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Pourquoi l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis s’en prennent-ils à la Turquie

Chercher la bagarre avec la Turquie est une tentative désespérée visant à détourner l’attention des critiques qu’a essuyées l’alliance saoudo-émiratie en raison de sa position sur Jérusalem

Le 20 décembre dernier, le président turc Recep Tayyip Erdoğan a fustigé le ministre émirati des Affaires étrangères, Abdallah ben Zayed al-Nahyane, après un post de ce dernier accusant Fahreddin Pacha, le célèbre gouverneur ottoman qui a défendu Médine contre les forces britanniques, d’avoir commis des crimes contre la population locale, notamment le vol de leurs biens et des reliques sacrées de la tombe du prophète Mohammed.

« Voici les ancêtres d’Erdoğan et leur histoire avec les Arabes et les musulmans », a-t-il écrit.

Erdoğan et son porte-parole, Ibrahim Kalin, ont rapidement critiqué ben Zayed pour son « mensonge de propagande qui cherche à dresser les Turcs et les Arabes les uns contre les autres ».

« Quand mes ancêtres défendaient Médine, vous, [homme] impudent, où étaient les vôtres ? Un homme impertinent descend bien bas lorsqu’il va jusqu’à accuser nos ancêtres de vol. Qu’est-ce qui a gâté cet homme ? Il a été gâté par le pétrole, par l’argent qu’il possède », a écrit Erdoğan.

Des relations déjà tendues

Les relations diplomatiques d’Ankara avec Abou Dabi et Riyad sont tendues depuis que la Turquie a exprimé son soutien aux soulèvements populaires qui ont secoué le monde arabe en 2011, communément appelé Printemps arabe.

Ankara a ouvertement soutenu les appels au changement démocratique. Le gouvernement turc est même allé jusqu’à rompre ses relations diplomatiques avec l’Égypte lorsque le premier président démocratiquement élu du pays, Mohamed Morsi des Frères musulmans, a été évincé par un coup d’État militaire soutenu par Abou Dabi.

En réponse, les Émirats arabes unis (EAU) ont rappelé leur ambassadeur à Ankara. Le poste est resté vacant pendant trois ans jusqu’à la nomination d’un nouvel ambassadeur en 2016.

Tout en faisant secrètement pression sur le président palestinien pour qu’il accepte le plan, l’axe dirigé par l’Arabie saoudite a publiquement exprimé son inquiétude et son opposition à la décision de Trump

Suite à la tentative de coup d’État de juillet 2016 en Turquie, les relations se sont à nouveau tendues. Le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlüt Çavuşoğlu, aurait accusé le pays du Golfe d’avoir « financé le coup d’État ». Mehmet Acet, chroniqueur à Yeni Şafak, a écrit que le ministre turc des Affaires étrangères lui avait dit qu’un pays du Moyen-Orient avait alloué 3 milliards de dollars pour soutenir les putschistes.

Les relations ont connu une nouvelle dégradation suite au blocus imposé au Qatar par l’Arabie saoudite en juin dernier.

Manifestation contre les États-Unis et Israël à Istanbul (AFP)

Les e-mails divulgués de l’ambassadeur émirati aux États-Unis ont révélé l’étroite coopération des EAU avec la Fondation pour la défense des démocraties (FDD), laquelle est financée par le milliardaire américain Sheldon Adelson. Adelson est l’un des partisans les plus éminents d’Israël et est connu pour ses penchants politiques néo-conservateurs et ses sentiments antiturcs.

Le président de la FDD, Mark Dubowitz, n’a pas caché son souhait de voir réussir la tentative de coup d’État dès les premières heures et son vice-président, Jonathan Schanzer, a écrit sur son compte de réseaux sociaux : « Tous les Américains devraient savoir que le président turc est un voyou ».

Le facteur Jérusalem

Mais il semblerait que ce soit la fermeté et le leadership dont le président Erdoğan a fait preuve sur Jérusalem qui a poussé l’axe saoudo-émirati à prendre la Turquie pour cible dans une vile campagne médiatique.

Quand les médias américains ont rapporté que l’administration Trump s’apprêtait à annoncer la reconnaissance américaine de Jérusalem comme capitale israélienne, Erdoğan a déclaré à l’attention du président américain : « Jérusalem est une ligne rouge pour les musulmans », ajoutant qu’une telle décision serait en violation du droit international.

Le ministre israélien du Renseignement et des Transports, Yisrael Katz, lui a immédiatement répondu : « Nous ne recevons pas d’ordres ni n’acceptons les menaces du président de la Turquie ». Ce même ministre israélien a récemment été interviewé par un journal saoudien, interview durant laquelle il a invité le prince héritier Mohammed ben Salmane (MbS) en Israël.

De nombreux médias ont rapporté que ce sont MbS et Jared Kushner, gendre et conseiller de Trump, qui ont rédigé le plan de Washington pour Jérusalem.

À LIRE : Pour l’Arabie saoudite et les Émirats, la Palestine n’est plus une priorité

Tout en faisant secrètement pression sur le président palestinien Mahmoud Abbas pour qu’il accepte le plan, l’axe dirigé par l’Arabie saoudite, qui comprend les Émirats arabes unis, l’Égypte et Bahreïn, a publiquement exprimé son inquiétude et son opposition à la décision de Trump, laquelle était destinée à la consommation intérieure.

