Pourquoi je ne critique pas l'islam
En 2005, je fus témoin d’un attentat suicide perpétré par la Jemaah Islamiyah sur une plage touristique de Bali, en Indonésie. C’est ce moment de folie maniaque qui m'a décidé à devenir théologien amateur. L'image d'innocents assassinés, pulvérisés par des fanatiques islamiques, m'a poussé dans une quête anti-religieuse. C’est cet événement qui m'a transformé d'athée démodé (non-croyant) en nouvel athée (anti-croyant).
J’ai dévoré les textes monothéistes et les critiques savantes des Ecritures pour essayer d'entrer dans la tête de ceux qui pouvaient invoquer assez de conviction pour faire s’écraser un avion dans un immeuble, faire éclater une bombe dans une clinique d'avortement, ou se faire exploser au milieu de familles dînant sur une plage idyllique.
En 2009, j’ai publié mon premier livre God Hates You. Hate Him Back [Dieu vous hait, haïssez-le en retour] », qui résume chaque chapitre de la Bible avec l'intention de démontrer la nature capricieuse et vengeresse du dieu hébreu, tel qu’il est dépeint dans l'Ancien Testament. En 2010, je publiais un second ouvrage Jesus Lied. He Was Only Human [Jésus a menti. Il n’était qu’un être humain], où sont examinées les divergences irréconciliables et les lacunes historiques du Nouveau Testament. Les deux livres sont des critiques percutantes de la foi chrétienne et juive. Tous deux ont reçu pour la plupart des commentaires élogieux et ont figuré en tête du classement Amazon dans la catégorie athéisme.
Il ne restait plus qu'un grand tabou à adresser : l'islam.
Pour faire bref, mon livre Koran Curious: a Guide for Infidels and Believers [Curieux du Coran : guide pour les infidèles et les croyants] publié en 2011, a été écorché par les nouveaux athées. « Werleman a perdu son mojo », « Curieux du Coran est lâchement apologétique » et « mixture politiquement correcte » étaient parmi les avis les plus élogieux.
J’avais l'intention d'être aussi cinglant à l’égard du Coran que je l’avais été à l’égard de la Bible, mais au cours de la phase de recherche du projet, il m’est apparu clairement que les nouveaux athées, tels que Richard Dawkins, Sam Harris et Christopher Hitchens, ainsi que les islamophobes en général tel que le meurtrier de masse Anders Breivik, étaient tout autant coupables d’extraire les versets coraniques hors de leurs contexte que ne l’étaient des groupes terroristes comme al-Qaïda et des fondamentalistes comme les talibans et les mollahs saoudiens. J’ai aussi découvert qu'il existait des forces plus sinistres derrière la scène, tels le lobby israélien, les think-tanks néoconservateurs, les « supermajors » pétrolières et les contractants de la défense américaine, qui envenimaient de manière intentionnelle la phobie publique envers les musulmans afin de servir leurs agendas respectifs.
Plus j’approfondissais mes recherches, plus il devenait évident que le terrorisme et le fondamentalisme étaient moins enracinés dans la religion que dans le désespoir et l'impuissance politique. Plus tard, je finirais par rejeter le nouvel athéisme, le trouvant dépassé.
Au fil des ans, mes nombreuses critiques de la politique étrangère des Etats-Unis et mon insistance (en harmonie avec toutes les études à comité de lecture sur le terrorisme, y compris celles du Pentagone) sur le fait que le terrorisme prend ses racines davantage dans la « politique, la vengeance, l'humiliation, et la résistance à l'occupation » que dans l'islam, ont suscité des accusations à mon encontre. On m’a reproché « de faire l’apologie des musulmans » et de nourrir de « la sympathie envers les terroristes ».
On m’a souvent demandé : « Pourquoi ne critiquez-vous pas l'islam ? ». Je n’avais jusqu'à présent jamais vraiment répondu à cette question. Alors, voici ma réponse.
Tout d'abord, j’ai toujours critiqué l’islam – et je continue de le faire – lorsqu’il est pratiqué selon des interprétations extrêmes : lois sur le blasphème, bigoterie, crimes d'honneur, anti-intellectualisme, apostasie et misogynie. Il est important de noter que l’on ne manque pas d’écrivains et de blogueurs néoathées, néoconservateurs et nationalistes pour critiquer une forme de religion que nous haïssons tous : le fondamentalisme. Alors à quoi servirait-il que j’en rajoute une couche ?
