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En Turquie, la nouvelle rentrée scolaire sous le signe de la controverse

Le ministère turc de l’Éducation nationale a annoncé au cours de l’été une vaste réforme des programmes scolaires. Depuis la rentrée et la découverte des nouveaux manuels, certains parents d’élèves et syndicats d’enseignants tirent la sonnette d’alarme
Des enfants turcs collectent des manuels scolaires à Istanbul (AFP)

ISTANBUL, Turquie – Meltem Figen est une mère de famille très impliquée dans la vie scolaire de son fils. Lorsqu’elle a découvert les nouveaux manuels scolaires, mi-septembre, la surprise a été de taille. Exit Darwin et sa théorie de l’évolution dans les cours de biologie, tandis qu’un nouveau chapitre sur la véritable signification du terme « jihad », en tant que « combat intérieur », fait son apparition dans les cours de religion des écoles imam hatip.

Écoles religieuses destinées à former des imams, les imam hatip sont désormais ouvertes à tous et fleurissent dans le pays. En 2014, 940 écoles primaires et 1 477 lycées publics ont ainsi été transformés en imam hatip, parfois en quelques heures seulement. Les parents n’ont eu alors bien souvent d’autre choix que d’y inscrire leurs enfants, y compris le pan « républicaniste laïc » de la société, qui aspire à une éducation scientifique et laïque.  

La réforme ne s’applique cette année qu’aux classes de CP, sixième et seconde, avant de s’étendre à l’ensemble des niveaux dès l’année prochaine.

« L’éducation n’est déjà pas de qualité en Turquie, et maintenant le gouvernement supprime petit à petit l’éducation scientifique au profit d’une éducation religieuse »

- Meltem Figen, « Un enseignement laïc pour tous »

« C’est un véritable retour en arrière », estime Meltem Figen. Porte-parole du groupe citoyen « Un enseignement laïc pour tous » (Hepimiz için laik eğitim), elle court de réunion en réunion organiser avec professeurs et parents la résistance face à ces réformes scolaires.

« L’éducation n’est déjà pas de qualité en Turquie, et maintenant le gouvernement supprime petit à petit l’éducation scientifique au profit d’une éducation religieuse. Dans certains livres de religion, il est écrit par exemple qu’il ne faut pas se marier avec des personnes athées », indique-t-elle à Middle East Eye, atterrée. Cela est en effet mentionné dans un livre sur la vie du prophète Mohammed, réservé aux terminales des écoles religieuses.

Pour le gouvernement, la réforme des programmes scolaires se veut « en accord avec les valeurs turques ».

« Nous avons mis de côté certains sujets polémiques parce que nous savons qu’il est impossible pour nos étudiants d’avoir les connaissances scientifiques ou les éléments nécessaires pour les appréhender », expliquait en juin dernier, Alparslan Durmuş, le président du Conseil de l’enseignement supérieur, dans une vidéo présentant les nouveaux programmes scolaires.

Mais pour un professeur de biologie du secondaire contacté par MEE, qui a préféré s’exprimer sous le couvert de l’anonymat, l’absence du théoricien Darwin dans ses cours est « inenvisageable ».

« L’objectif de ces réformes est d’empêcher les élèves de se questionner, d’avoir un regard critique. Mais les élèves poseront forcément des questions, auxquelles je répondrai sans hésiter », a-t-il assuré.

La théorie de l'évolution, popularisée par Charles Darwin, est rejetée par les créationnistes tant chrétiens que musulmans, qui croient que Dieu a conçu le monde tel que décrit dans la Bible et le Coran, créant l'univers et tous les êtres vivants en six jours.

Une éducation moins « européo-centrée »

Au total, 51 sujets ont été réformés, du simple changement de l’intitulé d’un cours à la suppression de deux heures de biologie sur les quatre hebdomadaires au lycée.

La place de Mustafa Kemal Atatürk, père fondateur de la Turquie moderne et chantre de la laïcité dans le pays, y serait également amoindrie.

Le ministère de l’Éducation a annoncé par ailleurs l’introduction dans un module sur la démocratie d’un chapitre sur le coup d’État manqué du 15 juillet 2016 et sur « les ennemis de la démocratie », à savoir le groupe État islamique, les membres de FETÖ (organisation « terroriste », selon Ankara, de Fethullah Gülen, le prédicateur accusé de la tentative de coup d’État), et le PKK (le Parti des travailleurs du Kurdistan).

L’opposition tire la sonnette d’alarme sur ce qu’elle considère comme une énième tentative du gouvernement d’« islamiser » la jeunesse. Tous ont en mémoire ce désir de former « une jeunesse pieuse » formulé par le président Recep Tayyip Erdoğan, alors Premier ministre de la Turquie, en 2012. 

« L’objectif de ces réformes est d’empêcher les élèves de se questionner, d’avoir un regard critique. Mais les élèves poseront forcément des questions, auxquelles je répondrai sans hésiter »

- Un professeur de biologie

Plus largement, « cette réforme s’inscrit dans le cadre d’une réforme scolaire intitulée 4+4+4 », indique à MEE Feray Aytekin Aydoğan, la présidente du syndicat d’enseignants Eğitim-Sen. Depuis l’arrivée de l’AKP d’Erdoğan au pouvoir en 2002, le système éducatif a été modifié plus de dix fois. Le gouvernement a successivement changé – voire supprimé un temps – les examens d’entrée au lycée et à l’université, mais s’est également lancé dans une refonte du système se basant sur des cycles de quatre ans.

« Depuis 2012, les principes de la République disparaissent dans les manuels scolaires », affirme Feray Aytekin Aydoğan, « les petites filles sont autorisées à porter le voile à l’école à partir de 9 ans et des salles de prière ont été construites alors même que beaucoup d’écoles manquent de bibliothèques ou de salles de sport. Tout ceci se vérifie avec la multiplication des imam hatip ».

La qualité de l’enseignement semble loin d’être proportionnelle au nombre de ces écoles florissantes : les résultats des derniers examens d’entrée à l’université montrent que seul un lycéen des imam hatip sur cinq a réussi le concours.

Tous les parents d’élèves ne s’opposent cependant pas à ces réformes. Zeynep, dont le fils commence sa dernière année au collège, n’est pas particulièrement favorable au gouvernement. Néanmoins, cette maman, musulmane pratiquante, est ravie de la présence de la religion à l’école.

« Mon fils est musulman et c’est important qu’il connaisse bien sa religion car il y a des questions auxquelles je ne peux pas répondre », confie-t-elle à MEE. « De toute façon, il y a dans l’examen final une partie sur les connaissances religieuses, alors il faut bien que les élèves se préparent en classe. »

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