Une occasion royale en Arabie saoudite
Quand le défunt roi Abdallah ben Abdelaziz al-Saoud a nommé son demi-frère Moukrine ben Abdelaziz al-Saoud prince héritier, il a ajouté une clause inhabituelle. Le décret stipulait : « Personne ne peut changer cette décision ». Eh bien, son successeur le roi Salmane ben Abdelaziz al-Saoud l'a fait, tout simplement.
J'écrivais alors sur le décret : « Il n’y a rien pour empêcher Salmane d'aller à la Bay'ah, collectivement ou individuellement, et d'annuler le décret en cas de démission, de mort ou d'invalidité du roi ». C'est ce qu'est arrivé dans un décret paru à l'aube mercredi. Quand Salmane devint roi, j’ai aussi écrit que s’il laissait Moukrine en place, il le destituerait plus tard. Ceci aussi est arrivé.
Ce remaniement ministériel prouve sans aucun doute que tout le pouvoir appartient toujours au roi et qu'un roi peut passer outre l'héritage de son prédécesseur. Les mécanismes institutionnels comme le Conseil d'allégeance ne sont que des fétus de paille dans le vent dominant.
Salmane a évincé tous les partisans restants de l'ancien régime, sauf un, et a mis fin à la succession d'une génération à une autre. Moukrine n'était pas une figure à part entière assez puissante. Il avait été placé là par Abdallah pour garder la place au chaud pour son fils, le prince Mitib ben Abdallah ben Abdelaziz al-Saoud, qui reste à la tête de la Garde nationale et conserve son poste de ministre.
Pour combien de temps encore, l'avenir nous le dira. Certaines sources disent que Salmane envisage maintenant sérieusement d'abolir la Garde nationale qu'Abdallah avait mise en place dernièrement en tant que ministère indépendant, puis de la réintégrer au ministère de la Défense - lequel est dirigé, bien évidemment, par Mohammed ben Salmane al-Saoud, fils de Salmane.
Moukrine a été utilisé comme homme de liaison avec le régime d'Abdel Fattah al-Sissi en Egypte. Ce fut Moukrine et non Salmane qui a représenté l'Arabie saoudite lors de la conférence internationale des donateurs à Charm el-Cheikh. Et quand le dirigeant égyptien a voulu s'excuser auprès de ses contributeurs saoudiens pour le contenu de vidéos ayant filtrées dans lesquelles Sissi disait : « Bon sang, ils [les Saoudiens] ont de l'argent comme du riz », l'ambassadeur égyptien en Arabie saoudite a été vu par Moukrine en premier, avant que Sissi ne décroche lui-même le téléphone.
La sortie de Saoud ben Fayçal ben Abdelaziz al-Saoud comme ministre des Affaires étrangères mercredi était, selon moi, planifiée depuis longtemps. Ben Fayçal, plus ancien ministre des Affaires étrangères au monde, manquait d'option et même quarante ans de service ne pouvaient pas lui en ouvrir davantage. Et de même, il trouvait difficile de lisser les contradictions entre le fait de servir Abdallah et son successeur Salmane. Sous le régime d'Abdallah, il avait mené des efforts diplomatiques pour assiéger le Qatar. Sous celui de Salmane, il semblait détendu à propos des Frères musulmans, et il eut même une altercation publique avec le dirigeant égyptien Sissi sur le soutien de Vladimir Poutine à la Syrie. Il est impossible d'être un défenseur des deux politiques.
Son remplacement par Adel ben Ahmed al-Jubeir, ancien ambassadeur à Washington proche de l'administration américaine et considéré comme libéral, est un signe de l'orientation de la politique étrangère de Salmane : quoi qu'il arrive, il veut garder l'Amérique à ses côtés. Al-Jubeir est le premier ministre des Affaires étrangères nommé hors des rangs de la dynastie saoudienne.
Salmane a complété l'écrémage des fidèles d'Abdallah par toute une série de changements ministériels. Peu de traces de l'ancien régime demeurent.
Alors, qui sont les vainqueurs et les perdants ? Ces changements seront une bonne nouvelle pour la Turquie et le Qatar avec lesquels Mohammed ben Nayef al-Saoud - maintenant prochain en ligne pour le trône - a des relations proches. Si c'est le cas, les principaux perdants sont les Emirats arabes unis et l'Egypte.
Nous savons déjà que les relations entre Mohammed ben Nayef al-Saoud et Mohammed ben Zayed al-Nahyane, prince héritier d'Abou Dabi et dirigeant de fait des Emirats, sont tendues. Al-Nahyane s'est rendu trois fois à Riyad depuis que Salmane a pris le pouvoir en janvier, et il n'a rencontré le roi qu'une seule fois. La raison principale de leur querelle est l'actuelle guerre au Yémen, où al-Nahyane soutient toujours les forces de l'homme fort évincé, Ali Abdallah Saleh, et qu'il héberge toujours son fils Ahmed Ali Saleh à Abou Dabi. L'Arabie saoudite bombarde maintenant les forces loyales aux Saleh.
L'autre grand perdant est l'Egypte qui a perdu Moukrine et ben Fayçal, les deux maillons de la relation entre le Caire et Riyad.
Pour le royaume lui-même, la succession est maintenant complète. Les deux hommes qui courent le pays et ses guerres sont Mohammed ben Nayef, le nouveau prince héritier, et le jeune fils de Salmane, le prince Mohammed ben Salmane. Caché parmi la pléthore de portefeuilles du prince (il est ministre de la Défense nationale, Chef de la Cour, à la tête du Conseil pour les affaires économiques et du développement), un facteur prédomine sur les autres.
