Face aux autorités, les Turques victimes de violences tiennent tête
ISTANBUL, Turquie – Münevver Kızıl avait déjà essuyé quelques gifles. « Mais je n’y avais pas prêté attention. À ce moment-là, j’étais déjà en train de divorcer, j’avais aussi porté plainte contre mon employeur qui me tripotait. Alors des claques, c’était le cadet de mes soucis », soupire cette ancienne ouvrière dans un atelier textile.
Mais quand elle finit par rompre avec son nouveau compagnon, il n’accepte pas la situation. Il prend des photos de son visage, les colle sur des corps dénudés, crée un compte Facebook avec le nom de Münevver, partage son numéro de téléphone en précisant qu’elle gagne sa vie en vendant son corps, lui envoie des messages menaçants.
Münevver Kızıl s’adresse à de nombreux commissariats, porte plainte dès qu’elle le peut. Mais la plupart des affaires sont classées sans suite.
« Il me harcèle depuis cinq ans. Je me rends au moins deux fois par mois au tribunal, mais les juges ont juste envie de clore le dossier », raconte cette Turque de 36 ans, qui parle presque sans s’arrêter, même pour respirer. Comme si elle avait peur que le micro qu’on lui tende ne disparaisse.
Ce mardi pluvieux de novembre, en l’absence de son ex-petit ami, le tribunal a une nouvelle fois reporté son affaire. En à peine dix minutes, la voilà sortie de la salle d’audience, où elle a répété une histoire qu’elle connaît désormais par cœur.
« J’ai porté plainte tout de suite. Ce harcèlement numérique est le premier pas vers une violence plus grave », lâche Münevver, des sanglots dans la voix. D’autant plus qu’en Turquie, la violence de genre s’inscrit dans le quotidien, les cas de brutalité envers les femmes ou les féminicides faisant souvent l’objet d’un simple filet entre deux actualités plus importantes.
« Fait politique »
« C’est pire désormais. » Ce constat revient inlassablement dans la bouche des femmes rencontrées par MEE, dans un pays où les associations féministes demeurent pourtant très puissantes. « Chaque année, le gouvernement veut nous retirer des droits », affirme Gülsun Kanat, de l’association Mor Çati, qui offre écoute, conseils et abri aux femmes victimes de violences.
« Il me harcèle depuis cinq ans. Je me rends au moins deux fois par mois au tribunal, mais les juges ont juste envie de clore le dossier »
- Münevver Kızıl
« Notre mobilisation a parfois fait reculer le gouvernement, comme quand ils voulaient absoudre un auteur de viol sur mineure s’il épousait sa victime. Mais en ce moment, le gouvernement tente par exemple de supprimer la pension alimentaire lors d’un divorce. Une façon de le rendre encore plus difficile, en réduisant l’indépendance économique des femmes », poursuit la jeune femme.
Le 25 novembre dernier, lors de la marche organisée à Istanbul pour la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, la police, venue en nombre, n’a pas laissé le cortège défiler sur Istiklal, la principale avenue de la ville. Quitte à faire usage de gaz au poivre contre les manifestantes ou à poursuivre celles qui avaient décidé de prendre des rues parallèles.
Lorsque certains s’étonnent du nombre élevé de femmes CRS déployées ce jour-là, Dilara Gevrek, de l’association Kadın Cinayetlerini Durduracağız (Nous en finirons avec les féminicides), ironise : « Oui, il y avait des femmes policières. Mais c’était pour l’image ! Le gouvernement ne voulait pas prendre le risque que des hommes soient pris en photo en train de violenter des femmes ».
Sa plateforme, qui fournit aide juridique et soutien psychologique aux femmes victimes de violence, a déjà recensé 435 féminicides depuis le 25 novembre 2017. Un nombre considérable.
« C’est un fait politique », répète d’ailleurs la jeune femme à plusieurs reprises. « Les discours des dirigeants ne nous aident pas », renchérit Gülsun Kanat.
« Les politiciens ne considèrent pas les femmes comme des individus en tant que tels et essayent par tous les moyens d’éviter qu’elles sortent du cercle familial »
- Hatice Can, avocate
En 2017, après l’agression d’une femme qui portait un short dans un bus, le Premier ministre de l’époque, Binali Yıldırım, avait sous-entendu qu’elle n’aurait peut-être pas dû s’habiller de la sorte. Le président actuel, Recep Tayyip Erdoğan, a également qualifié « d’incomplètes » les femmes qui n’avaient pas d’enfant, encourageant ces dernières à en avoir au moins trois.
Hatice Can, avocate à Hatay (sud-est du pays), abonde dans ce sens : « Les politiciens ne considèrent pas les femmes comme des individus en tant que tels et essayent par tous les moyens d’éviter qu’elles sortent du cercle familial ».
Preuve en est, selon elle, le fait que le ministère chargé de la question s’appelle ministère de la Famille et des Affaires sociales. À sa tête, Zehra Zümrüt Selçuk, seule ministre femme du gouvernement actuel. « Nous parlons de violences à l’égard des femmes. Les politiciens, eux, mettent constamment en avant la protection de la famille », insiste Hatice Can.