En quoi le fait de déclarer les musulmans comme « totalement dérangés par leur tribalisme religieux » peut-il contribuer à mettre fin à l’extrémisme religieux ? En quoi le fait de s’acharner sur l’islam peut-il aider les Palestiniens happés par le régime d'apartheid brutal et oppressif d’Israël ? Ou la majorité des Egyptiens laïcs brutalisés par le régime militaire égyptien ?
Si vous croyez que traiter les musulmans de « sauvages » et de « kamikazes potentiels » puisse représenter une stratégie efficace pour débarrasser le monde de l’extrémisme religieux, c’est que vous êtes aussi « dérangé » que les fondamentalistes desquels vous vous moquez. Si vous croyez que nous sommes engagés dans une bataille mondiale contre les forces du mal, c’est que vous êtes précisément sur la même ligne de pensée que les fondamentalistes islamistes et chrétiens.
Beaucoup trop de nouveaux athées croient naïvement que l'éducation et le progrès scientifique constituent un antidote à l'extrémisme religieux. Cette croyance ne nous réconcilie pas avec l'histoire humaine, ni ne cadre avec le fait que l'extrémisme religieux est pratiqué dans de nombreux pays hautement développés, et que nombre de scientifiques sont religieux. « Ceux qui enseignent la notion selon laquelle la religion représenterait le mal, et que la science et la raison nous en sauveront, sont tout aussi dupes que ceux qui croient aux anges et aux démons », note Chris Hedges.
Quelle est donc la stratégie du nouveau courant athéiste pour mettre fin au fondamentalisme islamique ? Est-ce l’injure et le mépris ? Est-ce l'exaltation des valeurs laïques occidentales – ce même système de valeurs qui a engendré deux guerres mondiales, l'holocauste, les goulags, le colonialisme, deux bombes atomiques, la Guerre froide, les guerres motivées par les ressources naturelles, les projets impériaux, l'esclavage rémunéré, le fascisme du marché libre de la mondialisation et le réchauffement climatique ?
Est-ce en incitant à la protestation de masse dans le monde musulman ? Rula Jebreal, journaliste américano-palestinienne, nous rappelle qu’« il y a très peu de pays dans le monde arabe actuellement où les citoyens sont libres d'organiser un rassemblement de masse sur n’importe quel sujet donné. La raison étant, bien sûr, que si les citoyens étaient libres de s’exprimer, ils se concentreraient d’abord probablement sur le chômage de masse, la corruption et l'autoritarisme de leurs dirigeants plutôt que sur le problème de l’Etat islamique ».
Presque tous ces régimes autocratiques du Moyen-Orient et d’Asie centrale, à l'exception de l'Iran et d’une poignée d'anciens Etats satellites de l’Union soviétique, sont armés et financés par les Etats-Unis. Collectivement, les Etats du Golfe se procurent pour plus de 5 milliards de dollars d'armes américaines chaque année, et beaucoup comptent parmi les principaux bénéficiaires de l'aide américaine. En échange d’un pétrole bon marché et d’un accès aux routes maritimes commerciales, nous armons ces régimes, construisons leurs prisons, les débarrassons de leurs dissidents à coup de frappes de drones, et occupons leurs terres avec nos bases militaires permanentes.
A leur tour, ces régimes (ou protectorats américains officieux) – l’Arabie saoudite, le Koweït, les Emirats arabes unis, l’Egypte, le Yémen et la Jordanie – continuent de maintenir leurs peuples dans l’oppression alors que leurs dirigeants conservent la part du lion de la richesse nationale. Cette injustice est réalisée avec la bénédiction de l'Amérique. Le monde arabe le sait. Oussama ben Laden le savait. « Une des raisons les plus importantes qui ont conduit nos ennemis à contrôler notre terre est le vol du pétrole », disait-il dans un enregistrement audio en 2004. Le soutien américain au régime oppressif de Moubarak a enflammé le printemps arabe. C’est à partir de cette oppression et exclusion des peuples, approuvées par les Etats-Unis, que le fondamentalisme prospère.
