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Qu’y a-t-il derrière la démarche turque de rapprochement avec Israël et la Russie ?

Cet accord est dicté des deux côtés par la realpolitik, la Turquie ayant besoin de fournitures énergétiques et Israël d’une voie d’exportation pour son gaz

La Turquie et Israël ont convenu d’enterrer leurs différences après un différend amer qui a gelé leurs relations pendant six ans et d’entretenir des relations diplomatiques normales en envoyant notamment des ambassadeurs dans leur capitale respective.

Compte tenu de l’aversion de longue date affichée publiquement par le président Recep Tayyip Erdoğan pour Israël et du soutien de la Turquie au peuple de Gaza, cette nouvelle marque un revirement politique massif. Pourtant, elle est en coulisses depuis un certain temps. Pour amortir le choc, la nouvelle de l’accord (certains journaux pro-gouvernementaux utilisent même le terme de « réconciliation ») entre la Turquie et Israël a été signalée bien à l’avance par rapport à son annonce survenue dimanche soir. Le président Erdoğan a également téléphoné au président palestinien Mahmoud Abbas dimanche pour l’informer au préalable de la conclusion de l’accord.

La nouvelle des négociations entre la Turquie et Israël s’est en effet précisée progressivement  depuis l’année dernière, comme il a été rapporté que malgré leurs différences, les deux pays avaient découvert qu’ils avaient besoin l’un de l’autre en tant que partenaires régionaux et énergétiques.

Le travail inachevé du passé récent se termine finalement. Israël paiera à la Turquie 20 millions de dollars à titre d’indemnité pour les familles des dix citoyens turcs qui ont péri en mai 2010 lorsque l’armée israélienne a pris d’assaut un convoi humanitaire non armé qui transportait de l’aide en direction de Gaza. Israël a renouvelé ses excuses pour cette attaque, initialement présentées en 2013. Le versement d’une indemnité, retenu jusqu’à présent, donne de la substance à ces excuses. Israël autorisera également le déchargement d’une cargaison de 10 000 tonnes de fournitures humanitaires en provenance de Turquie vendredi.

Les deux parties dépeignent l’accord comme une sorte de victoire. Le Premier ministre turc Binali Yıldırım affirme que la Turquie a obtenu l’assouplissement (mais pas la levée complète) du blocus israélien sur Gaza. La Turquie construit des maisons et s’engage dans d’autres projets visant à aider le peuple de Gaza. Les responsables du Hamas continueront leurs opérations depuis des bureaux en Turquie.

Pourtant, selon le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou, le blocus de Gaza se poursuivra, tandis qu’Israël sera désormais en mesure de trouver un accord avec la Turquie pour exporter vers l’Europe ses réserves de gaz naturel récemment découvertes via un pipeline. Les deux Premiers ministres ont délivré simultanément les détails de l’accord, peut-être dans le but de réduire les critiques au niveau national dans les deux pays.

Une démarche de realpolitik

En effet, des deux côtés, cet accord n’a pas été dicté par les sentiments, mais par la realpolitik, l’intérêt national. Avec le souvenir encore frais des événements de 2010 et des faits ultérieurs, l’accord semble très vulnérable à une éventuelle nouvelle flambée à Gaza. Mais pour les deux pays, il est solidement étayé par des avantages pratiques des deux côtés.

Pour Ankara, un des avantages de l’accord avec Israël est que celui-ci contribue à réduire l’isolement régional de la Turquie et le nombre de voisins avec lesquels le pays n’entretient pas de relations diplomatiques. Les relations turco-israéliennes ont toujours été en partie le produit de l’alliance plus importante que les deux pays avaient avec les États-Unis et qui fait toujours partie du paysage. Le président américain Barack Obama pousse les deux États vers une réconciliation depuis 2010. Au printemps 2013, il a réussi à persuader Netanyahou de  présenter des excuses à la Turquie, ce qui a ouvert la voie à un appel téléphonique pour briser la glace entre les Premiers ministres des deux pays, première étape vers l’accord du week-end dernier.

La question non réglée la plus évidente de cet arrangement concerne l’avenir du Hamas, qui a reçu jusqu’à présent un soutien conséquent de la part de la Turquie, mais dont la présence en Turquie se limitera désormais à une activité diplomatique classique. Suite à une rencontre secrète qui aurait eu lieu récemment entre les chefs des services de renseignement turcs et israéliens, il aurait été garanti que même si le bureau du Hamas en Turquie restait ouvert, des restrictions claires seraient établies sur l’activité de ses responsables.

