Pourquoi l’Arabie saoudite a décidé maintenant de reprendre ses îles à l’Égypte
L’accord conclu entre le roi Salmane et le président Abdel Fattah al-Sissi suite à la visite du roi saoudien en Égypte a beaucoup choqué et mécontenté.
Le roi Salmane a terminé sa visite en tirant profit des années de financement saoudien de l’État et l’économie égyptiens, ainsi que de ses subventions énergétiques : il est parti en ramenant sous l’autorité de l’État saoudien les vieilles îles de la mer Rouge de son père et après avoir conclu un accord final pour la construction d’un pont entre l’Arabie saoudite et l’Égypte, qui faisait l’objet de discussions depuis longtemps mais n’avait jamais été réalisé.
De nombreux groupes d’opposition égyptiens, notamment les Frères musulmans, se sont plaints que Sissi a inconstitutionnellement cédé le territoire égyptien et ce, en échange d’une « poignée de dollars ». Il ne fait aucun doute que Sissi agit dans son propre intérêt et pour sa survie alors que son pays plonge dans le chaos et les difficultés économiques. Il n’en demeure pas moins que, sur le plan historique, ces îles appartiennent à l’Arabie saoudite et le roi Salmane s’est contenté de reprendre le contrôle direct sur des îles que son père possédait déjà et qui faisaient partie de son territoire à une époque dont se souvient encore le roi.
Cependant, reste à savoir ce que les Saoudiens gagnent en récupérant ces îles aujourd’hui. Pour répondre à cette question, il faut regarder en arrière pour expliquer pourquoi l’Arabie saoudite a accepté la location des îles Tiran et Sanafir aux Égyptiens dans les années 1950. Ce fut probablement dans le but de se détacher de sa responsabilité directe dans la cause palestinienne.
Après tout, en ne possédant pas deux îles qui contrôlent l’unique accès d’Israël à la mer Rouge, et en évitant ainsi une position conflictuelle avec ce pays, personne ne pouvait critiquer un manque d’action de la part de l’Arabie saoudite contre l’« entité sioniste » – voilà ce qu’a probablement dicté la logique diplomatique saoudienne.
L’Arabie saoudite pouvait ainsi se distancer du conflit israélo-arabe et tenir l’Égypte pour responsable de la perte de ces îles, ce qu’elle a bien évidemment fait à deux reprises, la dernière fois en 1967 lorsque l’Égypte a fait s’effondrer le nationalisme arabe au cours de la guerre des Six jours.
Aujourd’hui, la situation est différente. L’Arabie saoudite est face à une plus grande menace. La raison de cette récupération se trouve maintenant à Washington et dans les sphères du pouvoir du rival régional de l’Arabie saoudite à l’est du golfe Persique : l’Iran.
En étant aussi inefficaces et mollassons sur les questions revêtant une plus grande importance géostratégique, comme la guerre en Syrie et l’expansionnisme iranien, les États-Unis ont démontré à son allié saoudien que protéger ses intérêts n’est plus leur priorité.
Outre le désastre laissé par Washington sur la frontière nord de l’Arabie saoudite, en Irak, l’administration Obama s’est montrée réticente à trancher les questions de stabilité régionale et a conduit l’Arabie saoudite à conclure justement que les ambitions de l’Iran ne seront pas régulées par une Amérique lassée de la guerre qui préfère passer des accords avec les mollahs. C’est en partie pour cela que l’Arabie a décidé de déclencher une tempête décisive contre la milice houthie au Yémen.
Ainsi, et afin de préserver son existence, il est évident que l’Arabie saoudite doit agir dans son propre intérêt. Tout comme l’Iran possède les îles de la Petite Tomb, Grande Tomb et Abou Moussa (territoire émirati occupé illégalement par l’Iran depuis l’époque du Shah) et menace régulièrement de fermer le détroit d’Ormuz dans le golfe Persique, les îles de Tiran et Sanafir sont essentielles pour projeter la puissance saoudienne dans la partie nord de la mer Rouge, en particulier sur les routes maritimes empruntant le canal de Suez.
Bien que ce soit peu probable en ce moment en raison des craintes israéliennes, l’Arabie saoudite a déjà rouvert des pipelines construits par les Irakiens sur la mer Rouge qu’elle peut étendre afin d’atténuer la menace de la mainmise iranienne sur Ormuz, où transite un cinquième de l’énergie mondiale. Le royaume fait également tout son possible pour empêcher les protégés des Iraniens tels que les Houthis de contrôler le Yémen et de menacer l’accès au golfe d’Aden au sud. L’initiative de l’Arabie saoudite devrait donc être considérée comme une police d’assurance visant à diversifier ses routes d’exportations et commerciales.
Enfin, et telle une suite logique aux déclarations répétées du roi Salmane appelant à une plus grande unité arabe face aux menaces communes, la future « chaussée du roi Salmane », comme elle sera baptisée, prendra appui sur les îles et connectera le Sinaï avec la péninsule arabique, reliant ainsi l’Afrique et l’Asie et établissant une route terrestre qui contournera la route historique traversant le Levant.
L’Arabie saoudite ne cherche pas seulement à accroître ses liens économiques avec les Égyptiens, qui sont déjà un million à vivre et travailler en Arabie saoudite, mais considère aussi probablement ce pont comme un moyen de relier le Maghreb au Machrek. Outre les avantages évidents de disposer d’une telle voie terrestre pour les pèlerins qui font le Hadj chaque année, le commerce et les opportunités commerciales augmenteront des deux côtés du pont, l’idée étant que l’interdépendance économique accrue accompagne une coopération accrue.
Les alliés seraient alors moins susceptibles de revenir sur leurs accords puisque cela aurait un impact négatif sur leurs économies.
Concrètement, les Saoudiens sont maintenant en mesure de faire pression sur leur partenaire égyptien plus pauvre pour que celui-ci s’incline face à leurs initiatives, en particulier en ce qui concerne les alliances militaires. Alors qu’auparavant les Saoudiens versaient simplement de l’argent dans le trou noir égyptien corrompu sans aucun bénéfice tangible, ils ont maintenant des accords en place qui leur donneront un effet de levier indispensable pour que Sissi engage les effectifs égyptiens dans les efforts stratégiques saoudiens, comme au Yémen.
Seul le temps dira si oui ou non cet effet de levier sera suffisant pour acheter la pleine coopération de Sissi ou s’il en demandera toujours plus à ses riches frères arabes.
- Tallha Abdulrazaq est chercheur à l’Institut de sécurité et de stratégie de l’université d’Exeter. Il a été récompensé par le Young Researcher Award de la chaîne Al Jazeera. Vous pouvez consulter son blog à l’adresse thewarjournal.co.uk et le suivre sur Twitter (@thewarjournal).
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le roi saoudien Salmane ben Abdelaziz (à gauche) et le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi (à droite) lors d’une conférence de presse au Caire, le 8 avril 2016 (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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