En Égypte, la police des mœurs se sert des applications de rencontre pour piéger les homosexuels
On n’a guère coutume d’associer la police égyptienne à l’idée de sophistication ou d’expertise technologique, un passé marqué par des scandales de brutalité lui ayant forgé une réputation de violence et d’incompétence. Toutefois, une unité spéciale des services de sécurité égyptiens mène des opérations d’embuscade de plus en plus complexes contre la communauté homosexuelle du pays.
L’Égypte, contrairement à l’Arabie saoudite, n’a pas de police religieuse officielle. Mais la « police combattant les crimes contre la décence publique », mieux connue sous le nom de police des mœurs, une unité spéciale relevant du ministère de l’Intérieur, est rapidement en train de devenir tout aussi redoutée par les homosexuels d’Égypte.
Les chercheurs estiment que les policiers égyptiens sont devenus de « véritables experts » pour ce qui est de piéger les homosexuels à l’aide de tactiques avancées de surveillance électronique, qui peuvent être techniquement illégales selon la loi égyptienne.
« La façon dont ils opèrent est si sophistiquée – ils constituent peut-être la section la plus sophistiquée de la police égyptienne aujourd’hui », constate Dalia Abd Elhameed, une chercheuse qui travaille sur la répression de l’homosexualité en Égypte, responsable du programme sur le genre de l’Egyptian Initiative for Personal Rights (EIPR), une association de défense des droits de l’homme.
La répression des autorités égyptiennes à l’encontre des communautés LGBT a retenu l’attention internationale suite à une vague d’arrestations survenues après la levée d’un drapeau arc-en-ciel lors d’un concert du groupe libanais populaire Mashrou’ Leila au Caire le mois dernier.
Mais les tactiques utilisées par la police des mœurs, décrites dans des documents officiels de la police consultés par Middle East Eye, révèlent toute l’étendue de la répression et de la surveillance dont font l’objet les communautés homosexuelles, bien au-delà des récentes arrestations.
Les policiers se font passer pour des homosexuels sur des forums, des sites web et des applications de rencontres amoureuses et entretiennent des relations avec des hommes pendant parfois plusieurs mois afin de piéger puis d’arrêter leurs cibles. Les policiers envoient fréquemment des messages sexuels et échangent des photos à caractère sexuel.
Dans un cas, à propos duquel MEE a pu obtenir les détails à partir de copies de rapports de police officiels, les agents décrivent comment ils ont piégé un homme égyptien dénommé Mohamed F lors d’une opération l’année dernière.
« En examinant le site de pervers sexuels MatchUp, nous avons rencontré un pervers utilisant le nom de Nero », indique le dossier de police, qui emploie un terme péjoratif utilisé communément dans les rapports de police pour décrire une personne homosexuelle ou transgenre.
Les policiers décrivent comment ils ont organisé une rencontre avec Mohamed F derrière l’hôtel Ritz situé près de la place Tahrir au Caire, avant de se mettre en planque autour du lieu du rendez-vous puis de l’arrêter
« Nous l’avons contacté en utilisant la fonction de chat du site et il a accepté de s’offrir à nous sexuellement, en position passive, en échange de 500 livres égyptiennes [24 euros] », poursuit le rapport.
Les policiers décrivent comment ils ont organisé une rencontre avec Mohamed F derrière l’hôtel Ritz situé près de la place Tahrir au Caire, avant de se mettre en planque autour du lieu du rendez-vous puis de l’arrêter.
Des pages de conversations et des photos à caractère explicitement sexuel échangées entre la police des mœurs et Mohamed F ont été jointes au rapport de police pour servir de preuves.
Les rapports de police sur des cas similaires contiennent des copies d’interminables conversations à caractère sexuel entre les agents de la police des mœurs et les utilisateurs d’applications de rencontre, ainsi que des photos de nus, qui sont ensuite présentées comme preuves contre les hommes ciblés.
« C’est vraiment choquant de penser que les policiers égyptiens utilisent l’argent des contribuables pour sexter », relève Abd Elhameed à MEE, « mais dans les rapports officiels, ils n’éprouvent aucun remords : ils déclarent tout simplement qu’ils se livrent à ces tactiques. »
De faux accents
Les responsables de la police des mœurs utilisent souvent l’anglais ou adoptent des accents arabes du Golfe lorsqu’ils écrivent à leurs cibles afin de dissiper les éventuelles résistances ou peurs de la surveillance policière.
Dans des rapports de police relatifs à un autre cas, consultés par MEE, un officier de la police des mœurs demande à un homme ciblé de passer acheter des préservatifs avant son rendez-vous avec l’agent. Les préservatifs ont ensuite été présentés comme preuves contre l’homme.
