Crèches mortelles : les dessous tragiques de la ville des migrants d’Israël
Un bébé est mort par suffocation après s'être entortillé dans un sac en plastique. Un autre a succombé à un manque de nourriture. Un troisième est décédé d'une méningite. Généralement, les biberons sont laissés dans les berceaux ou même attachés à la bouche des bébés par les baby-sitters surchargées de travail, qui ont souvent quinze à vingt enfants chacune à leur charge. C'est ici, dans ces « garages pour enfants » (ces gans, comme on les appelle, ne peuvent être qualifiés de crèches), que cinq jeunes enfants sont morts dans un intervalle de six semaines. Agés de quatre à huit mois, ces cinq enfants étaient tous issus de familles de réfugiés. Faute d’une meilleure alternative, ils étaient gardés dans des crèches surpeuplées et en manque de personnel.
Les projecteurs sont maintenant braqués sur les « gans » où sont laissés les enfants des travailleurs migrants vivant dans le sud de Tel-Aviv, et constituent un système d'aide à l'enfance non réglementé à destination des personnes les plus pauvres de la ville.
« Je fais ce travail depuis vingt-et-un ans », confie Felicia, une baby-sitter originaire du Ghana. « J'ai été la première gan (nourrice ou baby-sitter) à ouvrir à Tel-Aviv. » Felicia s'occupe de quarante-cinq enfants de zéro à trois ans en journée, et de quatre-vingt enfants après l'école, avec l'aide de quatre personnes.
Elle a accepté de parler à Middle East Eye sans l'ombre d'une hésitation, alors que la plupart des baby-sitters ferment maintenant leurs portes aux journalistes suite à la publication de reportages négatifs et aux appels à la fermeture des gans lancés par des habitants et des responsables politiques.
Son gan se situe dans le sud de Tel-Aviv, dans la « ville noire », comme on l'appelle souvent, étant donné que ce secteur abrite une importante population juive mizrahie et éthiopienne, ainsi que plusieurs milliers de travailleurs migrants, réfugiés et demandeurs d'asile, légaux ou clandestins, principalement originaires d'Asie du Sud et d'Afrique.
De l'extérieur, aucun signe n'indique qu'il s'agit d'une crèche, mis à part un mur peint dans des couleurs vives et le bruit d'enfants qui jouent, que l'on entend à travers les fenêtres. Aux alentours de 18 heures, les parents viennent récupérer leurs enfants ; les mères sont pour la plupart originaires d'Erythrée, du Soudan ou de pays d'Afrique de l'Ouest. Dans la crèche, la langue parlée est l'anglais avec les petits, et l'hébreu avec les enfants allant déjà à l'école.
Seule avec soixante-dix nourrissons
Si certains rapports dans les médias ont rejeté la responsabilité de la mort des cinq nourrissons sur les baby-sitters ou sur les parents, pour Felicia, il s'agissait d'un accident. « Lorsque ce genre de choses se produit, je dis toujours qu'il n'y a pas de baby-sitter qui se réveille le matin et ouvre les portes de son gan en pensant que quelque chose de mal va se passer », explique-t-elle, assise à une table dans l'entrée de son gan, tandis que sa fille de sept ans joue autour d'elle. « Personne n'est immunisé contre les accidents ou les erreurs. Les baby-sitters ont besoin de connaissances ; les personnes qui viennent travailler dans un gan ont besoin d'être formées. »
Au départ, Felicia était seule avec soixante-dix enfants. Mesila, un organisme géré par la municipalité, lui a offert une formation, dix ans après l'ouverture de son gan. Mesila est toujours en activité aujourd'hui, mais son directeur a refusé d'être interviewé pour cet article. « Lorsqu'[ils] m'ont intégrée à un séminaire et à des cours de premiers secours, cela m'a ouvert l'esprit et le travail est devenu plus facile pour moi. Ils ont envoyé un formateur ici et ils m'ont demandé d'embaucher d'autres personnes. »
Son gan est toujours surpeuplé. Environ 40 m2, une petite cuisine avec une plaque de cuisson amovible, un évier, deux petites chambres, la première remplie de lits de bébé pour les plus petits, la seconde recouverte de tapis pour les plus grands. Une télévision est installée dans chacune des chambres. Les murs sont peints dans des couleurs vives. Le couloir est rempli de sacs de dons – vêtements, jouets, nourriture – et les vêtements et les sacs des enfants sont accrochés à un porte-manteau. Mal éclairé, l'endroit ne dispose d'aucun espace extérieur. « Si je pouvais avoir un coup de main, je sais que ce serait mieux, et les enfants seraient libres. Car, voyez-vous, nous avons une maison sans espace pour les jeux des enfants. Mais je n'ai pas l'argent. Je ne peux pas faire le travail moi-même », explique Felicia.
