Arabie saoudite : des bulldozers détruisent la ville chiite d'Awamiya
Le gouvernement saoudien a déplacé de force des habitants de la ville rebelle d’Awamiya (côte est) pendant que les affrontements entre soldats et groupes de combattants continuent dans la vieille ville.
Des centaines d’habitants ont fui ou ont été évacués d’Awamiya depuis le début des troubles qui ont tué au moins sept personnes, dont deux agents de police. Selon le journal Al Hayat, le gouvernement a reçu des demandes d’habitants d’Awamiya et de fermiers alentour, sollicitant son aide pour fuir les violences.
Cependant, des activistes prétendent que ces habitants ont été chassés de leurs maisons et que leurs biens ont été saisis par des promoteurs privés, essentiellement à l’intérieur et autour du quartier historique d’Almosara.
Une photo envoyée à Middle East Eye par un activiste d’Awamiya montrait un ordre de réquisition affiché sur une maison dans le quartier d’Al Shweikah, à environ six kilomètres au sud d’Almosara.
Cette injonction émane visiblement du promoteur immobilier privé Albarahim, mais il est aussi officialisé par un tampon du National Joint Counterterrorism Command (NJCC, Commandement conjoint national contre le terrorisme), organe créé en 2003 suite aux attaques perpétrées dans le pays par des combattants d’al-Qaïda.
Ce document fournit une liste d’exigences que les habitants peuvent présenter aux autorités locales pour être relogés.
Depuis déjà longtemps, Awamiya est une poudrière d’où démarrent les soulèvements de la minorité chiite saoudienne. L’influent chef religieux Nimr al-Nimr, exécuté par le gouvernement saoudien en 2016, est originaire de cette ville où manifestations et troubles sont fréquents.
Al Hayat a repris les propos de Falah al-Khalidi, gouverneur de la province de Qatif, indiquant que des contrats avaient été signés « pour fournir un certain nombre d’appartements meublés dans la ville de Dammam en vue de reloger les personnes volontaires pour quitter certains quartiers près d’Almosara ».
Cependant, à en croire certaines informations parues sur les réseaux sociaux et aux dires des activistes, nombre de familles déplacées n’ont toujours pas été relogées.
« Depuis le début, j’ai la nette impression qu’il s’agit d’un châtiment collectif... Ces déplacement forcés ont été planifiés », a déclaré Ameen Nemer, activiste saoudien issu d’Awamiya.
« Où ces gens vont-ils se retrouver ? Ça n’intéresse personne ».
Selon son témoignage à MEE, le dépeuplement et la destruction de la ville avaient surtout des buts politiques, et ne répondaient ni à des objectifs de développement ou de lutte antiterroriste.
« Cela n’a rien à voir avec le développement d’Almosara. Le but, c’est de punir cette ville pour avoir, depuis 2011, exigé publiquement des réformes et le respect de ses droits ».
Fusillades aveugles
Il est depuis longtemps presque impossible de confirmer les détails précis de la situation à Qatif, car les autorités saoudiennes exercent un contrôle serré sur les médias.
Au début de l’année, Reuters a écrit que les médias étrangers n’étaient autorisés à visiter la région qu’à l’expresse condition d’être accompagnés par des représentants du gouvernement, sous prétexte d’assurer leur sécurité.
La plupart des informations émanent de communiqués de presse gouvernementaux saoudiens, d’activistes locaux, ou de sites d’information s’intéressant principalement aux chiites.
Les activistes locaux accusent les forces de sécurité de chasser les habitants d’Awamiya en tirant au hasard en direction des maisons et des voitures, au prétexte qu’elles affrontent des hommes armés dans la région. L’Arabie Saoudite nie toutes ces accusations.
Ils prétendent que plusieurs maisons et magasins ont été incendiés ou endommagés pendant les combats.
Une vidéo postée en ligne montre que presque toute la ville n’est plus qu’un amas de décombres.
