L’affaire du fils play-boy de Kadhafi et de l’imam disparu
Lorsqu’en décembre dernier, deux Libyens ont détourné vers Malte le vol 209 d’Afriqiyah Airways reliant Sebha et Tripoli, les assaillants ont interrompu le tournage du film Entebbe, qui avait lieu à l’aéroport international de Malte.
Le film retrace le détournement notoire d’un vol d’Air France vers la ville ougandaise d’Entebbe par le Front populaire de libération de la Palestine en 1976, à une époque où les détournements d’avions étaient des événements hebdomadaires. L’atterrissage du vol 209 d’Afriqiyah Airways à proximité du lieu de tournage a illustré à quel point de tels détournements sont devenus une tactique militante pratiquement obsolète depuis le début des années 2000.
Les pirates de l’air voulaient la libération d’Hannibal Kadhafi, le fils play-boy de l’ancien dictateur. Mais pourquoi a-t-il fait l’objet d’un détournement politique ?
Les deux pirates de l’air, Suhah Mussa et Ahmed Ali, étaient des partisans de l’ancien dirigeant libyen Mouammar Kadhafi, tué en 2011.
Depuis l’avion, ils ont agité le drapeau vert de la Jamahiriya, le système politique installé et dirigé par Kadhafi. Ils ont également exigé l’asile en Europe et la permission de fonder un parti pro-Kadhafi.
Mais les pirates de l’air voulaient avant tout la libération d’Hannibal Kadhafi, le fils play-boy de l’ancien dirigeant, qui est actuellement détenu au Liban et principalement connu par le passé pour avoir fait les gros titres pour de mauvaises raisons.
En 2001, il s’est battu avec des policiers à Rome. En 2004, il a fait la une des journaux à Paris après avoir roulé en Porsche à 140 km/h et à contresens sur les Champs-Élysées. En 2005, il a été arrêté pour avoir prétendument battu sa compagne enceinte et cassé des meubles dans deux hôtels parisiens. Enfin, en 2008, il a été arrêté et inculpé par les autorités suisses après avoir prétendument battu deux domestiques dans un hôtel de luxe à Genève.
Le détournement a pris fin sans effusion de sang. Les 118 passagers et membres d’équipage ont été relâchés après quelques heures et les pirates de l’air se sont rendus aux autorités maltaises. Leurs armes à feu et leurs grenades, avec lesquels ils avaient menacé de faire sauter l’avion, se sont avérés être des imitations.
Hannibal Kadhafi est le cinquième fils du dictateur. Pourquoi donc a-t-il fait l’objet d’un détournement politique ?
L’affaire de l’imam disparu
Les événements survenus à Malte ne furent que le dernier chapitre en date d’une querelle vieille de quatre décennies entre le clan Kadhafi et des groupes pro-chiites au Liban.
Celle-ci commence avec l’affaire de « l’imam disparu ». Dans les années 1970, Moussa Sadr était le chef spirituel des chiites au Liban, qui formaient alors le groupe le plus marginalisé de la société sur le plan politique et économique.
« C’est une bénédiction d’avoir cette diversité de sectes au Liban. Mais lorsqu’il y a des conflits parmi elles, le sectarisme est la pire chose pour un pays »
- Moussa Sadr, imam
Érudit charismatique et organisateur politique talentueux, Sadr a inspiré les fermiers chiites opprimés du sud du Liban dans leur lutte pour leurs droits. Cet ecclésiastique chiite laïciste était considéré comme un modéré qui pouvait s’entendre avec les dirigeants des autres groupes religieux et ethniques du pays au cours d’années de conflit. « C’est une bénédiction d’avoir cette diversité de sectes au Liban, affirmait Sadr. Mais lorsqu’il y a des conflits parmi elles, le sectarisme est la pire chose pour un pays. »
En août 1978, Sadr a disparu lors d’une visite en Libye, où il avait été invité à une rencontre avec Kadhafi, le dirigeant du pays.