Elle dit que son loyer mensuel est de 10 000 shekels (environ 2 320 euros) et qu'elle paie ses employés 4 000 shekels (environ 930 euros) par mois. Les parents sont censés payer 600 shekels (environ 140 euros) par mois pour une garde à temps plein et 300 shekels (environ 70 euros) pour une garde après l’école.
« Ce n'est pas facile. J'ai parfois des dettes, confie Felicia. Si c'était une entreprise, en vingt-et-un ans, j'aurais eu de l'argent. Mais je fais cela pour des raisons humanitaires. Je ne veux pas que les enfants soient dans la rue. S'ils ne peuvent pas payer et si je ne prends pas l'enfant, il sera seul à la maison. Ils ferment la porte et la mère part au travail. » Pour cette raison, la plupart des parents ne peuvent lui payer que 400 shekels (environ 93 euros) au lieu des 600 qu'elle demande, et elle prend également en charge des enfants gratuitement lorsque cela s'avère nécessaire.
« Une question de libre marché »
La plupart des ONG et baby-sitters locales conviennent que ces dernières doivent recevoir une formation sous la supervision du gouvernement. Mais dans ce quartier surpeuplé à la mixité importante, la mort de ces nourrissons est un symptôme de la situation globale dans laquelle les travailleurs migrants et les demandeurs d'asile sont forcés de vivre.
Pour Maya Peleg, de l'UNITAF, un centre fournissant des services de garderie et d’aide aux réfugiés financé par Mesila et désormais indépendant, « c'est une question de libre marché. Pour les enfants de zéro à trois ans, il n'y a pas de jardins d'enfants. Chacun va dans une crèche privée. Je paie 3 000 shekels (environ 700 euros) par mois pour mes enfants. C'est très cher. Les réfugiés, les demandeurs d'asile, les travailleurs migrants ne peuvent pas débourser une telle somme, donc ils ont ouvert leur propre structure. [La baby-sitter] veut gagner de l'argent, donc elle ne veut pas embaucher et prend autant d'enfants que possible, tandis que les parents veulent payer moins. »
« C'est un garage pour enfants. Pas vraiment un jardin d'enfants, poursuit-elle. On y trouve en général des petites pièces remplies de lits de bébé. Les enfants restent dans ces lits de l’aube à neuf heures du soir, toute la journée [...]. Car elles ont quinze bébés [par employée] et sont débordées, entre la préparation des repas et le nettoyage ; quand elles ont le temps, elles les nourrissent au biberon ; sinon, elles attachent simplement le biberon à leur bouche. » L'un des cinq enfants est mort à cause de ce système.
Maya forme et travaille avec les baby-sitters pour transformer leur crèche en un jardin d'enfants adéquat. Son programme affiche de bons résultats : 200 enfants dans de nouvelles crèches, 450 sur une liste d'attente, de nouvelles baby-sitters et employées formées. Le prix demandé a été porté à 800 shekels par mois, même si certains enfants font l'objet de subventions lorsque leurs parents ne peuvent pas couvrir la totalité des frais.
Pour Rotem Ilan, de l'Association pour les droits civils en Israël, c'est une question de priorités : « Les parents avaient l'habitude de payer plus cher, et aujourd'hui, ils paient de moins en moins cher, avec pour résultat un nombre excessif d'enfants par employée. Nous avons soixante-dix baby-sitters. Certaines structures sont dans un état calamiteux et devraient être fermées dès aujourd'hui [...]. C'est la responsabilité du gouvernement, mais le personnel des garderies et les parents ont également leur part de responsabilité. Eux aussi doivent être tenus pour responsables et respecter certaines normes. »
Le système mis en place par l'UNITAF est maintenant considéré comme un modèle en la matière. Jusqu'à présent, l'organisation a été financée en partie par des dons privés et en partie par la municipalité, qui fournit également l'espace pour la garderie. Le gouvernement est censé allouer un montant de 56 millions de shekels (13 millions d'euros) sur quatre ans afin de construire de nouvelles garderies sur le modèle de l'UNITAF.
