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Libye : les retombées politiques de l’affaire Bernardino León

Les Libyens qui ont demandé leur propre dialogue doivent faire entendre leurs voix et l’Occident doit veiller à ce que d’autres pays n’interfèrent pas

Le fait que l'émissaire sortant de l’ONU pour la Libye était en train d’obtenir un poste aux Émirats arabes unis (EAU), une des parties impliquées dans la guerre par procuration en Libye, était déjà assez étrange. Toutefois, les courriels publiés par le Guardian mercredi dernier et encore plus celui publié jeudi dernier par Middle East Eye révèlent un tableau différent. Bernardino León a coordonné ses actions avec les Émirats arabes unis durant une grande partie de son mandat d'émissaire de l’ONU, les assurant qu’il mettrait en œuvre leur programme.

D’après ces courriels, il aurait présenté des propositions de l’ONU aux factions libyennes, propositions qui auraient en réalité été rédigées par deux Libyens recommandés par les EAU : Aref Ali Nayed, ambassadeur de Libye aux EAU et idéologue anti-islamiste, et Mahmoud Jibril, leader de l’Alliance des forces nationales.

Dans ces courriels, Bernardino León écrit qu’il a une stratégie pour discréditer le Congrès national général, à savoir le parlement rival mis en place à Tripoli par la coalition « Aube de Libye ». Bernardino León promet de faire pression sur les États-Unis, le Royaume-Uni et la France afin qu’ils travaillent avec les Émirats arabes unis contre le terrorisme, sachant qu’en Libye, les Émirats et d’autres considèrent Aube de Libye comme une organisation terroriste. Il s’engage également à « briser une alliance très dangereuse » entre les riches commerçants de Misrata et les islamistes.

Cette dernière promesse est particulièrement intéressante puisque la rupture entre Misrata et les tenants de la ligne dure de Tripoli est effectivement l’une des conséquences du dialogue mené par Bernardino León. Il affirme avoir fait des promesses similaires à d’autres puissances. Pourtant, dans ce cas il a rempli au moins une des promesses qu’il avait faites : il a choisi des personnes de confiance des EAU pour qu’elles écrivent des propositions qui ont ensuite été présentées comme propositions de l’ONU, puis il a obtenu un nouveau poste précisément aux Émirats arabes unis.

Bernardino León affirme également que ses propositions étaient équilibrées. Cependant, au vu de ses mails, on peut mettre en cause cette affirmation. Il semble plutôt qu’il ait fait volte-face, proposant des textes très déséquilibrés : la troisième proposition de l’ONU sur la Libye demandait le retrait seulement des milices occupant Tripoli, et, soit dit en passant, de celles soutenues par ses nouveaux employeurs. Les courriels montrent que Bernardino León a poussé les Occidentaux à ne pas considérer sur un pied d’égalité tous les participants aux pourparlers, un autre obstacle dans les négociations.

Il faut toutefois reconnaître que les négociations menées par l'émissaire de l’ONU se sont révélées beaucoup plus fructueuses que ce que l’on pensait au départ. Afin d’en mesurer le succès, il suffit de prendre en comparaison ce qui s’est passé en Syrie ou au Yémen depuis 2015. Il a réussi à réunir autour de la même table toutes les parties impliquées dans le conflit et à trouver un accord sur l’idée d’un partage de pouvoir dans une région où ce concept n’est actuellement pas très populaire. Bernardino León a été plus souvent accusé par les Libyens d’être « trop pro-Frères Musulmans » que l’inverse. Cela rend d’autant plus surprenant le fait qu’il n’ait pas décidé d’utiliser ce capital politique pour une poursuite plus respectable de sa carrière, dans l’illusion que ces échanges avec ses nouveaux employeurs du Golfe ne seraient jamais devenus publics.

Mais il y a aussi un autre aspect dans cette histoire, cette fois-ci moins personnel. Même si seulement la moitié des courriels de l’« affaire Bernardino León » étaient vrais, ils mettraient en évidence un défi pour la diplomatie moderne, à savoir le fait pour les fonctionnaires de pouvoir utiliser leurs positions au sein d’un gouvernement ou d’une organisation internationale afin d’obtenir des postes beaucoup mieux rémunérés dans le secteur privé ou auprès d’autres gouvernements.

Tony Blair a ouvert la voie dans ce domaine, étant à la fois Représentant du Quartet pour le Moyen-Orient et consultant pour plusieurs pays du Golfe. Le monde occidental est riche d’exemples d’anciens fonctionnaires qui ont utilisé le réseau et l’influence qu’ils avaient obtenus dans leurs fonctions pour s’assurer des postes très bien payés dans le secteur privé, tout en continuant à utiliser leurs anciennes fonctions pour écrire et promouvoir dans des médias sérieux leurs intérêts professionnels ou ceux de gouvernements étrangers.