Les détails de sa mort et de celle de ses deux compagnons sont obscurs – mais on suppose qu’ils ont été exécutés sur ordre du régime libyen. Après la chute de Kadhafi, Ahmad Ramadan, son bras droit, a confirmé cela lors d’une interview.
La disparition de Sadr a suscité un tollé dans le monde chiite, dont le réveil politique naissant était sur le point de se cristalliser sous la forme de la révolution iranienne. Ce fait a entraîné plusieurs enlèvements et attentats à la bombe contre des cibles diplomatiques libyennes à Beyrouth, ainsi que des détournements d’avions opérés au début des années 1980 par Amal, un mouvement politique représentant les chiites libanais que Sadr avait cofondé en 1974.
En décembre 1981, trois pirates de l’air se sont emparés d’un Boeing 727 de la Libyan Arab Airlines reliant Zurich et Tripoli. Ils se sont finalement rendus à Beyrouth. Les exigences des pirates de l’air étaient qu’ils puissent exposer à l’ayatollah Khomeini en personne l’affaire de « l’imam disparu » et que le gouvernement iranien demande à la Libye d’enquêter sur la disparition de Sadr.
Téhéran a rejeté l’idée, donnant clairement la priorité à ses relations avec Tripoli par rapport à ses affinités religieuses avec ses compatriotes chiites au Liban. « Compte tenu de son isolement, Téhéran n’aurait pas pu se permettre de rompre également avec Tripoli », ont conclu à l’époque les diplomates suisses.
La république islamique aurait également pu avoir une autre raison de rejeter les exigences des militants. Selon de nouvelles recherches réalisées par Kai Bird, lauréat d’un prix Pulitzer, et le professeur Andrew Scott Cooper de l’Université Columbia, l’ayatollah Khomeini ou l’imam Mohammed Beheshti, un proche compagnon du chef de la révolution iranienne, auraient probablement organisé l’assassinat de Sadr avec Kadhafi.
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Pendant de nombreuses années, les disciples de Sadr ne pouvaient rien faire d’autre que commémorer leur idole lors de discours, d’anniversaires ou d’autres événements de ce genre. Avec la chute du régime de Kadhafi en 2011, beaucoup espéraient que la vérité allait être découverte, voire que l’imam pouvait être retrouvé vivant dans une prison libyenne. Mais le mystère a persisté.
Hannibal pris en otage ?
Lorsque les rebelles soutenus par l’OTAN ont pris le pouvoir en Libye en 2011, Hannibal Kadhafi s’est enfui tout d’abord en Algérie. Il a ensuite trouvé refuge en tant que « réfugié politique » à Oman ? avant d’arriver finalement en Syrie.
Selon des sources des services de renseignement libanais, c’est de ce pays qu’en décembre 2015, il a été attiré au Liban dans le cadre d’un plan élaboré puis kidnappé par des associés d’Amal, qui l’ont apparemment torturé pour qu’il leur fournisse des informations sur le sort de l’imam disparu.
Problème : Hannibal Kadhafi n’avait que 3 ans au moment de la mort de Sadr, en 1978. Cela explique pourquoi Hannibal est apparu par la suite sur la chaîne de télévision Al-Jadeed, basée à Beyrouth, pour implorer dans une vidéo toute personne pouvant être au courant du sort de Sadr de se présenter de toute urgence.
À la mi-décembre 2015, Hannibal a été relâché (ou libéré, selon la source) à Balbeek, dans la vallée de la Bekaa, au Liban. Depuis, il a été maintenu en détention à Beyrouth par les autorités libanaises dans le cadre d’une enquête sur le sort de Sadr et a fait l’objet d’une action en justice intentée par la famille de l’imam.
Le fait que des kadhafistes aient choisi un détournement d’avion – la tactique utilisée par les partisans de Moussa Sadr contre le régime libyen – pour essayer de libérer Hannibal Kadhafi comporte une certaine part d’ironie. Mais cela n’a pas été la seule tentative de libération de Kadhafi.