Cependant, quatre ans pourraient constituer un délai trop long. Les crèches où les récents décès sont survenus sont censées avoir été fermées mais, selon Felicia, elles ont rouvert ailleurs, avec les mêmes baby-sitters et peut-être dans des conditions encore plus déplorables, et désormais de façon dissimilée. « Toutes les femmes retournent au gan, même là où ces choses se sont produites. Car elles savent que c'était un accident. Tout comme leurs enfants, elles aiment la baby-sitter », explique Felicia. C'est aussi parce qu'elles n'ont pas d'autre choix.
Un symptôme mortel du sud de Tel-Aviv
La communauté locale tente donc de prendre les choses en main et d'agir pour faire accélérer le processus. Il y a deux semaines, Shula Keshet, une féministe mizrahie qui dirige avec Rotem Ilan une organisation féministe locale, Ahoti, a rassemblé un groupe d'habitants locaux pour organiser une manifestation à ce sujet. Des représentants des communautés érythréenne, congolaise et philippine, ainsi que des habitants « vétérans » du quartier (mizrahim) et des travailleurs sociaux étaient présents.
Ce rassemblement faisait partie de l'initiative « Le pouvoir à la communauté », lancée en 2013 pour réunir tous les habitants du quartier dans un effort commun. L'initiative vise à réduire les tensions entre les communautés et à faire pression sur les autorités pour soutenir le développement du sud de Tel-Aviv en coordination avec ses habitants.
Pour Shula, la mort de ces enfants « est le résultat d'une ghettoïsation [...]. Il y a un mur : le mur [boulevard] Rothschild. » Selon elle, cette rue sépare la « ville noire » de la « ville blanche » au nord, habitée par une classe plus riche et majoritairement ashkénaze.
« Ils ne laisseront jamais quiconque d'entre nous vivre [au nord]. Le but est de nous faire partir [...]. Ces conditions doivent cesser, tout comme ces politiques racistes. Si nous ne combattons pas cela, nous perdons notre humanité », soutient Shula.
Une crise de négligence de l'Etat
Pour Ilan, le manque de garderies touche tout le pays car l'Etat d'Israël ne fournit pas aux familles des crèches publiques. Néanmoins, la marginalisation des demandeurs d'asile et de la population immigrée est la véritable raison de la mort des enfants. Ce n'est pas seulement un problème de place. « Il est difficile de trouver du travail pour les immigrés clandestins, et il est facile de profiter d'eux. Sans permis de travail adéquat, ils peuvent toujours travailler, mais il est plus difficile de trouver du travail, et ils sont traités comme du bétail », explique-t-elle.
Le groupe présent au rassemblement ce jour-là a rédigé une pétition en dix points visant à demander à l'Etat de faire du sud de Tel-Aviv une zone prioritaire et de régulariser la situation des parents afin d'éviter d'autres décès de nourrissons.
En effet, les familles des enfants décédés étaient presque toutes érythréennes, une population qui se voit largement refuser l'asile en Israël. Selon Anat Ovadia, porte-parole de la Hotline pour les réfugiés et les migrants, seulement quatre demandeurs d'asile érythréens ont au total été reconnus comme réfugiés, alors qu'environ 75 % d'entre eux obtiennent le statut de réfugié dans d'autres pays.
Dans leur pétition, les activistes de la communauté ont exigé d'examiner la demande de régularisation de la situation des demandeurs d'asile et d'assurer leur protection, ainsi que de mettre fin à l'expulsion et à la détention d'hommes et de chefs de familles migrants, qui laissent ainsi les femmes seules. Selon Anat, les hommes mariés ne peuvent pas être expulsés en vertu de la loi ; cependant, d'après Felicia et les membres du rassemblement « Le pouvoir à la communauté », les femmes semblent de plus en plus livrées à elles-mêmes en raison, principalement, de l'expulsion de leur conjoint.
Dimanche dernier, 300 personnes, dont des migrants, des demandeurs d'asile, des habitants « vétérans » et des activistes sociaux ont manifesté en faveur des exigences rédigées la semaine précédente. Pour Ilan, c'est la preuve de la lutte commune que représente pour le sud de Tel-Aviv la mort de ces enfants de familles de migrants : la lutte de toutes les mères et de tous les habitants du quartier contre les politiques meurtrières d'exclusion.
Traduction de l'anglais (original) par VECTranslation.
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