« Le fautif dans le monde arabe n’est pas l’islam mais les petites dictatures méprisables comme celle régnant en Arabie saoudite ou celle de Hosni Moubarak en Egypte. C’est le système politique qui maintient la plupart des peuples écrasés sous le joug de ces dictateurs. L'Egypte est un Etat profondément répressif, auquel nous donnons 3 milliards de dollars par an. N’oublions pas qu’à chaque fois qu'Israël envoie ses F-16 et ses hélicoptères Apache pour bombarder les camps de réfugiés à Gaza, les emblèmes de villes américaines comme Dayton, Ohio, sont apposés sur les fragments de ces bombes », relevait Hedges lors d'un débat télévisé.
Chaque fondamentalisme prend ses racines dans le désespoir. L'antidote au désespoir social, économique et culturel n’est pas le ridicule, le mépris ou même la conquête militaire. L'antidote au fondamentalisme religieux ou laïc réside dans le libéralisme économique et la justice sociale. Si l’on fournissait aux gens un salaire décent, des soins de santé, un logement abordable, une éducation, une justice, la sécurité sociale et l’égalité, les fondamentalismes religieux et laïcs (fascisme/communisme) tomberaient d’eux-mêmes. « L'histoire a montré à maintes reprises que lorsque la classe progressiste cesse de fonctionner, comme c’est arrivé dans la Russie tsariste, l'Allemagne de Weimar et l'ex-Yougoslavie, s’ouvre alors une boîte de Pandore dont les maux se mettent à infester le reste de la société », écrit Hedges dans Death of the Liberal Class [Mort de la classe progressiste].
Ce n’est pas une coïncidence si les nations les moins religieuses et les plus heureuses sont celles où la classe progressiste prospère, comme la Scandinavie, l’Europe de l'Ouest, l’Australie et le Canada. Dans ces pays, la présence de l'Etat est plus forte, les impôts sur les riches et les sociétés plus élevés, et les dépenses publiques plus importantes. Ce n’est pas non plus une coïncidence si neuf des dix Etats les plus religieux d’Amérique sont aussi classés parmi les dix les plus pauvres du pays.
Pendant les périodes de dépression économique, les Américains ont tendance à « s’accrocher à leurs armes à feu et à la religion, à manifester de l'antipathie à l’égard des personnes qui ne leur ressemblent pas ou à exprimer des sentiments anti-immigrés… comme pour justifier leurs frustrations », disait le sénateur et candidat à la présidentielle de 2008 Barack Obama. En d'autres termes, nous réagissons aux crises économiques de la même manière que ceux que nous rejetons comme « arriérés » et « barbares ».
Similairement, les interprétations les plus barbares de l'islam sont pratiquées dans les pays musulmans où le désespoir se fait le plus durement sentir. Le fondamentalisme et le terrorisme ne sont « pas le produit de politiques radicales, mais un symptôme d'impuissance politique », écrit Arun Kundnani, professeur à l’université de New York. L'extrémisme islamique est plus répandu dans les Etats en déliquescence (Afghanistan et Pakistan) et les régimes autocratiques (Arabie saoudite et Yémen) qu'il ne l'est dans les démocraties laïques (Turquie, Malaisie et Indonésie).
Nous ne pouvons plus ignorer le rôle que la politique étrangère intéressée et mal avisée de l'Amérique et de ses alliés joue dans la création des conditions permettant au désespoir et au sentiment d’exclusion de prospérer. Israël est l'oppresseur à Gaza et en Cisjordanie ; les Etats-Unis sont l'oppresseur, à la fois directement (par occupation) et indirectement (par quasi-protectorat), dans de nombreuses régions du Moyen-Orient, ainsi que la force principale de déstabilisation en Asie centrale (Afghanistan-Pakistan).
Les nouveaux athées, les néoconservateurs et les fondamentalistes chrétiens ne questionnent ni n’enquêtent sur la « brutalité et l'injustice de l’agression impériale » ou sur les « éléments déclencheurs de la violence et du terrorisme ». Au contraire, ils blâment les victimes. William Pfaff, journaliste de politique étrangère à l’International Herald Tribune, écrit : « Etre un homme de l'Occident moderne c’est appartenir à une culture d’une originalité et puissance inégalées, mais c’est également être impliqué dans des crimes inégalés ».