Les deux Mohammed sont cousins, mais le fils de Salmane est très respectueux de ben Nayef. Cela remonte aux liens étroits entre le père de ben Nayef et Salmane lui-même. En fait, Mohammed ben Salmane montre avec ferveur son respect pour Mohammed ben Nayef et a récemment embrassé sa main en public. Mais Mohammed ben Salmane a un avantage sur son cousin plus âgé : Mohammed ben Nayef n'a pas de fils. La ligne de succession, qui est si importante dans ces décrets, sera donc continuée par le propre fils de Salmane, et non par Mohammed ben Nayef. En ce sens, ce qu'est arrivé mercredi aura des implications pour les décennies à venir.
La grande question est de savoir ce que Salmane fera avec le pouvoir qui est désormais le sien. Dans la région, le royaume est maintenant entièrement en concurrence avec l'Iran pour le pouvoir et l'influence.
Au Yémen, en Irak et en Syrie, au sud et au nord de ses frontières, l'Arabie saoudite tente de montrer à l'Iran qu'il ne reste plus de vide qu'ils pourraient remplir dans la région. L'issue de cette gigantesque compétition n'est pourtant pas décidée. Cela peut laisser présager des décennies de conflits interposés, qui pourraient être au moins aussi sanglants que la guerre entre l'Irak et l'Iran, saignant les deux pays de leurs richesses.
Ou l'Iran et l'Arabie saoudite pourraient trouver un compromis et être ensemble les architectes d'une paix régionale. Ils ont désormais un allié commun en la Turquie, avec laquelle le commerce iranien continue à prospérer. Mais les dimensions de ce conflit et son importance ne peuvent plus faire l'ombre d'un doute. Tout comme la résolution de l'Arabie saoudite d'être un pouvoir militaire sur le front ne le peut plus non plus.
L'Arabie saoudite a depuis longtemps arrêté de payer d'autres pour faire ses basses œuvres. Elle est devenue une force de combat au front au Yémen et en Syrie, fournissant des bras et de la logistique, luttant même, et les effets se font sentir. En Syrie, les changements tactiques saoudiens et sa coordination avec la Turquie, le Qatar et les groupes qu'ils subventionnent sont déjà visibles dans les avancées des forces rebelles contre celles de Bachar al-Assad à Idleb.
Il s'agit d'un changement radical par rapport à la situation d'il y a trois mois quand les forces de Bachar al-Assad avançaient et qu'Alep était sur le point de tomber. Maintenant, pour la première fois, trois groupes rebelles puissants, aucun n'étant des saints, Jabhat al-Nosra, Ahrar al-Cham et Jaish al-Islam, ont arrêté de se battre et coordonnent leurs actions. Un commentateur iranien, Amir Mousawi, a même suggéré que Bachar al-Assad devrait transférer sa capitale à Tartous, la forteresse alaouite. Mais en Syrie, la soi-disant doctrine de Salmane entre en vigueur.
La campagne aérienne de Mohammed ben Salmane au Yémen peut toujours aller dans un sens ou un autre. Les bombardements se concentrent maintenant sur l'armée yéménite, cible loyale au dictateur évincé, Ali Abdallah Saleh, plus que sur les Houthis. Ces deux groupes se sont lancés dans une mission de vengeance. Pour les Houthis, il s'agit d'une vengeance pour six guerres avec le gouvernement qui a dévasté le nord de leur nation. Même si Saleh a fomenté les guerres contre les Houthis, il veut aussi mettre le Yémen à genoux s'il ne peut parvenir à installer son fils comme président. Saleh semble avoir perdu toute sa raison politique, et selon ceux qui sont toujours en contact avec lui, il veut emporter avec lui la maison qu'il a construite. Pendant que la campagne saoudienne est soutenue dans le sud, les Houthis sont installés à Sanaa et personne n'a l'air d'être prêt à les combattre pour le moment.
Le défi clé pour les Saoudiens consiste à choisir un dirigeant qui peut unir les forces anti-Houthis et anti-Saleh et mener la campagne militaire terrestre au Yémen. Les Frères musulmans ont rallié le mouvement d'Islah et ne combattront pas tant qu'ils ne se sentiront pas investis d'un mandat clair pour le faire et qu’ils ne sauront pas dans quelle direction Riyad se dirige.
Le plus grand défi à venir pour Salmane est de savoir comment il utilisera le pouvoir absolu qu'il détient maintenant et s'il profitera de dirigeants plus jeunes pour instituer de vrais changements démocratiques. Le royaume a désespérément besoin de plus de transparence dans ses décisions, d'une plus grande distribution des richesses et d'inclure plus de groupes dans le processus de décision. La réussite du défunt roi Abdallah a été d'envoyer des dizaines de milliers de jeunes étudiants brillants à l'étranger pour leurs études supérieures. Aujourd'hui, ces derniers sont de retour. Le royaume peut-il absorber ce qu'ils ont appris ? L'héritage de Salmane dépendra de la réponse.
- David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il était précédemment journaliste au Guardian où il a occupé les positions de rédacteur en chef adjoint et contributeur principal de la rubrique Actualités internationales, éditeur de la rubrique Affaires européennes, chef du bureau de Moscou, correspondant en Europe et correspondant en Irlande. Avant The Guardian, David Hearst était correspondant pour la rubrique Eduction au journal The Scotsman.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photographie dans une rue de Riyad, capitale saoudienne, montrant un panneau d'affichage avec une image d'un soldat et du roi saoudien Salmane ben Abdelaziz al-Saoud sur laquelle est écrit « mon pays, nous protégeons tous ton sol », le 15 avril 2015 (AFP)
Traduction de l'anglais (original) par Green Translations, LLC.
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