj et du GNA. Il ne fait aucun doute qu’une telle situation affaiblirait considérablement la position d’al-Sarraj, qui ne dispose d’aucun moyen pour influencer les factions en guerre. C’est une mauvaise nouvelle pour les Européens qui comptent sur lui dans le cadre de l’accord sur les réfugiés.
Les développements dans le croissant pétrolier rendront certainement encore plus difficile, voire impossible, toute négociation entre les deux principales puissances militaires libyennes : les milices de Misrata et l’ANL.
Le dialogue politique entre la Chambre des représentants et le GNA sera lui aussi rendu bien plus difficile. Pour le Parlement et Haftar, il ne fait pas vraiment sens de négocier avec une personne qui n’a aucune influence sur le terrain.
Il est encore difficile de dire qui remportera le combat et prendra le contrôle du croissant pétrolier, mais le clivage entre l’Est et l’Ouest du pays va certainement s’accentuer. Si les combats persistent aux abords de ces terminaux, les exportations de pétrole seront suspendues. Il se pourrait bien que les événements actuels fassent prendre à la Libye la pente dangereuse vers un éclatement qui échappe à tout contrôle.
- Wolfgang Pusztai est un analyste indépendant spécialisé dans la politique et la sécurité. Il a été Attaché de défense autrichien en Italie, en Grèce, en Libye et en Tunisie entre 2007 et 2012
- Arnaud Delalande est un analyste, auteur et journaliste français spécialisé dans l’aviation militaire.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : un pompier libyen devant un réservoir pétrolier après que des combattants du groupe État islamique ont attaqué l’installation dans la région de Ras Lanouf à la fin du mois de janvier 2016. (AFP)
Traduit de l'anglais (original) par StiiL.
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