Une grande partie de la ville a été laissée sans eau ni électricité, ni ramassage d’ordures, ni pompiers. Des groupes électrogènes privés ont été gravement endommagés et les habitants qui n’ont pas quitté la ville doivent maintenant supporter sans climatisation l’intense chaleur estivale.
Des comités locaux ont bien été créés pour essayer de maintenir à flot quelques services, mais il devient de plus en plus difficile pour la plupart des habitants de rester dans la ville.
Andrew Hammond, consultant en politique du Moyen-Orient, a suggéré qu’Awamiya avait été vidée de ses habitants dans le cadre d’une stratégie visant un changement démographique dans cette région saoudienne chiite, réputée fauteuse de troubles.
« Ce serait dans le droit fil d’une politique délibérée », a-t-il dit à MEE. « On a déjà vu cela à Bahreïn, dans le Golfe et en Israël-Palestine. À mon avis, on a toutes les bonnes raisons de faire cette interprétation ».
Et d’ajouter que ces combats ont aussi servi « d’utile diversion », car ils détournent l’attention des troubles politiques au sein du palais saoudien, depuis que l’ancien prince héritier Mohammed ben Nayef a été supplanté par le fougueux fils du roi actuel, Mohammed ben Salmane.
« Les choses se sont avérées plus complexes qu’ils ne l’avaient espéré – je pense qu’il y a eu quelques résistances, et une grande nervosité devant l’irritation provoquée, surtout parce que [ben Nayef] n’a pas quitté le pays ces dernières semaines, alors que c’est ce qu’on attendait de lui », a-t-il expliqué.
« Je crois que le pays est soumis à une certaine tension politique en ce moment, et c’est chaque fois la même tactique : cette lutte avec les chiites leur est bien utile de ce point de vue ».
Controverse sur les livraisons d’armes étrangères
La semaine dernière, le Canada a annoncé qu’il enquêterait sur l’utilisation possible de son matériel militaire dans les opérations à Qatif, suite à un reportage paru dans le Globe and Mail indiquant que des véhicules blindés légers vendus par le Canada à l’Arabie saoudite avaient été impliqués dans ces affrontements.
Un porte-parole a indiqué que le ministre canadien des Affaires étrangères, Chrystia Freeland, avait exprimé « de profondes inquiétudes devant cette situation et demandé aux fonctionnaires de lui présenter un rapport de toute urgence ».
« S’il s’avère que les exportations canadiennes ont été utilisées pour commettre des violations sérieuses de droits de l’homme, le ministre prendra des mesures », a déclaré le porte-parole, John Babcock.
Le contrat controversé – 13 milliards de dollars pour la vente à Riyad des véhicules blindés légers – a été signé par le précédent gouvernement conservateur du Canada.
Le gouvernement Trudeau (libéral) a été obligé de défendre ce contrat, en réponse aux critiques selon lesquelles il aurait violé les règles de contrôle des exportations canadiennes interdisant les exportations à destination de pays réputés peu respectueux des droits de l’homme, règles prévoyant aussi que ces armes ne doivent pas être utilisées contre des civils.
D’autres gouvernements, dont le Royaume-Uni et les États-Unis, n’ont pas encore commenté la situation à Qatif.
Depuis mars 2015, le gouvernement britannique, l’un des plus proches alliés des Saoudiens, a approuvé au moins 194 permis d’exportation d’armes (entre autres matériels militaires) à destination de l’Arabie saoudite, pour une valeur de plus de 4,3 milliards de dollars, dont des fusils, des équipements de gestion des foules et du matériel antiémeute.
Le ministère des Affaires étrangères britannique n’a pas souhaité s’exprimer sur la situation à Awamiya, ni sur la question de savoir si une enquête avait été ouverte quant à l’utilisation des armements britanniques.
Un porte-parole a déclaré : « Au Royaume-Uni, les protocoles de contrôle des exportations comptent parmi les plus stricts dans le monde et nous exerçons en permanence sur nos exportations militaires en Arabie saoudite un contrôle des plus sévères ».
Traduction de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].