Cela pose un problème moral, mais aussi un problème sécuritaire. Lorsque les négociateurs sont partiaux, les négociations dans leur ensemble sont lourdes de conséquences. Nous savons quelle est l’alternative aux négociations, la souffrance d’êtres humains qu’elle implique et ses conséquences même pour l’Europe. À moins que nous ne pensions encore que la crise migratoire n’a rien à voir avec les conflits au Moyen-Orient, que ces négociations n’arrivent pas à résoudre.

Pourtant, les négociateurs malhonnêtes ne sont qu’une part infime du problème. La vraie question est l’influence que certains pays, en l’occurrence les Émirats arabes unis, peuvent avoir sur des conflits (et sur leur résolution) qui posent des menaces multiples pour l’Europe. Il est temps de se demander qui, entre le Golfe et l’Europe, est le voisin de qui ?

Pour ce qui est de la Libye, le nouvel émissaire de l’ONU, Martin Kobler, a une tâche particulièrement ardue. Il y a très peu de gens qui voudraient être à sa place en ce moment. Les Libyens qui ont déjà mis en question l’impartialité de UNSMIL, la Mission spéciale des Nations unies en Libye, pourront maintenant faire entendre davantage leur voix, et ce de manière probablement injuste

Malgré toutes les défaillances que l’on peut attribuer à l’ONU, le conflit actuel n’a pas été initié par quelqu’un à New York ou à Genève. Il est le résultat des dynamiques de pouvoir propres à la Libye et au Moyen-Orient. Pourtant, il est réaliste de s’attendre à ce que tous ceux qui sont en quelque manière liés soit à l’islam politique, soit aux forces non soutenues par les EAU, puissent être réticents à s’asseoir à une table de négociations conduites par l’ONU.

Enfin, quant au rétablissement de la paix, la balle est dans le camp de la Libye. Beaucoup ont fait appel à un dialogue mené par les Libyens. Le moment est venu pour eux de faire entendre leur voix. Un processus fondé sur l’approbation de parlements – actuellement sous la menace de groupes armés – qui seraient mis sur la touche par l’accord de paix a peu de chance d’aboutir. Bricoler avec le texte de l’accord pourrait ne pas faire l’affaire. En fin de compte, la question est de savoir quoi faire avec le général Khalifa Haftar et d’autres tenants de la ligne dure, et ni Tobruk, ni Tripoli ont la liberté de choisir.

Il y a un aspect positif dans tout cela. Les autorités locales, qu’elles soient des conseils municipaux ou des conseils de sages, ont pu négocier de nombreux cessez-le-feu ces derniers mois. Ces cessez-le-feu ont résisté durant plusieurs mois, mais ils ont désormais besoin d’un cadre national pour pouvoir survivre. À vrai dire, tous les Libyens ont besoin d’une forme de cadre national pour surmonter la crise humanitaire et gérer les ressources économiques afin d’établir la paix au lieu d’alimenter le conflit.

Un processus mené par les Libyens, dirigé par une coalition d’autorités municipales, de sages et de membres du parlement bien disposés, provenant à la fois de Tripoli et de Tobruk, pourrait endosser un gouvernement d’unité nationale qui serait ensuite reconnu par la communauté internationale. Un tel gouvernement, résultant d’un large contrat social, serait moins vulnérable aux attaques des partisans de la ligne dure des deux côtés.

Cependant, l’Occident et l’ONU ne devraient pas être des simples spectateurs dans cela. En ce moment particulier, ils devraient faire un pas très important : veiller à ce qu’aucun des deux côtés ne puisse disposer du pétrole libyen pour consolider la division de fait du pays. La séparation de la Compagnie nationale du pétrole entre l’Est et l’Ouest de la Libye serait le prélude à la division du pays. Cette éventualité pourrait difficilement rétablir la paix puisque les frontières entre les deux zones sont incertaines et que les zones disputées sont aussi celles où se trouvent la plupart des puits de pétrole. La non-reconnaissance d’institutions économiques parallèles serait un mouvement décisif de l’Occident pour éviter ce scénario et encourager un accord d’unité nationale.

Entre-temps, les Libyens pourraient se retrouver devant le défi de jouer franc jeu sans arbitre. La question est de savoir si l’Occident fera en sorte que les supporters sur les gradins commencent à bien se tenir.

- Mattia Toaldo est chargé de recherche au Conseil européen des affaires étrangères.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : l’envoyé des Nations unies Bernardino León lors d’une conférence de presse le 21 octobre 2015 à Tunis (AFP).

Traduction de l'anglais (original) par Pietro Romano.

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