Au cours du processus de piégeage, les agents de la police des mœurs utilisent souvent la persuasion pour faciliter d’éventuelles poursuites judiciaires. Certaines opérations comprennent des contacts réguliers et des échanges de messages et de photos entre les agents et les cibles, qui peuvent durer jusqu’à deux mois.
Lors d’une opération menée en juillet de l’année dernière, un policier contacte un homme via l’application de rencontres Hornet, utilisant le dispositif de chat pour le saluer avec un faux accent du Golfe. L’agent a des conversations à caractère sexuel avec l’homme pendant une semaine avant d’organiser une rencontre.
« Envoie-moi une photo de ton cul », écrit le policier dans un message.
Alors que la conversation se poursuit, l’agent de la police des mœurs demande à plusieurs reprises à l’homme s’il accepterait de l’argent en échange de relations sexuelles anales.
« Je ne suis pas un business », répond l’homme. Toutefois, suite à l’insistance répétée de l’agent, qui se fait passer pour un homme fortuné, l’homme se résout finalement à accepter 50 dollars (42 euros).
La preuve d’un échange d’argent rend une condamnation plus fiable devant les tribunaux, indiquent les groupes et les chercheurs spécialisés dans la défense des droits humains.
Piège à ressort
Suite à l’incident du drapeau arc-en-ciel le mois dernier, plus de soixante-dix personnes – dont au moins une femme – ont été arrêtées par les services de sécurité égyptiens et plus de vingt ont été condamnées à des peines allant de six mois à six ans de prison dans le cadre d’une campagne de répression largement décrite comme étant une réponse au tollé provoqué par l’incident du drapeau dans les médias égyptiens pro-gouvernementaux.
Cependant, les chercheurs qui étudient la répression des homosexuels par l’État affirment que la police des mœurs a simplement saisi l’occasion de cet incident pour conclure une série d’opérations de surveillance en cours.
« Ils investissent énormément de ressources dans ce domaine depuis longtemps et c’est pour cela qu’ils ont été en mesure de procéder à soixante arrestations en une seule semaine après l’incident du drapeau », explique Amr Abdul Rahman, responsable du programme Libertés civiles de l’EIPR.
« La façon dont ils construisent ces fausses identités en ligne puis trompent les hommes en leur faisant croire qu’ils sont de vraies personnes, leur utilisation de différentes langues et accents, et la manière dont ils prolongent les discussions sur de longues périodes pour dissiper les soupçons des hommes ciblés, tout cela est choquant […] Ils deviennent à la fois plus sophistiqués et plus vicieux »
- Dalia Abd Elhameed, chercheuse en droits de l’homme
« La police des mœurs avait tellement d’enquêtes-pièges en cours que lorsqu’elles les a toutes conclues simultanément, tel a été le résultat », rapporte-t-il à MEE.
La police des mœurs a été fondée en tant qu’unité de police spéciale au début des années 2000 mais ces dernières années, suite au coup d’État militaire de 2013 qui a porté au pouvoir le président Abdel Fattah al-Sissi, leurs attributions se sont considérablement étendues.
Entre 2003 et 2013, la police des mœurs égyptienne a procédé à une centaine d’arrestations pour « insulte à la décence publique » ou « débauche habituelle ». Entre 2013 et mars 2017, lorsque les opérations de surveillance se sont intensifiées, elle a procédé à 232 arrestations selon les recherches de l’EIPR sur les restrictions des droits des LGBT en Égypte.
Après l’incident du drapeau, la police des mœurs a procédé en une seule semaine à l’équivalent d’une année d’arrestations.
Selon Abd Elhameed, la police des mœurs devient de plus en plus répressive.
« La façon dont ils construisent ces fausses identités en ligne puis trompent les hommes en leur faisant croire qu’ils sont de vraies personnes, leur utilisation de différentes langues et accents, et la manière dont ils prolongent les discussions sur de longues périodes pour dissiper les soupçons des hommes ciblés, tout cela est choquant », a-t-elle déclaré.
« Ils deviennent à la fois plus sophistiqués et plus vicieux », remarque-t-elle.
Des condamnations inconstitutionnelles
Malgré l’ampleur des opérations de la police des mœurs, l’homosexualité n’est pas explicitement interdite par la loi égyptienne, et les experts juridiques notent que la répression repose sur des bases fragiles, même en vertu des normes judiciaires égyptiennes.
Une étude du cabinet de conseil juridique égyptien United Group for Law conclut que l’article 9 de la loi 10/1961, la législation utilisée contre les homosexuels égyptiens, est inconstitutionnel. La législation égyptienne ne fait jamais référence, ni ne définit le terme « homosexualité ». À la place, les homosexuels sont poursuivis en vertu de la législation anti-prostitution pour le crime non spécifié de « débauche ».