Lors d'un discours, en 1967, le révérend Martin Luther King avait été questionné sur la façon dont l’Amérique pouvait réaliser le changement social chez soi par l'intermédiaire d'actions non-violentes alors qu’elle résolvait ses problèmes extérieurs par le biais de la violence. « La question a fait mouche, et je savais que je ne pourrais jamais plus élever ma voix contre la violence des opprimés dans les ghettos américains sans m’être d'abord exprimé clairement sur le plus grand pourvoyeur de violence au monde aujourd'hui : mon propre gouvernement », raisonnait-il.
« Ma propre préoccupation est avant tout la terreur et la violence menées par mon propre pays, pour deux raisons. D'une part, parce que ce pays se trouve être le plus grand élément de la violence internationale », écrit Noam Chomsky. « Il est très facile de dénoncer les atrocités faites par quelqu'un d'autre, mais cela a plus ou moins autant de valeur éthique que de dénoncer des atrocités ayant eu lieu au 18e siècle ».
En fait, nous pouvons « faire quelque chose », si nous l’osons. Au lieu de créer une atmosphère qui déshumanise les musulmans et suscite la peur à leur encontre, nous devrions lutter contre les conditions qui aliènent, excluent et oppriment les populations musulmanes. Au lieu de faire écho aux terroristes en accusant absurdement, en les sortant de leur contexte, des versets du Coran, nous devrions mener un examen critique des politiques des gouvernements occidentaux, qui se tiennent les bras croisés lorsque des révoltes populaires laïques, comme le printemps arabe, se produisent dans des pays régis par les bienfaiteurs américains.
Au lieu de véhiculer des truismes imaginaires créés par le récit fictif du « choc des civilisations », nous devrions appeler à sanctionner l'Etat d'apartheid israélien. Au lieu de diaboliser la foi d’1,5 milliards de musulmans, pacifiques dans leur grande majorité, nous devrions protester contre la guerre autodestructrice menée contre le terrorisme. Il n'y avait pas d’Etat islamique en Irak jusqu'à ce que les Etats-Unis renversent le régime baasiste laïc, et il n'y avait presque pas d'attaques terroristes au Pakistan jusqu'à ce que les Etats-Unis et l'armée pakistanaise bombardent, attaquent au drone et occupent la région tribale frontalière de l'Afghanistan et du Pakistan.
De Gaza à l'Irak, de l'Arabie saoudite à l'Egypte, les musulmans sont victimes de régimes brutaux. Aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, en Israël et ailleurs, les musulmans sont aliénés, discriminés et harcelés. Pour les Américains musulmans, les Etats-Unis sont déjà un Etat de quasi-apartheid. Alors envenimer une atmosphère déjà toxique ne fera que créer davantage de peur et de suspicion à l’égard des musulmans, ce qui, à son tour, rendra la vie des musulmans d’ici encore plus mauvaise et justifiera sur de fausses bases l'oppression de ceux vivant sous les régimes que nous parrainons.
Les mauvaises idées ne devraient jamais être à l'abri de critiques, et les mauvaises actions devraient être affrontées avec encore plus de fermeté. La question concerne en fait nos propres idéaux, pas les leurs. Si nous adoptons les bons idéaux, nous pourrons vaincre le fondamentalisme islamique. Nos idéaux doivent inclure la possibilité d'action diplomatique contre les violations flagrantes des droits de l’homme commises par le gouvernement israélien, le refus de la guerre contre le terrorisme, un véritable effort pour promouvoir les soulèvements démocratiques, un pas décisif vers les énergies alternatives, et la fin du soutien aux régimes brutaux.
Ridiculiser et diaboliser l’islam et les musulmans ne feront que nuire à cet effort.
Voilà pourquoi je ne critique pas l'islam.
- CJ Werleman est chroniqueur pour Salon et Alternet, et auteur des livres Crucifying America et God Hates You. Hate Him Back. Vous pouvez le suivre sur Twitter : cjwerleman.
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Photo : Des musulmans faisant la prière au Centre islamique d’Amérique de Dearborn, Michigan (AFP)
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