Aller au contenu principal

Algérie, Maroc, Tunisie : pourquoi ces pays rejettent les frappes en Syrie

Qu’ils cherchent à ménager les forces politiques en interne, à se rapprocher de la Russie, ou que cela fasse partie de leur doctrine diplomatique, Alger, Rabat et Tunis ont exprimé leur inquiétude face à l’escalade de la violence en Syrie
Pour Mohammed VI (ici à Moscou en 2016), la Russie est un pays à ménager pour pallier l'imprévisibilité des relations entre le Maroc et les pays occidentaux (AFP)

Rabat ménage la Russie, son principal partenaire commercial dans la région

Dans un communiqué émis samedi, le Maroc a choisi de dénoncer « le recours aux armes chimiques, notamment contre des populations civiles innocentes », et « les options militaires, y compris les frappes aériennes aussi justifiées ou proportionnelles soient elles » qui, pour Rabat, « ne font que compliquer les solutions politiques, aggraver les souffrances des victimes civiles et exacerber leur sentiment à l’égard de l’occident » .

En condamnant avec beaucoup d'apprêt les frappes du trio mené par les États-Unis et l'usage des armes chimiques par l'armée d'Assad, le Maroc ne dévie pas de sa position sur le conflit syrien, qui consiste à maintenir le cap entre les différentes forces en présence, sans prendre position de façon trop marquée envers les uns ou contre les autres. 

Le chef du gouvernement marocain Saâdeddine el-Othmani et son homologue russe Dimitri Medvedev le 11 octobre 2017 (AFP)

Il faut dire que le royaume, qui est l'un des principaux partenaires commerciaux de la Russie (3 milliards de dollars d’échange en 2017) dans la région, œuvre activement depuis quelques années à se rapprocher de Moscou... et fait de son mieux pour ne pas incommoder l'allié russe. 

En novembre 2016, quand l'ancien chef du gouvernement marocain Abdelilah Benkirane avait critiqué l'action de la Russie en Syrie, se demandant « pourquoi veut-elle détruire la Syrie (...) au lieu trouver une solution à cette crise ? », le département des Affaires étrangères, dont le ministre est nommé par le roi, avait condamné ces propos. 

« Le Maroc respecte le rôle et l’action de la Fédération de Russie sur ce dossier »

- Le ministère marocain des Affaires étrangères

Et après une audience où l'ambassadeur russe au Maroc a fait part de la préoccupation de son pays face à la sortie de Abdelilah Benkirane, l'ex-ministre marocain des Affaires étrangères Salaheddine Mezouar avait qualifié, par voie de communiqué, les déclarations du chef du gouvernement « d’improvisations hasardeuses ».

Le communiqué de samedi clarifiait ainsi la position du royaume sur la crise syrienne : « Le Maroc est convaincu que la résolution de la crise syrienne exige une forte implication de la communauté internationale et, notamment, des puissances en mesure d’agir sur le terrain et de peser sur le cours des événements. Il respecte le rôle et l’action de la Fédération de Russie sur ce dossier comme sur d’autres questions internationales ». 

Depuis son intronisation, Mohammed VI s'est rendu en Russie deux fois, en 2002 et en 2016. Là où son père, le roi Hassan II, avait tissé des relations cordiales mais contenues avec l'URSS pour s'assurer de sa neutralité positive – sans plus – envers le Maroc, Mohammed VI y voit un allié qui lui permettrait de pallier l'imprévisibilité de ses relations avec les pays occidentaux, dans le cadre d'une politique de « jeu d’équilibre ». 

À LIRE : Le prince héritier d’Arabie saoudite, l’ami (très) susceptible du Maroc

En effet, la politique changeante des administrations américaines qui se succèdent, vis-à-vis du royaume, semble dérouter le pouvoir marocain. Par ailleurs, les différentes pressions exercées sur le Maroc par l'Union européenne concernant les droits humains et le Sahara Occidental semblent peu à peu motiver le Maroc à renforcer son partenariat avec la Russie, considérée comme un partenaire plus pragmatique. 

Et malgré le fait que le Maroc ne partage pas avec la Russie autant de valeurs quʼavec ses alliés traditionnels et que « sur un certain nombre de questions régionales et internationales, la position du Maroc est divergente avec celle de la Russie », comme le souligne une note diplomatique marocaine fuitée en 2014, celle-ci « a une perception de lʼaction de lʼONU proche de celle du Maroc », et « défend aujourd’hui les principes défendus par le Maroc ».

Pour Alger, condamner l’ingérence est une question de principe

Comme elle le fait pour la Libye, le Mali ou n’importe quel pays dans le monde, l’Algérie défend, au nom de la souveraineté des pays, la solution politique et rejette toute intervention étrangère. 

C’est donc sans surprise que le Premier ministre Ahmed Ouyahia a déclaré samedi en conférence de presse « regretter les frappes en Syrie ». Tout en rappelant que l’Algérie était signataire de la convention contre l’usage des armes chimiques, il a souligné combien il aurait été important d’attendre les résultats de la commission d’enquête.


