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Le bûcher des vanités : les injonctions saoudiennes exposent la peur et la haine du Qatar

Middle East Eye passe au crible les treize conditions formulées par l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, Bahreïn et l’Égypte pour mettre fin à leurs mesures à l’encontre du Qatar
Des Égyptiens mettent le feu au drapeau qatari en 2013 suite à un contre-coup d’État contre les Frères musulmans (AFP)

L’Arabie saoudite et ses alliés ont émis treize demandes que le Qatar doit satisfaire pour que le blocus à son encontre soit levé. La liste montre que leur principale préoccupation n’est pas le supposé financement du terrorisme par le Qatar et son rapprochement avec l’Iran, mais plutôt un mélange combustible de peur existentielle et du désir de réduire l’influence et la richesse de Doha.

Il apparaît également clairement, compte tenu des contradictions et des accusations incorrectes exprimées dans la liste, que celle-ci a été préparée à l’emporte-pièce après que la communauté internationale et le monde musulman ont exprimé leur scepticisme quant aux raisons pour lesquelles les Saoudiens et les Émiratis ont imposé un blocus au Qatar.

Curieusement, le Hamas – le groupe palestinien que l’Arabie saoudite et ses alliés ont qualifié d’« extrémiste » depuis le début de la crise diplomatique – brille par son absence dans cette liste.

Middle East Eye, qui se trouve être également ciblé par les accusations des gouvernements à l’origine de la liste, a examiné chaque demande en détail.

Demande n° 1 : réduire les relations diplomatiques avec l’Iran et fermer les missions diplomatiques qataries en Iran. Expulser les membres des Gardiens de la révolution islamique et cesser toute coopération militaire avec l’Iran. Seuls les échanges commerciaux qui respectent les sanctions américaines et internationales seront autorisés.

Les liens entre le Qatar et l’Iran ne sont en aucun cas ceux qui caractérisent des alliés. Le Qatar et l’Iran partagent certes un important champ de gaz naturel, South Pars, ce qui signifie que Doha doit maintenir un niveau minimal de relations avec Téhéran et ne peut adopter la position ultra-belliciste de Ryad.

Doha et Téhéran se situent à des extrémités opposées du spectre idéologique. Ceci apparaît le plus clairement en Syrie, où l’Iran chiite soutient le gouvernement Assad tandis que le Qatar sunnite appuie les forces rebelles soutenues par les Turcs. Dans cette optique, il devient difficile de prêter foi aux accusations de coopération militaire entre Doha et Téhéran.

En ce qui concerne le commerce, il est intéressant de noter que les Émirats arabes unis (EAU) sont l’un des principaux partenaires commerciaux de Téhéran. Les EAU ont joué un rôle majeur dans la levée des sanctions américaines et internationales contre Téhéran en facilitant un accord or contre pétrole. Les derniers rapports médiatiques basés sur des statistiques turques indiquent que ce commerce de l’or visant à mettre fin aux sanctions pourrait toujours être en cours.

Demande n° 2 : mettre immédiatement fin à la présence militaire turque au Qatar et à toute coopération militaire avec la Turquie à l’intérieur du Qatar.

La Turquie a pris soin de garantir aux autres pays du Golfe que toute présence militaire turque dans le Golfe ne doit pas être vue comme une menace, mais comme un rempart contre des « menaces communes » non spécifiées, qui pourraient éventuellement inclure l’Iran. Ceci rend la demande de retrait des troupes turques contraire aux intérêts propres de l’Arabie saoudite.

Quelques douzaines de troupes turques sont postées à Doha. Le fait de considérer une si petite présence comme une menace plus grande que la capacité de l’Iran à atteindre le Golfe révèle également que le véritable motif de cette demande est le désir de déchoir le Qatar de sa souveraineté.

Pour Doha, satisfaire cette demande signifie accepter une ingérence dans ses affaires souveraines. La Turquie, pour sa part, pourrait ne même pas prendre en considération de telles exigences compte tenu de sa détermination à ne pas autoriser l’ingérence de tiers dans ses affaires.

