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Belhadj, dissident libyen torturé, gagne le droit de poursuivre le gouvernement britannique

Abdelhakim Belhdaj et son épouse Fatima Boudchar ont gagné le droit d’intenter des poursuites contre des responsables et des institutions, notamment l’ex-secrétaire aux Affaires étrangères, suite à leur enlèvement en 2004
Les sept juges de la Cour suprême du Royaume-Uni ont statué en faveur de la requête d’Abdelhakim Belhadj, qui a été enlevé et torturé (AFP)

L’ancien secrétaire britannique aux Affaires étrangères Jack Straw ainsi que Mark Allen, ancien agent de haut rang du MI6, ont subi ce mardi un revers cuisant face aux plus hauts juges britanniques au sujet de l’enlèvement et de la torture d’Abdelhakim Belhadj, opposant de premier plan de l’ancien dirigeant libyen Mouammar Kadhafi.

Straw et Allen – soutenus par le service de sécurité britannique – et le MI6 ont perdu une bataille de quatre ans dont le but était d’empêcher Belhadj et son épouse, Fatima Boudchar, d’engager des poursuites au sujet de leur responsabilité et d’exiger une indemnisation devant un tribunal britannique.

La Cour suprême du Royaume-Uni a catégoriquement rejeté les allégations formulées par Straw et Allen, selon lesquelles l’affaire devait être classée et ne pouvait être portée devant un tribunal britannique au motif que des agents de l’État britannique et des agents de la CIA, les autorités libyennes et celles d’autres pays étaient impliqués dans l’opération d’extradition.

Traduction : « La Cour suprême du Royaume-Uni rejette l’appel formulé par le gouvernement contre Belhadj/Rahmatullah : le gouvernement n’est pas en droit de se fonder sur la doctrine de l’acte de gouvernement étranger»

Straw, qui a occupé le poste de secrétaire aux Affaires étrangères de Tony Blair de 2001 à 2006, et Allen, qui a été fait chevalier en 2005, se sont appuyés sur les doctrines dites de l’« immunité des États » et de l’« acte de gouvernement étranger ».

Belhadj, qui dirigeait alors le Groupe islamique combattant en Libye (GICL), ainsi que son épouse, ont été capturés en Malaisie et en Thaïlande suite à un renseignement fourni par le MI6. Ils ont été transportés à Tripoli à bord d’un avion de la CIA. L’opération a eu lieu en 2004, à une époque où Tony Blair, le Premier ministre britannique, se liait gaiement d’amitié avec le dictateur libyen.

À l’unanimité, les sept juges ont rejeté les arguments avancés par Straw, Allen et les agences d’État britanniques au motif que l’affaire concernait des allégations de violations de la plus haute gravité, dont des actes de torture.

L'ère Trump

« Les points critiques, à mon avis, sont la nature et la gravité de l’acte répréhensible présumé, a statué Lord Mance dans le jugement principal. Le droit anglais reconnaît l’existence des droits fondamentaux », a-t-il ajouté.

Il a cité la Magna Carta, l’accord médiéval entre le roi Jean sans Terre et les barons anglais qui est considéré comme l’un des premiers remparts énonçant les droits de l’individu.

« Aucun homme libre ne sera arrêté ni emprisonné, ou dépossédé [...] de ses libertés [...] ou déclaré hors-la-loi, ou exilé, ou exécuté de quelqu’autre manière que ce soit [...] sans un jugement légal de ses pairs et conformément à la loi du pays », a cité Mance dans son jugement.

« De plus, la torture est depuis longtemps considérée comme odieuse par le droit anglais [...] et tout individu dispose du droit incontestable de ne pas subir de sévices physiques délibérés lors de sa détention pas des autorités étatiques », a ajouté Mance.

Il a poursuivi en ces termes: « [...] Dans la mesure où les faits allégués relèvent d’une complicité de torture, la Convention des Nations unies contre la torture [...] oblige les États à offrir un recours civil universel en matière de torture partout où de tels actes sont commis dans le monde ou lorsqu’ils sont (prétendument) commis par ou avec la complicité de citoyens du Royaume-Uni. »

« Le principe selon lequel il n’y a pas de défense générale de la nécessité d’État pour une allégation d’acte répréhensible commis par des responsables de l’État est établi depuis le XVIIIe siècle », ont ajouté les juges.

Le jugement a cité des extraits d’une lettre envoyée en 2004 par Allen, qui était alors l’agent antiterroriste de plus haut rang du MI6, au chef du service de renseignement extérieur de Kadhafi, Moussa Koussa.

Dans cette lettre, qui a été découverte parmi d’autres documents à l’agence de renseignement libyenne après que Kadhafi a été renversé en 2011, Allen s’est exprimé au sujet de l’affaire Belhadj : « C’était le moins que nous puissions faire pour vous et pour la Libye afin de témoigner de la relation remarquable que nous avons construite au cours des dernières années. »

Le jugement a précisé que la lettre contenait « un indice sur les raisons sous-jacentes pour lesquelles le Royaume-Uni aurait été disposé à fournir des informations à la Libye au sujet de M. Belhadj ».

Rejetant l’argument du MI6 selon lequel les juges britanniques n’avaient aucun rôle à jouer dans l’affaire, la Cour suprême a précisé : « Compte tenu de la nature et de la gravité des atteintes en question aux droits fondamentaux individuels, cela ne constitue en aucun cas une base pour qu’un tribunal national s’abstienne ou évite de statuer sur les requêtes. »

Les tribunaux britanniques pourront désormais entendre l’affaire Belhadj, une issue qu’Allen, appuyé par l’establishment britannique de sécurité et de renseignement, tente d’empêcher depuis plusieurs années.