« La question syrienne a plus besoin d’une solution politique et malheureusement ces frappes vont encore créer une atmosphère qui ne manquera pas de peser négativement sur une dynamique de règlement politique de la crise syrienne », a-t-il ajouté. 

L’Algérie, qui partage avec la Syrie une longue histoire commune et qui a engagé pour la résolution du conflit un de ses plus brillants diplomates – Lakhdar Brahimi a succédé à Kofi Annan comme envoyé spécial de l’ONU en Syrie de 2012 à 2014 – a déjà refusé de participer à la coalition armée en Syrie et au Yémen à l’initiative de l’Arabie saoudite en mars 2015. Avec l’Irak, l’Égypte et la Tunisie, elle soutient également le retour de la Syrie à la Ligue arabe. « La Syrie semble indispensable à la bonne marche de la Ligue arabe », a récemment déclaré Abdelkader Messahel, ministre des Affaires étrangères, à Russia Today.   

À LIRE : Des pays arabes militent pour le retour de la Syrie à la Ligue arabe

« L’Algérie déplore l’escalade militaire que vient de connaître la situation en Syrie », a ajouté le porte-parole des Affaires étrangères, soutenant que « toute escalade militaire, de quelle que nature qu’elle soit, ne fait que compliquer et retarder les chances de parvenir à une solution politique et pacifique au drame que connaît ce pays frère. »

À l’Institut français des relations internationales (IFRI) à Paris où il se trouvait le 11 avril, le chef de la diplomatie algérienne avait, avant même les frappes, rappelé que « les armes et les bombardements ne sont pas solution à la situation en Syrie ». Il avait également préconisé de « laisser les Syriens, toutes tendances confondues, trouver leur solution et faire preuve de cette volonté d’aller au-delà ».

Cette position est aussi celle du Parti des travailleurs (PT), qui dans une déclaration publique a dénoncé « les gouvernements successifs des grandes puissances » qui « créent des conditions de guerre ». « Avec ou sans mandat de l’ONU, les gouvernements américain, britannique et français n’ont aucun droit d’intervenir en Syrie ou ailleurs. »

Manifestations à Tunis pour appeler l’État tunisien à condamner les frappes

Tiraillée entre l’influence d’Ennahdha (islamistes) – deuxième parti au pouvoir, aux yeux duquel légitimer Bachar al-Assad est inconcevable – et celle de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) – contre-pouvoir pour lequel applaudir les frappes serait vécu comme une provocation – la Tunisie a officiellement opté pour la neutralité.

Tunis a exprimé « son extrême inquiétude et sa préoccupation en rapport avec l’évolution alarmante de la situation dans la région », et a appelé « au regroupement des efforts de toutes les parties, afin d’éviter l’escalade et la tension qui ne font qu’augmenter la détresse du peuple syrien frère ». 

Les frappe en Syrie ont tout de même été majoritairement condamnées.

Le président d'Ennahdha Rached Ghannouchi s'en est réjoui, y voyant un « événement important » – position qu'une partie de la presse tunisienne a mis sur le compte de la détestation du parti islamiste par le régime syrien qui l’a vigoureusement réprimé. 

Mais la position dominante est la condamnation : ainsi, le secrétaire général de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) Noureddine Taboubi a qualifié la position officielle de la Tunisie de « honteuse », et a appelé à une condamnation plus ferme des frappes.

À Tunis, des manifestants rassemblés samedi devant le théâtre municipal ont appelé l'État tunisien à condamner fermement les frappes contre un régime qu'une partie des politiques tunisiens voient comme un « partenaire dans la lutte antiterroriste ».

Depuis 2012, sous le mandat de l'ancien président Moncef Marzouki, la Tunisie a rompu ses relations diplomatiques avec la Syrie pour protester contre la répression menée par le régime de Bachar al-Assad au début de la guerre civile.

Mais depuis 2014, l'idée d'un rétablissement des relations diplomatiques avance timidement en Tunisie. Elle était, à l'époque, portée par Nidaa Tounès, l'actuel parti au pouvoir. La montée de la menace des groupes islamistes armés en Tunisie, dont les ressortissants formaient le principal contingent étranger du groupe État islamique, avec plus de 3 000 combattants, ont hâté une remise en question du choix de la rupture au profit de considérations plus pragmatiques. 

À LIRE : La Tunisie envisage de reprendre ses relations diplomatiques avec la Syrie

En avril 2017, le président Béji Caïd Essebsi conditionnait la reprise des relations diplomatiques par l'amélioration et la stabilisation de la situation en Syrie. Trois mois plus tard, une pétition visant à acter le rétablissement des relations diplomatiques entre les deux pays a été rejetée par les députés de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), faute d'avoir pu recueillir le quorum de 109 voix requis.

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].