L’axe dirigé par l’Arabie saoudite a évité d'envoyer des délégations de haut niveau au sommet d’urgence sur Jérusalem organisé par l’Organisation de coopération islamique à la demande d’Erdoğan plus tôt ce mois-ci. Néanmoins, lorsque la séance de vote à main levée a commencé à l’Assemblée générale des Nations unies, ils n’avaient d’autre choix que de voter en faveur de la résolution.

Alors que le monde se concentrait sur la manière de contrer la décision de Trump, l’axe saoudo-émirati avait du mal à contredire divers rapports montrant clairement que, pour eux, Jérusalem est une « question secondaire », comme l’a décrit le ministre des Affaires étrangères de Bahreïn, pays qui a envoyé une délégation de paix en Israël quelques jours après l’annonce de Washington sur Jérusalem.

« Il n’est pas utile de chercher la bagarre avec les États-Unis pour des problèmes secondaires alors que nous combattons ensemble le danger clair et actuel que représente la République islamique théofasciste », a tweeté le ministre bahreïni des Affaires étrangères quelques jours après l’annonce.

Erdoğan, entouré de l’émir du Koweït, Cheikh Sabah, du roi Abdallah de Jordanie et de Mahmoud Abbas, président de l’Autorité palestinienne, à la conférence de l’Organisation de la coopération islamique (AA)

Pour certaines personnalités de premier plan en Arabie saoudite et aux Émirats, il devenait encore plus difficile d’affronter le débat sur Jérusalem ; ils l’ont alors tout simplement ignoré. Il n’est donc pas surprenant que le mufti saoudien ait évité toute référence à la question de Jérusalem lors des sermons du vendredi.

Un autre éminent spécialiste religieux saoudien de l’Université du Roi Saoud – avec 20,4 millions de followers sur Twitter – a ignoré le débat sur la décision américaine sur Jérusalem et a tweeté à la place seize messages sur l’importance de porter des « chaussettes propres ». Cela n’est certainement pas passé inaperçu chez les Palestiniens.

La Turquie prise pour cible

En réponse, selon l'agence de presse iranienne Tasnim, des manifestants à Gaza ont brûlé les affiches du roi et du prince héritier saoudiens le 10 décembre, tandis que d’autres à Jérusalem ont brandi des affiches d’Erdoğan, qui lui a osé s’opposer à la décision américaine.

Cibler la Turquie était donc une tentative désespérée de détourner l’attention de la critique populaire à laquelle l’alliance saoudo-émiratie faisait face à travers la région en raison de sa position sur Jérusalem.

Même le chef de la sécurité générale de Dubaï, Dhahi Khalfan Tamim, qui a précédemment déclaré que les Palestiniens devraient abandonner leur aspiration à un État indépendant, a posté un tweet prenant la défense du droit des Palestiniens à former un État avec Jérusalem pour capitale.

Les partisans de Ryad et Abou Dabi peuvent penser qu’ils s’opposent à la Turquie en affichant des photos d’Erdoğan avec l’ancien Premier ministre israélien Ariel Sharon et d’autres responsables israéliens, mais ce n’est pas le cas. La « diplomatie », la « réciprocité », les « lignes rouges » et les « conjonctures » sont des termes bien comprises par les peuples du Moyen-Orient.

À LIRE : Erdoğan, le défenseur de la Palestine qui flatte l’opinion publique arabe

Lors d’une visite à Gaza l’an dernier, au moment de la signature d’un accord de réconciliation entre Ankara et Tel Aviv, j’ai mené des entretiens avec des personnes dans les rues et des ONG. Quand je les ai interrogés sur la normalisation des liens entre la Turquie et Israël à ce moment-là, les Palestiniens de Gaza m’ont dit qu’il était difficile de faire confiance aux promesses d’Israël et ont exprimé leur gratitude pour le soutien qu’ils avaient reçu pendant les agressions israéliennes en 2008, 2012 et 2014.

« Nous ne doutons pas de la sincérité de la Turquie. Certains pays arabes n’ont certes pas de relations diplomatiques avec Israël, mais ils ne veulent même pas entendre le mot Palestine ou Gaza », m’a dit un Gazaoui.

Selon une étude récemment publiée par le Pew Research Center, la Turquie est sans surprise perçue comme occupant désormais une place de premier plan au Moyen-Orient et les habitants de la région ont tendance à voir Erdoğan de manière plus positive que les autres dirigeants du Moyen-Orient.

Après la crise de Jérusalem et la querelle relative à Fahreddin Pacha, je me demande ce que les résultats d’une enquête plus large au Moyen-Orient nous diraient sur le cercle saoudo-émirati et la Turquie, leur principal ennemi après l’Iran et le Qatar aujourd’hui.

- Mehmet Solmaz est un journaliste turco-britannique qui couvre l’actualité en Turquie et dans la région avoisinante pour le quotidien Daily Sabah. Il apparaît également fréquemment dans les médias internationaux pour commenter la politique et la diplomatie turques. Vous pouvez le suivre sur Twitter @MhmtSlmz

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : des Turcs manifestent en faveur de la Palestine à Ankara (Reuters).

Traduit de l’anglais (original).

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