La ville irakienne qui combat l’État islamique par le football
Lorsque l’État islamique a pris possession de la ville irakienne de Rabia en 2014, l’organisation a interdit le football et commencé à punir tous ceux pratiquant ce sport. Les équipements ont été confisqués, des pierres ont été jetées sur les joueurs et quiconque était surpris en train d’enfreindre les règles était mis en garde, si ce n’est menacé de mort.
Pour cette petite communauté relativement isolée vivant à la frontière entre la Syrie et l’Irak, la disparition de ce sport s’est révélée dévastatrice.
« Le sport, c’est la vie. C’est pourquoi lorsque Daesh [l’EI] a décrété que nous ne pouvions plus jouer au football, nous nous sommes sentis à la fois furieux et très tristes », a ainsi expliqué Abu Ahmed, l’entraîneur de football principal de Rabia, à Middle East Eye. « Certaines personnes ont pleuré. »
Face aux innombrables restrictions et aux menaces de représailles sévères auxquelles s’exposaient ceux qui ne se soumettaient pas à l’interprétation dogmatique de l’Islam du groupe armé, un grand nombre d’habitants ont fui vers les villages environnants.
Pour ceux qui ont fait le choix d’échapper à cette dure réalité, le fait de jouer au football est devenu un acte de résistance.
« Je formais de petites équipes afin de permettre aux enfants de jouer », a expliqué Wahan Abu Ahmed, le directeur du club sportif de Rabia.
« Même si Daesh n’était pas là en permanence, nous devions nous montrer très prudents. »
Pour Aitash, entraîneur de football dans la ville, la pratique du football a été son unique préoccupation des années durant.
« Nous avons tenté de rester libres. Nous voulions simplement jouer », a-t-il précisé.
Mais le simple fait de jouer en petit comité s’est montré dangereux.
Aitash a ainsi expliqué qu’à plusieurs reprises, certains habitants se sont opposés aux matchs, ils ont insulté les enfants qui jouaient, ils ont confisqué les ballons, ils ont jeté des pierres aux joueurs et ils ont fait régner la terreur.
« Certains habitants avaient peur [de l’EI] ou en étaient proches ; ils nous disaient que nous étions fous de jouer au football », a ajouté Aitash. « Daesh est revenu plusieurs fois dans notre village. Ils nous ont surpris deux fois en train de jouer au football et nous ont prévenus que la prochaine fois, ils nous tueraient tous. »
Il ne s’agissait pas de menaces en l’air. L’EI a été à l’origine de massacres tristement célèbres contre des supporters de football. Le plus récent, en mai dernier, a vu des membres armés de l’EI s’en prendre à un club de supporters du Real Madrid à Balad, au nord de Bagdad, tuant au moins 16 personnes. En mars, un kamikaze avait déjà attaqué un stade dans la ville de Iskandariyah, au cours d’un match, faisant 29 victimes.
Lorsque le peshmerga irakien est enfin parvenu à chasser l’EI de Rabia et que le stade a été restauré, les habitants ont fêté l’événement en organisant un match de football. Les jeunes comme les moins jeunes, tous ont quitté leur lieu de travail ou leur domicile pour venir regarder les deux équipes s’affronter et frapper dans le ballon légèrement dégonflé.
« Je me suis agenouillé sur le sol, j’ai pris une poignée de terre et j’ai pleuré », a confessé Abu Ahmed, qui était autrefois un joueur semi-professionnel, à MEE. Pour lui, voir à nouveau le sport et les matchs de football inonder les rues de Rabia était au moins une petite victoire sur l’idéologie de l’EI.
Désormais, des matchs sont organisés assez régulièrement et les enfants, totalement excités sur le terrain de football, admettent qu’ils essaient de tirer un trait sur l’EI.
« Je n’y pense plus, je n’en rêve même plus » a ainsi déclaré un garçon de 14 ans à MEE.
État islamique vs football
À Rabia, les passionnés de football sont encore assez fâchés par rapport au fait que l’EI a attaqué aussi durement leur sport préféré. Un grand nombre d’entre eux déplore ne pas avoir été consultés lorsque l’interdiction a été prononcée et soulignent le fait que l’EI semble imposer des règles différentes selon les villes.
« Il était impossible de discuter avec eux ; nous ne pouvions donc pas leur expliquer pourquoi le football ne constitue pas un péché », a indiqué Aitash.
Abu Ahmed a également souligné que le football enseigne la discipline et le respect.
« Les joueurs apprennent, avec ce sport, l’humilité, le respect et le travail d’équipe. Le football, c’est une école de vie », a-t-il ajouté.
