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En Tunisie, des femmes soufies brisent les normes en dirigeant des rituels de chant sacré

Au mausolée de Sidi Belhassen Chedly de Tunis, des femmes soufies affichent leur unité et leur résistance à travers le rituel de la hadra
Un groupe de femmes attend pour parler avec les cheikhs après le rituel du dhikr (MEE/Emma Djilali)

TUNIS – Une fois par semaine, pendant l’été, un groupe de femmes se rassemble à la zaouïa (mausolée) de Sidi Belhassen Chedly de Tunis pour participer à la hadra, un rituel soufi dans lequel des chants sont accompagnés par des rythmes sacrés.

Le mausolée, situé au sommet du cimetière du Djellaz, dans le sud de Tunis, abrite la Chadhiliyya, un ordre de disciples soufis qui a été fondé au XIIIe siècle par Abou Hassan al-Chadhili, un saint et érudit soufi d’origine marocaine.

Des femmes arrivent au compte-goutte dans la cour intérieure du mausolée ; certaines portent la djellaba (une robe traditionnelle tunisienne) tandis que d’autres portent une tenue protocolaire. L’atmosphère est détendue alors que les femmes sont assises côte à côte sur des tapis tissés, affichant une proximité innée. Une femme allume une cigarette. Des enfants traversent la cour à toute vitesse et immergent leurs mains dans l’eau d’un puits sacré, censé apporter des bénédictions.

Les tijaniya (musiciennes) se préparent pour le rituel en laissant leurs tambours à la lumière du soleil pendant dix à quinze minutes. Cela permet de réchauffer la peau des tambours et de garantir ainsi une meilleure harmonie.

Dans le même temps, une des gardiennes du sanctuaire déambule en transportant un énorme bol de couscous que les participantes au rituel doivent manger.

Lorsqu’un nouvelle participante refuse sa part, la gardienne lui tend avec insistance une cuillerée : « Mange ! »

Dia Balgouthi, dramaturge et chercheuse de 26 ans, a passé les trois dernières années à mener des recherches sur la communauté de la Chadhiliyya à Tunis. Lors de son arrivée en Tunisie, il n’était question que d’une courte visite. « Mais quand je suis arrivée à [Sidi Belhassen Chedly], j’ai su que je devais vivre ici. »

« J’ai commencé en allant à la prière [dhikr]. Puis pendant l’été, j’ai commencé à me rendre à la hadra. J’ai choisi la hadra parce que j’aimais la musique et que c’est l’une des choses qui m’ont attirée en premier lieu vers le soufisme. »

« Dès que vous l’entendez, vous commencez à bouger votre corps sans même y penser et tout est vraiment instinctif. Mais au fil du temps, j’ai également commencé à apprécier réellement la prière. Les divers [rituels] ne sont que différents outils pour atteindre une certaine vérité [...] Cela fait partie de la beauté du soufisme. »

Mais tout le monde ne partage pas le point de vue de Balgouthi. Quand il est question de la hadra, il y a un certain désaccord quant à la façon dont celle-ci s’inscrit dans le soufisme.

(Source : Wikimedia Commons – Mausolée Sidi Belhassen Chedly 3 – par Yamen)

Des modifications laïques apportées au rituel

Souhail, qui a grandi en se rendant toutes les semaines à Sidi Belhassen Chedly, affirme que même s’il aime assister à la hadra, il la considère comme un « spectacle » plutôt que comme un rituel religieux.

Il n’est pas le seul à penser cela ; de même, s’il considère la hadra comme partie intégrante mais pas spirituellement significative de la Chadhiliyya, il estime que certaines personnes y participent pour de mauvaises raisons.

« Le problème, affirme-t-il, est que certaines pratiquantes de la hadra ne comprennent pas les origines [religieuses] de ce qu’elles font [...] tandis que d’autres participent à la hadra pour leur profit personnel. »

Ce point de vue est né de changements sociaux et politiques qui ont affecté la hadra au cours du siècle dernier. En particulier, les questions de « décontextualisation » et de « profit personnel » se rapportent à la laïcisation du rituel de la hadra, un des sujets que Balgouthi a couverts dans ses recherches.

« Dans les années 1960, de nombreux musiciens de jazz se sont intéressés à la musique soufie. Des musiciens de jazz ont collaboré avec des musiciens soufis, qui se produisaient alors pour des gens qui ne comprenaient pas sa signification religieuse et spirituelle. Les guides spirituels se sont transformés en ouvriers. »

Des adeptes de la Chadhiliyya se rassemblent le samedi devant la mosquée inférieure (MEE/Emma Djilali)

Cela a abouti à ce que Dia Balgouthi décrit comme une « marchandisation » du rituel. Dans le même temps, explique-t-elle, suite à une impulsion politique visant à « moderniser » la Tunisie postindépendance, les espaces religieux tels que les zaouïas soufies ne recevaient plus autant de soutien de la part de l’État et manquaient souvent d’argent pour maintenir ces espaces.

Ces conditions ont par ailleurs poussé certains musiciens soufis à choisir de se produire dans un contexte non religieux, préparant le terrain pour ce qui est maintenant l’un des facteurs de polarisation au sein de la communauté soufie.

La menace grandissante du salafisme radical

Au cours des dernières années, le mouvement salafiste radical de plus en plus important en Tunisie s’est également érigé en menace sérieuse pour la communauté soufie, pour son ouverture et sa diversité.

Depuis la révolution de 2011, certains salafistes radicaux ont incendié ou détruit plus de quarante mausolées soufis à travers le pays. Même à Tunis, un certain nombre de mausolées auparavant actifs ont limité leurs pratiques rituelles de peur de devenir des cibles faciles pour de nouvelles attaques.

