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La croix tatouée sur la peau : la tradition chrétienne perdure à Jérusalem

Servant autrefois de marques pour différencier les chrétiens, le tatouage est une pratique reprise par les pèlerins qui veulent afficher leur foi
De nombreux pèlerins commémorent leur voyage en se faisant tatouer une croix (Jaclynn Ashly/MEE)

JÉRUSALEM-EST OCCUPÉE – Plus d’une trentaine de chrétiens irako-britanniques remplissent le sous-sol du monastère Saint-Marc de l’Église syriaque orthodoxe, dans la vieille ville de Jérusalem, formant une longue file dans l’attente de recevoir une marque de certification pour leur pèlerinage en Terre Sainte : un tatouage représentant la croix.

Des hommes et des femmes, jeunes et plus âgés, grimacent de douleur alors que le pistolet de tatouage parcourt leur peau dans un bourdonnement, laissant derrière lui des croix noires sur leur poignet ou leur bras.

« Ce tatouage signifie tout pour moi », confie à Middle East Eye Zahar Mafouth, un catholique irako-britannique de 45 ans, dans les salles sombres du monastère. « Il me rappelle tous les jours que je dois être une bonne personne. »

Après la conquête musulmane de la région, survenue vers 640, les chrétiens se voyaient tatouer par l’État une croix sur la face interne de leur poignet droit

Zahar fait partie des dizaines de pèlerins chrétiens qui affluent du monde entier vers la Palestine occupée et Israël pour participer à des pèlerinages en Terre Sainte. À la fin de leur voyage, beaucoup reçoivent un tatouage qui commémore leur expérience avant de rentrer dans leur pays.

Cette pratique se perpétue dans la région depuis l’époque médiévale, lorsque les chrétiens d’origine européenne tatouaient leur corps en souvenir de leur voyage en Terre Sainte et pour témoigner physiquement de leur foi.

Ce groupe spécifique est arrivé à Jérusalem pour se faire tatouer par un artiste palestinien devenu une sorte de célébrité locale : Wassim Razzouk.

Le salon de tatouage de Wassim Razzouk, dans le quartier chrétien de la vieille ville de Jérusalem (Jaclynn Ashly/MEE)

La mère de Zahar, Faiza, 71 ans, se voit poser un bandage par l’épouse de Wassim de l’autre côté du sous-sol, où du désinfectant est pulvérisé sur son nouveau tatouage et pénètre par des frottements sa peau rougie. Elle est venue six fois en pèlerinage religieux dans la région, et les six dates de chaque voyage sont tatouées l’une après l’autre sous la croix gravée sur son poignet.

Wassim s’inscrit dans une tradition familiale de tatouage vieille de 700 ans, développée en Égypte copte et importée en Palestine historique il y a environ 450 ans. Sa précision, son talent artistique et l’histoire impressionnante de sa famille dans la région ont attiré de nombreux pèlerins internationaux, touristes et habitants vers une pratique chrétienne palestinienne séculaire.

Le tatouage est devenu une pratique centrale chez les chrétiens qui leur permet de s’identifier à la souffrance de Jésus-Christ

Il gère un modeste salon de tatouage dans le quartier chrétien de la vieille ville. À Pâques et à Noël, Wassim reçoit toutefois trop de clients pour les y accueillir, ce qui l’oblige à transformer rapidement les salles spacieuses de monastères locaux en salons de tatouage de fortune.

De la persécution à la marque de fierté

Les ancêtres de Wassim du côté de son père ont développé la pratique du tatouage avec l’Église copte orthodoxe en Égypte. Après la conquête musulmane de la région, survenue vers 640, les chrétiens se voyaient tatouer par l’État une croix sur la face interne de leur poignet droit, afin que les autorités puissent identifier facilement leur tendance religieuse et collecter les impôts prélevés aux communautés chrétiennes.

Des pèlerins chrétiens irako-britanniques attendent de se faire tatouer dans le sous-sol du monastère (Jaclynn Ashly/MEE)

D’après Wassim, pendant les périodes de persécution, cette même croix devait être montrée par les chrétiens pour entrer dans l’église par mesure de sécurité. Les églises avaient commencé à proposer les tatouages en tant que service à la communauté locale et cette pratique s’est profondément enracinée au cœur des traditions chrétiennes coptes.