Cependant, la géopolitique du Moyen-Orient a évolué au cours de la dernière demi-décennie et des alliances qui étaient autrefois tout à fait impensables commencent aujourd’hui à faire l’objet de discussions. Yahya Bostan, journaliste au journal pro-AKP Daily Sabah, explique que l’accord peut être le prélude d’une nouvelle « alliance pour la stabilité » au Moyen-Orient. Bostan laisse entendre que celle-ci pourrait même inclure l’Égypte, si son gouvernement actuel est disposé à la rejoindre, affirmation remarquable compte tenu de l’inimitié ouverte qui prévaut entre Ankara et le Caire depuis trois ans et le renversement de l’administration Morsi.

La principale base évidente pour le nouveau partenariat turco-israélien est l’exportation du gaz naturel israélien. Cela a également fait l’objet de discussions depuis l’an dernier, lorsque Berat Albayrak, ministre de l’Énergie et gendre d’Erdoğan, a publiquement déclaré qu’un accord énergétique avec Israël nécessiterait également un accord politique. Netanyahou voit désormais la Turquie comme la voie optimale pour exporter le gaz extrait de ses réserves de Tamar et Leviathan, avec un pipeline traversant le pays pour transporter plus de ressources vers l’Europe.

Un réchauffement des relations avec la Russie

La Turquie est à la recherche de potentiels fournisseurs alternatifs de gaz naturel pour remplacer les Russes depuis que leurs relations ont été gelées quand un avion des forces aériennes russes a été abattu à la frontière syrienne le 24 novembre. Le gaz israélien constituerait une alternative logique, au moins pendant quelques années.

Cependant, des signes indiquent que le gel diplomatique et économique appliqué par la Russie contre la Turquie pourrait également être sur le point d’être levé, Erdoğan ayant fait part ce lundi de ses « regrets » pour l’incident.

Bien que la Russie ait semblé s’être fermement opposée à des relations futures avec la Turquie (et interdit toutes les importations agricoles), il y a eu des signes au cours des dernières semaines qui ont montré que Moscou répondait petit à petit au souhait de la Turquie de normaliser les relations.

Le gel des relations turco-russes n’a pas seulement frappé durement les producteurs alimentaires turcs. Les réservations d’hôtels auraient chuté de près de 98 % et une certaine incertitude s’est installée quant à une future coopération énergétique, notamment la construction de la première centrale électrique nucléaire turque à Akkuyu, sur les bords de la Méditerranée. Si les médias turcs ont continué de critiquer les opérations russes en Syrie, le président Erdoğan et le Premier ministre Yıldırım ont tous deux indiqué clairement qu’ils souhaitaient le rétablissement des relations.

La pierre d’achoppement était la présentation d’excuses officielles par le président Erdoğan pour l’avion russe abattu et la mort d’un de ses pilotes. Selon des sources médiatiques russes, ce qui a été confirmé plus tard par Ibrahim Kalin, porte-parole du président turc, il semblerait qu’Erdoğan ait formulé une lettre privée à l’attention du président russe Vladimir Poutine demandant aux parents du pilote décédé de « nous excuser ». Le président Poutine considère cela comme des excuses suffisantes et les relations normales pourraient ainsi reprendre.

Si cela se produit, l’une des principales évolutions pour Moscou pourrait être la garantie de la poursuite de l’approvisionnement turc en gaz naturel russe, qui, en tout cas jusqu’à présent, n’a pas été interrompu. Nul ne sait dans quelle mesure cela nuirait à un accord potentiel entre la Turquie et Israël (en supprimant la nécessité d’acheter du gaz supplémentaire) ; cependant, après s’être autant approchés d’un accord, ni les Turcs, ni les Israéliens ne semblent enclins à rebrousser chemin si facilement.

- David Barchard a travaillé en Turquie comme journaliste, consultant et professeur d’université. Il écrit régulièrement sur la société, la politique et l’histoire turques, et termine actuellement un livre sur l’Empire ottoman au XIXe siècle.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : panneau d’affichage sur une rue principale de la ville d’Ankara remerciant le Premier ministre turc devenu aujourd’hui président, Recep Tayyip Erdoğan, avec le message « Nous vous sommes reconnaissants », à Ankara, le 25 mars 2013, trois jours après les excuses présentées à la Turquie par le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou pour la mort de neuf citoyens turcs à bord d’une flottille à destination de Gaza en 2010 (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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