Le jugement de ce mardi sera également une source profonde d’embarras pour Straw, qui a nié à plusieurs reprises, même devant le parlement, le fait que la Grande-Bretagne avait joué un rôle dans une quelconque opération d’extradition. Le MI6 devrait désormais faire valoir que toute audience devra se dérouler en secret.

Les affaires peuvent être entendues en secret en vertu du « Justice and Security Act », une loi britannique votée par le parlement après que le gouvernement britannique a versé des millions de livres de compensation pour éviter que les tribunaux reçoivent des preuves au sujet de la complicité britannique dans l’extradition de ressortissants et de résidents britanniques à Guantánamo.

« Le jugement d’aujourd’hui intervient quelques jours seulement avant l’investiture de Donald Trump en tant que président, alors que ce dernier a promis au cours de sa campagne de relancer le programme de torture de George W. Bush en rétablissant la torture par l’eau » et des sévices bien plus atroces, a indiqué le groupe de défense des droits de l’homme Reprieve.

Cori Crider, avocate de Reprieve, a déclaré : « Dans 72 heures, un bourreau potentiel va prendre les rênes de l’État sécuritaire le plus puissant de la planète. Cette affaire n’est donc pas "juste" une question d’histoire – les enjeux sont on ne peut plus élevés. »

« Nous entrons dans l’ère Trump où pas une seule âme n’est tenue de rendre des comptes pour le rôle passé de la Grande-Bretagne dans des opérations d’extradition. Aucun responsable n’a condamné les déclarations de Trump qui se vante de vouloir commettre des actes de torture. Nos agences de renseignement pourraient bien subir des pressions pour aider les États-Unis à reprendre la torture. »

« Rétablir l'honneur de la Grande-Bretagne »

« Le gouvernement a acheté un report de plusieurs années en dilapidant des centaines de milliers de livres dans cet appel, alors que de simples excuses auraient permis de clore l’affaire. Theresa May devrait s’excuser auprès de cette famille, tracer une ligne rouge contre la torture et rétablir l’honneur de la Grande-Bretagne une fois pour toutes.

Sapna Malik, du cabinet juridique Leigh Day, qui a représenté Belhadj et son épouse, a déclaré : « La Cour suprême a rendu aujourd’hui un jugement catégorique qui préserve la primauté du droit, en particulier en cas de violation des droits reconnus comme fondamentaux par le droit écrit anglais et le droit commun dont des accusés britanniques sont soupçonnés de s’être rendus complices. »

« Les juges ont clairement indiqué que les tribunaux britanniques ne devaient pas s’abstenir de statuer sur de telles affaires qui peuvent impliquer des critiques à l’égard de la conduite d’États étrangers, même lorsque cet État étranger est les États-Unis. Nous espérons que les accusés dans cette action en justice jugeront désormais opportun de s’excuser auprès de nos clients et de reconnaître les torts commis, afin qu’ils puissent tourner la page de ce triste chapitre de leur vie et passer à autre chose. »

Martha Spurrier, directrice du groupe d’action en faveur des libertés civiles Liberty, a déclaré : « Tout ce que M. Belhadj et son épouse ont demandé, après avoir subi les abus les plus inimaginables, c’est que les responsables soient confrontés à ce qu’ils ont fait et s’excusent. Au lieu de cela, notre gouvernement les a traînés sur plusieurs années de litige inutile en faisant tout ce qui était en son pouvoir pour les neutraliser à chaque étape. »

« Cela fait sept ans que David Cameron a promis une enquête complète menée par les juges sur la participation de notre pays à des actes de torture et d’extradition, et pourtant, la dissimulation et l’impunité persistent. Maintenant que le président Trump a un pied au Bureau ovale, il est plus que jamais urgent que notre pays envoie un message clair indiquant qu’il ne peut y avoir de compromis en matière de torture. Le public britannique mérite la vérité – et les victimes d’actes de torture méritent la justice. »

La Cour suprême a également statué sur d’autres affaires, dont celles portant sur la détention en Irak par les troupes britanniques de Yunus Rahmatullah, un ressortissant pakistanais, et de Serdar Mohammed, un ressortissant afghan. La cour a jugé que les affaires les concernant pouvaient aussi être entendues devant les tribunaux britanniques.

Rahmatullah a eu gain de cause pour des motifs similaires à ceux de Belhadj. La cour a statué que Serdar Mohammed pouvait poursuivre son action en justice au motif qu’il aurait pu être victime d’une détention arbitraire, dans la mesure où il a été détenu dans le seul but d’extraire des renseignements plutôt que pour de véritables raisons de sécurité.

Un porte-parole du ministère de la Défense a déclaré ce mardi : « Nous avons toujours été clairs : nos troupes avaient le droit de placer en détention Serdar Mohamed, un commandant des talibans impliqué dans la production d’engins explosifs à une échelle industrielle. Alors nous sommes satisfaits du jugement d’aujourd’hui. Il est vital pour nos troupes d’avoir la possibilité d’arrêter les forces ennemies quand elles sont impliquées dans un conflit, et ce jugement est une étape importante pour dissiper le brouillard législatif qui entourait cette affaire. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation

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