Bien que hautement improbable, toute décision en faveur du retrait des troupes turques viendrait de pressions intérieures, des critiques au Qatar ayant exprimé des doutes sur la nécessité d’une base militaire turque dans le pays depuis que les détails de l’accord ont commencé à apparaître en 2014. Les détracteurs ont qualifié la base de projection des rêves néo-ottomans du président turc.

Les troupes turques arrivent à Doha (Reuters)

Demande n° 3 : couper tous les liens avec les « organisations terroristes » - en particulier les Frères musulmans, le groupe État islamique, al-Qaïda et le Hezbollah libanais. Déclarer officiellement que ces entités sont des groupes terroristes.

Doha pourrait être ici la victime de ses propres ambitions et de la trahison de l’Occident. Dès le lendemain des attentats du 11 septembre 2011, lorsque le Qatar a accepté que les talibans afghans ouvrent un bureau de représentation au Qatar avec la bénédiction de l’Occident, le petit émirat du Golfe est apparu comme un terrain neutre où même les adversaires les plus acharnés pouvaient se rencontrer et parler. Entre 1996 et 2001, le Qatar ne reconnaissait pas les talibans.

Doha a cherché à maintenir son rôle d’espace neutre et sûr pour de potentiels pourparlers en autorisant la présence sur son territoire de représentants de mouvements tels que les Frères musulmans, à l’exception de l’État islamique et d’al-Qaïda.

L’Arabie saoudite et les autres pays du Golfe considèrent les Frères musulmans comme la principale menace planant sur leur existence, mais la communauté internationale – y compris la Grande-Bretagne et les États-Unis – s’est montrée particulièrement réservée à l’idée de désigner ce mouvement non violent comme « terroriste ».

Doha serait bien en peine d’accepter cette demande, surtout lorsque l’on considère le fait que cette politique de médiation lui a même permis de réussir à convaincre le groupe palestinien Hamas de modifier sa charte de façon à adopter une position plus conciliante.

Demande n° 4 : mettre fin au financement d’individus, groupes ou organisations désignés comme terroristes par l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, l’Égypte, Bahreïn, les États-Unis et d’autres pays.

Dès le départ, le Qatar a rejeté ces accusations de financement du terrorisme, qu’aucune preuve n’est d’ailleurs venue étayer.

Inclure les États-Unis dans cette demande révèle en outre la faiblesse de ces accusations. Les États-Unis n’ont en effet pas besoin de la coalition saoudienne pour formuler de telles injonctions en leur nom. Washington a récemment signé un accord de 22 milliards de dollars avec le Qatar pour la vente d’avions de chasse, ce qu’il ne ferait pas s’il considérait le Qatar comme un ennemi. Les États-Unis ne continueraient pas non plus à poster 10 000 soldats américains au Qatar si tel était le cas.

Demande n° 5 : livrer les « figures terroristes » voulues par l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, l’Égypte et Bahreïn à leur pays d’origine. Geler leurs actifs et fournir toute information souhaitée sur leur lieu résidence, leurs mouvements et leurs finances.

Encore une fois, rien n’indique que le Qatar ait refusé de coopérer avec ses partenaires du Conseil de coopération du Golfe dans le cadre d’accords existants ou d’accords bilatéraux avec ces États, y compris des accords d’extradition.

Il s’agit, là encore, d’une demande que le Qatar peut trouver très difficile à accepter s’il veut continuer à jouer son rôle d’interlocuteur neutre et équitable et de lieu de négociations entre différents adversaires, surtout si ceux-ci représentent des mouvements non violents.

Demande n° 6 : fermer Al Jazeera et ses chaînes affiliées.

Peu de temps après sa création, le réseau d’informations Al Jazeera, financé par l’État du Qatar, est rapidement devenu le seul diffuseur de la région capable de couvrir les événements au même niveau que ses homologues occidentaux bien établis. Un budget faramineux et un effort continu pour recruter les meilleurs journalistes à travers le monde ont permis d’asseoir sa réputation.