Les tribunaux égyptiens interprètent la « débauche » comme des relations sexuelles entre hommes, en dépit du fait que le terme est ambigu et ne s’y réfère pas explicitement.
Cette terminologie est l’une des raisons pour lesquelles la police des mœurs s’intéresse particulièrement à l’acte de pénétration sexuelle, que certains professionnels de santé égyptiens croient pouvoir détecter à l’aide d’examens médico-légaux invasifs, selon les chercheurs.
« Cette répression vient directement du ministère de l’Intérieur et du système judiciaire – elle est intégrée au système institutionnel »
- Mohamed Zaree, directeur du Cairo Institute for Human Rights Studies
Une fois arrêtés, les homosexuels égyptiens sont fréquemment soumis à des examens anaux forcés qui, selon les autorités, visent à déterminer leur orientation sexuelle. Les groupes de défense des droits humains affirment que de tels examens constituent « des traitements cruels, inhumains et dégradants, qui peuvent constituer une forme de torture ».
Les examens anaux forcés ont récemment été interdits au Liban et en Tunisie.
Le Parlement égyptien envisage actuellement une nouvelle loi qui interdirait expressément l’homosexualité afin de pallier toute faiblesse potentielle de la loi, ce qui rendrait la vie encore plus difficile aux homosexuels égyptiens.
Selon Mohamed Zaree, directeur du Cairo Institute for Human Rights Studies, l’impulsion donnée à la répression ne vient pas seulement de la police des mœurs, mais également des plus hauts échelons du gouvernement égyptien.
« Cette répression vient directement du ministère de l’Intérieur et du système judiciaire – elle est intégrée au système institutionnel », explique-t-il à MEE.
Zaree souligne que les gouvernements occidentaux qui ont signé avec l’Égypte des accords de coopération en matière de sécurité ont dispensé des formations technologiques dont les forces de sécurité se servent contre un large éventail de groupes, y compris les communautés LGBT.
« L’État prend la technologie qu’il a obtenue des démocraties occidentales et l’utilise non pas pour agir contre les groupes de combattants, mais pour poursuivre les Égyptiens LGBT qui constituent des cibles visibles et faciles pour la police, et qui ne nuisent à personne. »
Des communautés vulnérables
Les membres des communautés LGBT d’Égypte sont vulnérables à la fois à la répression manifeste de l’État et aux préjugés sociaux, observent les groupes de défense des droits de l’homme et les membres de ces communautés.
Le 23 octobre, en réponse à la récente vague d’arrestations, Grindr et Hornet, des applications de rencontre basées aux États-Unis, ont émis des avertissements en arabe à l’attention des utilisateurs égyptiens au sujet de la surveillance de l’État.
Les chercheurs indiquent que si les communautés homosexuelles d’Égypte n’ignorent pas que la police des mœurs peut leur tendre des pièges, celle-ci trouvera toujours le moyen d’entrer en contact avec les moins prudents et de les duper.
« Les applications de rencontre consacrées aux LGBT sont devenues des outils importants pour connecter les individus et une communauté qui sont autrement très ciblés pour leur identité », a déclaré Afsaneh Rigot, expert en sécurité et droits de l’Internet à Article 19, une organisation de défense des droits de l’homme basée à Londres.
« Même dans le cas de l’Égypte, où ces applications sont utilisées de manière sophistiquée et systématique par la police égyptienne pour cibler et piéger les utilisateurs, les utilisateurs LGBT continueront à se servir de ces plateformes en raison de leur capacité unique de connexion ».
Certains utilisateurs potentiels d’applications et de sites de rencontre en Égypte pourraient encore ne pas être conscients du risque de se faire piéger.
« Les utilisateurs de ces applications et de ces sites web ne sont en aucune façon, manière ou forme, organisés en tant qu’entité », note Zizi, un chercheur égyptien ayant une bonne connaissance des communautés LGBT d’Égypte, et qui écrit sous un pseudonyme.
« Il n’y a pas de partage de ressources, d’histoires ou d’expériences pour donner aux gens une idée de ce à quoi ils font face – à la place, il y a des cliques de personnes déconnectées par la géographie, le milieu et la classe. »
Ceux qui appartiennent à des groupes marginalisés sont souvent particulièrement exposés au risque de se faire piéger par la police, selon lui.
De nombreuses personnes transgenres ont été arrêtées ces dernières années, pour beaucoup issues de milieux socio-économiques défavorisés.
« Ce genre de condamnation et de répression religieuses et étatiques du comportement homosexuel a été utilisé pour réaffirmer qu’un acte sexuel est suffisant pour discréditer l’humanité et l’être moral et éthique de quelqu’un », conclut Zizi.
Traduit de l'anglais (original).
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