La solution est dans la loi
La Turquie dispose pourtant d’un vaste arsenal juridique censé protéger les femmes. La Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes, signée justement à Istanbul, impose par exemple aux États de lutter efficacement contre cette violence en prenant des mesures pour la prévenir.
« La solution pour protéger ces femmes est déjà dans la loi », martèle Dilara Gevrek.
La loi 6284 adoptée en mars 2012, primordiale dans le combat féministe, indique notamment que l’État turc doit fournir un abri ainsi qu’une aide psychologique et financière aux femmes.
De même, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW), adoptée en 1979 par l’Assemblée générale des Nations unies et ratifiée par la Turquie en 1985, précise que chaque État signataire doit se charger d’éliminer toute forme de violence à l’égard des femmes.
Malgré l’existence de ces lois, le nombre de femmes tuées demeure très élevé. « Beaucoup de femmes sont assassinées pendant leur procédure de divorce, indique Ceyda Ulukaya, une journaliste de 32 ans, en naviguant sur la carte des féminicides qu’elle a décidé de créer en 2015.
Parmi les cas qu’elle a dénombrés se trouve celui de Muhterem Göcmen, assassinée par son mari dans son salon de coiffure stambouliote. « Il y avait pourtant des mesures d’éloignement, précise sa sœur, qui parcourt les manifestations pour ne pas que son nom tombe dans l’oubli. Muhterem a subi des violences durant treize ans. Elle voulait s’en aller, pour le bien de son enfant. Son mari ne l’a pas accepté. »
Divorce, honneur, jalousie
Pour empêcher que ces femmes ne tombent dans l’anonymat, Ceyda Ulukaya recense tous les cas de féminicides depuis 2010 en récoltant les données collectées dans les coupures de journaux ou sur la plateforme de journalisme indépendant Bianet.
Il y a neuf ans, le ministère de la Justice a annoncé que les féminicides avaient augmenté de 1 400 % entre 2002 et 2009. Face au tollé engendré par l’annonce, plus aucun chiffre n’a ensuite été rendu public.
« Chaque jour, on entend l’histoire d’une femme qui meurt. La plupart du temps, on l’entend de manière brève, comme si c’était normal »
- Ceyda Ulukaya, journaliste
« Dans l’Est du pays, de nombreux cas ne sont pas couverts par les médias, c’est aussi pour cette raison que les chiffres sont très faibles, décrit Ceyda Ulukaya. J’ai eu envie de faire cette carte parce que chaque jour, on entend l’histoire d’une femme qui meurt. La plupart du temps, on l’entend de manière brève, comme si c’était normal. On ne sait pas comment ça s’est passé, ni dans quelles circonstances, ni qui est l’auteur », indique la journaliste, qui a créé cette carte pendant son temps libre.
« Au moins 319 femmes ont été tuées simplement parce qu’elles voulaient divorcer ou se séparer, 369 femmes l’ont été alors qu’elles étaient déjà victimes de violences auparavant. Et au moins 246 d’entre elles avaient demandé une protection », précise-t-elle.
Mais les divorces sont loin d’être le seul « prétexte » pour tuer des femmes. Provocation, volonté de préserver l’honneur de la famille, jalousie… la liste est longue. Et dans la grande majorité des cas, les féminicides sont le fait de personnes très proches : maris, ex-compagnons, mais aussi frères, cousins, beaux-fils.
Ecem Balcı, une lycéenne de 17 ans, a par exemple été tuée par le petit-ami de sa mère, qui a ensuite enterré le corps. Elle n’a été retrouvée qu’au bout de 43 jours. Son père, Gökhan, se bat sans relâche pour ne pas la faire oublier.
« Il faut sans cesse s’exprimer, souligne le quadragénaire, brandissant une pancarte avec le portrait de sa fille lors de la marche du 25 novembre. Les juges disent qu’il y avait des ‘’excuses’’ justifiant le crime. » L’auteur des faits a même retiré ses aveux lors du premier procès, affirmant qu’il avait témoigné sous la pression. « Ça me rend fou », soupire Gökhan.
Si, pendant longtemps, la Turquie a toqué aux portes de l’Europe, la plupart des femmes interrogées par MEE parlent d’un « pays du Moyen-Orient » dès lors qu’il s’agit de la violence faite aux femmes.
« MeToo a eu très peu d’impact ici, analyse Gülsun Kanat, ça va prendre du temps en Turquie pour atteindre la même position que l’Europe, mais on y arrivera. »
« MeToo a eu très peu d’impact ici, ça va prendre du temps en Turquie pour atteindre la même position que l’Europe, mais on y arrivera »
- Gülsun Kanat, association Mor Çati
« Chaque personne qui marche dans la rue en Turquie doit comprendre que la violence contre les femmes n’est pas normale », renchérit Dilara Gevrek.
« Nous ne nous contentons pas de fournir une aide juridique, nous rendons aussi le jugement public. Tout le monde devrait prendre part au combat [contre les violences sexistes]. Si on ne se bat pas, on ne peut pas changer les choses », affirme la jeune femme, avant d’esquisser un sourire.
« Il y a des raisons de se réjouir. L’année dernière, le terme “féminisme” a été le mot le plus recherché sur les moteurs de recherche turcs. » Signe que les choses changent, même imperceptiblement.
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