Une « délégation humanitaire européenne » dirigée par le prince Sixte-Henri de Bourbon-Parme s’est rendue au Liban fin novembre pour protester contre la détention de Kadhafi. Une conférence de presse ostentatoire a également été organisée à Genève le 15 décembre. Un journaliste français, Ian Hamel, a allégué que les deux événements avaient été très probablement payés par la sœur d’Hannibal, Ayesha Kadhafi, qui bénéficie aujourd’hui de l’asile politique à Oman.
Lors d’une audience, le 13 janvier, Hannibal a déclaré que son père était innocent dans l’affaire de l’assassinat de Sadr et a promis de contacter « des personnalités clés qui étaient au pouvoir en Libye à l’époque pour clore l’affaire » à condition d’être relâché immédiatement, d’après le journal libanais Al-Akhbar. « Je suis prêt à coopérer dans cette affaire », aurait promis Hannibal.
Dans un renversement spectaculaire de situation, il a également accusé Abdessalam Jalloud, Premier ministre libyen de 1972 à 1977, d’avoir comploté en vue de l’enlèvement et de l’assassinat de Sadr, et a impliqué dans l’affaire Moussa Koussa, ancien ministre libyen des Affaires étrangères et ancien chef des services de renseignement. Tous deux sont encore en vie : ils n’ont pas encore répondu à ses allégations.
Jalloud est le dernier chef encore vivant de la révolution de 1969 en Libye et a été le deuxième membre le plus puissant du régime pendant deux décennies avant de tomber avec Kadhafi. Koussa, comme Jalloud, a fui pendant le soulèvement de 2011.
Les allégations d’Hannibal Kadhafi sont peut-être un acte de vengeance.
La résurgence verte en Libye
Les tentatives de libération d’Hannibal surviennent à un moment où le drapeau vert de la Jamahiriya, brandi depuis cet avion détourné à Malte, est apparu plus fréquemment sur le terrain en Libye, ce qui témoigne de la résurgence de l’idéologie de Kadhafi face à l’effondrement politique et économique spectaculaire du pays.
Après la chute de Kadhafi en 2011, les forces fidèles au dictateur ont été exclues du processus politique. Les nouveaux dirigeants ont rapidement promulgué des lois faisant du soutien public à ses croyances un délit punissable. Des milliers de sympathisants suspectés et réels ont été arrêtés : beaucoup d’entre eux ont été torturés, d’après Amnesty International.
Néanmoins, depuis 2015, des manifestations pro-Kadhafi de plus grande ampleur ont lieu, en particulier à Sebha, dans le sud-ouest de la Libye, d’où le vol 209 est parti. Les partisans de Kadhafi sont de plus en plus nombreux à rejoindre l’Armée nationale libyenne dirigée par le général Khalifa Haftar, qui exerce une influence considérable dans l’est de la Libye.
Autour de Syrte, la ville natale de leur idole, les kadhafistes ont même combattu avec des unités indépendantes contre l’État islamique.
Franck Pucciarelli, porte-parole d’un groupe pro-Kadhafi basé en Tunisie, a récemment affirmé : « Nous avons les capacités d’organiser un soulèvement populaire et si le chaos est installé en Libye, ce sera le résultat de nos actions. »
Alors qu’Hannibal semble inapte à perpétuer l’héritage de Kadhafi, compte tenu de sa personnalité et de son ancien mode de vie, son frère aîné Saïf al-Islam est considéré comme un leader probable de cette résistance verte, qui pourrait être renforcée par un nombre important de réfugiés libyens rentrant au pays, en particulier en provenance de Tunisie et d’Égypte.
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Par sa stature d’homme d’État, Saïf a inspiré la résistance contre les rebelles pendant la guerre civile de 2011 et peut se déplacer librement autour de la ville de Zentan, dans le nord-ouest du pays.
L’été dernier, son avocat Marcel Ceccaldi a annoncé que le fils préféré de Kadhafi voulait « contribuer à l’unification politique de la Libye » et « lutter contre le terrorisme ».
Les partisans de la Jamahiriya pourraient être une force à prendre en compte en 2017 – toutefois, pour le moment au moins, Hannibal Kadhafi reste en détention.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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