D’après un membre de Raqqa is Being Silently Slaughtered, un média citoyen dénonçant les actions de l’EI, l’organisation applique des règles différentes selon les villes.
« La question du football n’est en aucun cas gravée dans le marbre par Daesh. Il n’existe aucune loi écrite stipulant que le football est interdit », l’activiste a-t-il précisé au journal Vice.
Au lieu de cela, le journaliste citoyen explique que la problématique du football est soulevée oralement dans les rues, les mosquées ou les médias de la ville.
La doctrine du wahhabisme, à laquelle Daesh se réfère le plus souvent, repose sur le code islamique de la pudeur qui stipule que les hommes ne doivent pas découvrir leurs cuisses. Mais le fait que cette règle vestimentaire puisse déboucher sur l’interdiction de jouer au football, voire de regarder des matchs, a fait l’objet de vifs débats et de plusieurs fatwas.
Certains prêtres estiment que, dans la mesure où la pratique du sport n’empêche pas de se plier aux obligations religieuses, aucune raison ne peut justifier l’interdiction du football. D’autres avancent qu’en faisant s’opposer deux équipes lors d’un match, on fait naître des divisions au sein de la communauté des croyants, connue sous le nom de ummah ; ce sport doit donc être considéré comme un péché.
C’est parce qu’il n’existe pas de consensus que les matchs de football sont parfois autorisés dans certaines villes, mais c’est aussi pour cette raison que la règle peut brusquement changer en fonction de l’état d’esprit des militants.
Jouer, c’est résister
Lorsque l’EI s’est retiré de Rabia, l’organisation a clairement exprimé son opposition au football et a fait exploser le stade et le club, faisant ainsi disparaître une source de divertissement essentielle pour les habitants de la ville.
Presque deux ans après le retrait du groupe armé, la ville est en ruines. La mosquée et plusieurs bâtiments importants portent toujours les stigmates de cette lutte et sont parsemés de trous laissés par les balles.
L’hôpital, qui était la plus grande infrastructure de Rabia à l’entrée de la ville, n’est désormais plus qu’un tas de décombres. Il avait servi à cacher des armes de l’EI, puis avait été utilisé comme base de défense de la ville. Les habitants sont désormais obligés de conduire pendant trois heures pour atteindre l’hôpital le plus proche, situé à Duhok dans le Kurdistan irakien.
Mais c’est la décision incompréhensible de priver la ville de ses installations sportives, lorsque le groupe a battu en retraite, qui a le plus irrité certains habitants. Ils ont tout pris, des équipements aux tenues de sport, sans même oublier les ampoules.
« Ils ont tout fait exploser, juste parce qu’ils n’aiment pas le sport », a dénoncé un spectateur lors d’un match à MEE.
Abu Ahmed a expliqué qu’avant leur arrivée, le club était sur le point d’installer une pelouse synthétique sur l’un des terrains de football.
« Daesh l’a volée. Nous ne savons pas ce qu’ils vont en faire, mais ils ont absolument tout volé », a-t-il ajouté.
Un supporter de football, qui a souhaité rester anonyme, s’est quant à lui moqué de la situation en disant que les militants avaient très probablement « fumé » l’herbe.
Un nouveau départ
Abu Ahmed a tenté de remplacer petit à petit tout l’équipement qui a été perdu mais il avoue que c’est une tâche difficile.
« J’essaie d’aider tout le monde, en particulier les enfants. Ils veulent jouer mais ils n’ont pas de vêtements, alors j’essaie de leur en acheter lorsque j’ai un peu d’argent », a-t-il indiqué.
Il dit qu’il espère pouvoir organiser un championnat régional très bientôt et que ce serait une « chose formidable pour les enfants ». Mais pour cette ville très pauvre qui tente désespérément de se reconstruire et qui voit aujourd’hui encore la présence de l’EI à 70 kilomètres de ses portes, le défi est de taille.
« Lorsque nous avons retrouvé notre liberté, nous étions tellement heureux que nous avons oublié certaines choses que nous avions pu voir. Mais nous ne pouvons pas oublier ceux qui nous ont fait du mal », a-t-il confié.
Tandis que certains professeurs et parents insistent pour que les enfants puissent retrouver une vie normale notamment grâce au football, Abu Ahmed admet qu’il est malheureusement bien conscient que les cicatrices mettront du temps à s’effacer.
« Je ne dirais pas que les enfants ont oublié, mais au moins ils sont heureux de pouvoir jouer. »
Traduit de l'anglais (original).
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