Le salafisme, qui se fonde sur une interprétation littérale du Coran, rejette l’idée que les pratiques religieuses peuvent se manifester différemment en fonction de contextes locaux et culturels. Cette vision entre en conflit avec les fondements philosophiques de la doctrine soufie, qui permettent ce que Balgouthi décrit comme « des actions sociales et des perceptions de la réalité distinctes », sur la base des expériences spirituelles de l’individu/la communauté.

La communauté de la Chadhiliyya, en dépit de son grand nombre d’adeptes à Sidi Belhassen Chedly, n’a pas été à l’abri de ces attaques. Selon un des cheiks du mausolée, en janvier 2013, un groupe de salafistes radicaux a été repéré avec des bidons d’essence, avec l’intention de s’en servir pour mettre le feu au mausolée ; cet incident a cependant été gardé relativement secret afin d’éviter de trop attirer l’attention sur la question, par crainte de nouvelles attaques.

Craintifs et contraints de jouer un rôle plus défensif, certains membres de la Chadhiliyya et, à plus large échelle, de la communauté soufie, ont choisi de se dissocier des pratiques rituelles à dimension musicale qui sont plus susceptibles de donner lieu à des accusations d’idolâtrie, telles que la hadra. Cela expose particulièrement des groupes tels que les tijaniya de Sidi Belhassen Chedly au danger d’être réprimés ou réduits au silence.

« Bien que le soufisme soit pratiqué par une large proportion de la population tunisienne, celui-ci ne fait pas partie du discours [public] traditionnel. La communauté soufie est marginalisée à la fois par les islamistes et par les laïcs », explique Dia Balgouthi.

Des points de vue divergents sur la nature spirituelle du rituel

Avant même les menaces actuelles, certains des ordres soufis plus conservateurs de Tunisie avaient refusé d’effectuer la hadra, qui est parfois perçue comme un rituel « extatique ».

La description « extatique » de la hadra émane des réactions physiques et psychologiques intenses qui ont parfois lieu.

Des femmes et des enfants prient à l’intérieur du mausolée (MEE/Emma Djilali)

Lors d’un récent rituel, alors que les femmes chantaient et que l’intensité rythmique de la hadra augmentait, l’une des femmes est entrée dans un état de transe et s’est mise à crier, tandis qu’une femme la berçait et qu’une autre plaçait une main sur son front.

« Je pense que certaines personnes ont une opinion négative de ce genre de crises physiques, explique Balgouthi. Il y a un débat historique qui porte sur la mesure dans laquelle on peut manifester une prise de conscience spirituelle, et cet aspect [de la hadra] est vu d’un mauvais œil par certaines personnes dans le soufisme [...] Mais je ne pense pas que les cheikhs de Sidi Belhassen Chedly partagent cette opinion. »

Il convient également de veiller à ne pas réduire la participation des femmes à la hadra à un rituel spirituel insignifiant fondé sur un besoin de libération sociale et/ou émotionnelle.

Bien qu’il s’agisse certainement d’un processus social, les conversations qui entourent la hadra indiquent également l’engagement distinctif et souvent très spirituel de chaque participante dans le rituel.

Une femme, connue pour assister à chacun des rituels au mausolée, explique qu’elle est tout d’abord venue d’elle-même à Sidi Belhassen Chedly.

« J’ai entendu une femme lire le Coran de façon incorrecte et je souhaitais apprendre à le réciter correctement. J’ai commencé mon apprentissage à la mosquée Zitouna, puis je suis venue ici. Dieu m’a dit de venir. »

« Ce que je viens de vous dire est un secret », chuchote-t-elle ensuite, faisant référence à la croyance soufie répandue selon laquelle chacun a son propre chemin vers Dieu et sa propre relation intime avec Dieu.

Une communauté forte

Bien que la hadra ait une composante indéniablement sexuée, Dia Balgouthi voit aussi cela comme le reflet du contexte socioculturel plus large en Tunisie et non comme le reflet de tensions entre hommes et femmes au mausolée.

Par exemple, même si la hadra rassemble principalement des femmes, il y a souvent des hommes présents lors du rituel ; ces derniers « préparent l’espace, font du café pour les femmes et participent même [parfois] à la hadra. »

Il s’agit pour les membres de la Chadhiliyya d’une des nombreuses façons de se soutenir mutuellement et de développer une résistance au sein de la communauté, malgré le fait qu’ils évoluent dans ce qui pourrait actuellement être décrit comme un environnement hostile.

Dia Balgouthi sourit en se remémorant un moment particulièrement émouvant l’année dernière, lorsque les musiciennes ont été enjointes de terminer la musique plus tôt que d’habitude et que l’une d’entre elles est descendue pour s’en plaindre auprès du cheikh. « Ils ne se sont même pas disputés, mais tous deux ont fini en larmes et le cheikh a embrassé le front de la gardienne. »

« Même s’il y a des problèmes, je pense qu’ils s’aiment vraiment mutuellement. »

Il y a un dicton que la gardienne du mausolée répète souvent à travers le rituel avec beaucoup d’enthousiasme : « Si tu aimes al-Chadhili, alors tu es de la Chadhiliyya ! » Ces mots signifient que quiconque aime le saint – et, implicitement, Dieu – appartient automatiquement à la communauté de la Chadhiliyya. C’est la simplicité de cette ouverture et de cette conception de la foi qui distingue la communauté et qui laisse entendre qu’en dépit des difficultés rencontrées au cours des dernières années, les adeptes de Sidi Belhassen Chedly sont ici pour rester.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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