Mais même à l’époque de l’Empire romain, les chrétiens étaient tatoués par l’État en guise de punition. « Du Ier au IVe siècle, les chrétiens étaient victimes d’arrestations sporadiques et de persécution ; quand ils étaient arrêtés, ils étaient souvent tatoués et envoyés dans des mines d’or, d’argent et de plomb pour y travailler », écrit Margo DeMello, auteure de Inked: Tattoos and Body Art Around the World.

Le tatouage est également devenu chez les chrétiens une pratique centrale leur permettant de s’identifier à la souffrance de Jésus-Christ. Un tatouage représentant la croix symbolisait la crucifixion du Christ à une époque où les chrétiens étaient confrontés à la persécution.

Lorsque les ancêtres de Wassim ont migré vers la Palestine historique il y a plusieurs siècles, il existait déjà une longue tradition de tatouage des pèlerins chrétiens en Terre Sainte. En proposant des tatouages à la petite population de chrétiens coptes à Jérusalem à l’époque, la famille Razzouk s’est rapidement enracinée dans la pratique du tatouage de pèlerinage, raconte Wassim à MEE au salon Razzouk Tattoo, situé dans la vieille ville.

Le salon est décoré de photographies en noir et blanc et de reliques historiques de leur pratique du tatouage, transmises de génération en génération.

Une photo accrochée au salon de tatouage de Wassim montre son grand-père Yacoub en train de tatouer une jeune femme à l’époque du mandat britannique sur la Palestine (Jaclynn Ashly/MEE)

Yacoub, le grand-père de Wassim, travaillait comme charpentier dans la Palestine historique tout en pratiquant le tatouage en complément. La plupart des tatoueurs avaient un autre emploi pour subvenir à leurs besoins, car le tatouage local était généralement réalisé à bas prix et le tatouage de pèlerinage n’était qu’une pratique saisonnière, raconte Wassim.

Les soldats britanniques et australiens stationnés en Palestine sous mandat britannique sont devenus la clientèle principale de Yacoub

Les soldats britanniques et australiens stationnés en Palestine sous mandat britannique entre 1920 et 1948 sont devenus la clientèle principale de Yacoub. Les profits accumulés grâce aux soldats désireux de se faire tatouer ont permis à Yacoub d’étendre sa pratique en passant d’un salon de fortune installé dans sa maison à un salon officiel de tatouage qu’il a ouvert dans le quartier de Mamilla à Jérusalem-Ouest, explique Wassim.

Mais quelques années seulement après l’ouverture de son premier studio de tatouage, les milices sionistes ont envahi la Palestine historique et, comme quelque 750 000 autres Palestiniens qui ont été forcés de fuir leurs terres en 1948, lors de ce que les Palestiniens appellent la Nakba (« catastrophe »), Yacoub a dû abandonner son salon et sa maison.

Le tatouage à travers le déplacement et l’occupation

Yacoub a rassemblé à la hâte son équipement de tatouage et a fui avec sa famille en Jordanie, s’y réfugiant pendant plusieurs mois jusqu’à la fin de la guerre israélo-arabe, raconte aujourd’hui Wassim.

En Jordanie, Yacoub s’est retrouvé à tatouer un groupe de clients improbables : des soldats chrétiens irakiens qui avaient migré vers le Levant pour lutter contre la prise de la Palestine historique par les sionistes.

Yacoub espérait que lorsqu’il rentrerait un jour en Palestine, il pourrait retrouver son salon de tatouage à Jérusalem-Ouest. Mais comme pour tous les Palestiniens qui fuirent en 1948, sa propriété avait été ravagée par le nouvel État israélien.

« Non seulement la Palestine existe, mais nous y entretenons une culture dynamique depuis plusieurs siècles »

– Wassim Razzouk, tatoueur

D’autres entreprises palestiniennes de tatouage de pèlerinage ont fermé pendant la guerre de 1948 puis durant la guerre des Six Jours de 1967, lorsque l’armée israélienne a occupé la Cisjordanie, dont Jérusalem-Est et la bande de Gaza.

À son retour en Palestine après la fin de la guerre israélo-arabe, la famille Razzouk a commencé à proposer des tatouages au domicile familial et est devenue la dernière famille palestinienne restante à Jérusalem-Est qui fournissait ce service de tatouage aux pèlerins.

En 2016, Wassim a pu ouvrir un salon de tatouage officiel dans la vieille ville pour la première fois depuis que son grand-père, Yacoub, avait été obligé de fuir sa propriété en 1948. Il a conçu le salon de manière à ce qu’il ressemble au salon de tatouage ouvert à l’origine à Jérusalem-Ouest.

La popularité naissante du studio de tatouage de la famille Razzouk a contribué à mettre en valeur l’histoire de la famille de tatoueurs dans la région, tout en défiant les discours israéliens de droite, affirme Wassim.

« Lorsque les extrémistes israéliens affirment que la Palestine n’a jamais existé, je me sens fier d’avoir ma famille comme point de référence pour montrer aux gens que non seulement la Palestine existe, mais que nous y entretenons une culture dynamique depuis plusieurs siècles ».

Visibilité et identité chrétienne

Le père Boulus, un prêtre énergique et charismatique qui officie au monastère Saint-Marc, explique que ses tatouages – qui recouvrent toute la longueur de ses bras – sont un rappel de ses croyances religieuses. Il envoie des pèlerins qui visitent le monastère se faire tatouer par Wassim, du fait de l’histoire de la famille Razzouk dans la région.

Le père Boulus dessine également des tatouages de prières écrites en araméen, qui sont devenus populaires auprès des chrétiens palestiniens locaux, indique-t-il.

Le père Boulus montre un de ses tatouages à MEE (Jaclynn Ashly/MEE)

Kareem Salomon, un chrétien assyrien de 26 ans qui a émigré d’Irak vers le Royaume-Uni pendant son enfance, explique à MEE que ces tatouages sont au cœur de l’identité des chrétiens, en particulier ceux du Moyen-Orient où la communauté représente une minorité.

Son poignet encore douloureux après s’être fait tatouer la croix de Jérusalem quelques instants plus tôt, Salomon affirme à MEE qu’il n’avait pas prévu de se faire tatouer lors de son voyage mais en avait décidé ainsi afin de « mettre ses expériences en valeur ».

Il explique en outre qu’il travaille comme pharmacien au Royaume-Uni, où « la plupart des gens sont trop effrayés pour me demander si je suis chrétien ou musulman, alors ils supposent simplement que je suis musulman parce que je suis originaire d’Irak, parce que ma couleur de peau est légèrement plus sombre et parce que j’ai une barbe ».

Selon lui, bien qu’il n’y ait rien de mal à cela, sa communauté finit ainsi par « se sentir invisible ».

« Le tatouage rend notre identité publique »

– Kareem Salomon, chrétien assyrien irako-britannique

« Je suis chrétien et je veux que les autres le sachent, confie Salomon à MEE. Ce tatouage rend notre identité publique. Vous pouvez me serrer la main et, sur mon poignet, vous pouvez facilement voir qui je suis. »

Kareem Salomon et les autres pèlerins sont bien conscients que les membres de leur famille en Irak rencontreraient de grandes difficultés pour obtenir un visa afin de se rendre dans des lieux saints chrétiens, toutes les frontières de la Palestine occupée étant contrôlées par les autorités israéliennes. Pourtant, même avec un passeport britannique, Salomon n’a pas passé la sécurité israélienne sans encombre et a été retenu pendant plusieurs heures avant de pouvoir entrer dans le pays.

« C’est notre droit de venir en Terre Sainte, affirme Salomon. C’est le centre névralgique des juifs, des musulmans et des chrétiens. Ce devrait être un pays où toute personne qui veut pratiquer sa religion peut entrer. »

« La façon dont les Israéliens vous traitent, cela ne fait qu’accentuer les tensions ici. Parce que cela vous fait penser que les Israéliens vous jugent uniquement par votre apparence », ajoute-t-il.

Pour Wassim, la pratique du tatouage a réaffirmé sa fierté non seulement de son identité chrétienne, mais aussi de ses racines palestiniennes.

« Comme je suis issu d’une communauté [religieuse] minoritaire en Palestine, je suis particulièrement honoré d’être gardien d’une pratique si étroitement liée à notre histoire dans cette région. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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