La ligne éditoriale d’Al Jazeera, cependant, lui a valu d’être souvent critiquée à la fois par l’Occident comme étant trop axé sur les musulmans et par les despotes de la région, qui l’ont accusée d’incitation à la rébellion.

Pour rendre justice aux préoccupations saoudiennes, il convient de noter que la version arabe de la chaîne a présenté une ligne éditoriale plus visiblement favorable aux mouvements populaires dans la région, ce qui a rendu les Saoudiens et les Émiratis, entre autres, particulièrement nerveux.

Al Jazeera a reflété la vision du palais royal et a pris soin d’édulcorer sa couverture du Yémen en faveur de l’Arabie saoudite afin de refléter les politiques actuelles anti-iraniennes de son voisin. La couverture des problèmes nationaux du Qatar, tels que l’esclavage moderne, est en outre quasiment inexistante.

Le studio principal d’Al Jazeera à Doha (AFP)

Demande n° 7 : mettre fin à son ingérence dans les affaires intérieures de pays souverains. Arrêter d’accorder la citoyenneté aux ressortissants saoudiens, émiratis, égyptiens et bahreïnis recherchés par leurs pays. Révoquer la citoyenneté qatarie à ces ressortissants lorsqu’une telle citoyenneté viole les lois de ces pays.

Une demande vague et difficile à surveiller si elle est acceptée. À l’inverse, la présentation d’une telle liste de conditions peut en soi être interprétée comme une ingérence dans les affaires souveraines du Qatar.

Étant donné les liens familiaux et tribaux complexes entre les ressortissants des pays du Golfe, la citoyenneté multiple est commune et priver des individus de leurs droits à la citoyenneté sans preuve suffisante pour justifier de telles mesures pourrait entraîner de graves violations des droits de l’homme.

Demande n° 8 : verser des dédommagements pour les pertes de vie humaine et les pertes financières causées par les politiques du Qatar ces dernières années. La somme sera déterminée en coordination avec le Qatar.

Une autre demande vague et particulièrement contestable. Sans aucun montant spécifié pour les indemnités ou les pertes financières, et sans preuve concrète, il est impossible pour un État indépendant d’accepter une telle demande.

Demande n° 9 : s’aligner sur les autres pays du Golfe et les pays arabes sur le plan militaire, politique, social et économique, ainsi que pour les questions économiques, conformément à un accord conclu avec l’Arabie saoudite en 2014.

Le Qatar fait déjà partie de l’alliance militaire islamique dirigée par les Saoudiens. C’est aussi un membre pleinement intégré du Conseil de coopération du Golfe. En raison de ses intérêts économiques en tant que principal exportateur d’hydrocarbures, sa politique économique est déjà alignée sur celle de l’Arabie saoudite.

Les seules différences semblent être le refus de Doha d’adopter le même ton que les Saoudiens vis-à-vis de l’Iran en raison de son champ de gaz commun, ainsi que son soutien aux mouvements démocratiques populaires à travers la région, à l’exclusion du Golfe.

Toutefois, cela pourrait s’avérer l’une des demandes les plus faciles à respecter pour Doha si le blocus contre le pays est d’abord levé.

Demande n° 10 : mettre un terme à tous les contacts avec l’opposition politique en Arabie saoudite, aux EAU, en Égypte et à Bahreïn. Transmettre tous les fichiers détaillant les contacts antérieurs du Qatar avec ces groupes d’opposition et le soutien qatari à leur égard.

Un autre signe du fait que la liste des injonctions a été compilée à la hâte. Toute opposition politique dans les pays mentionnés est strictement contrôlée par ces gouvernements répressifs. Aucune preuve n’a été fournie pour justifier ces accusations contre le Qatar.

Rien n’indique en outre que le Qatar aurait quelque chose à gagner à fomenter des troubles dans sa propre arrière-cour. En fait, Doha aurait certainement plus à perdre qu’à gagner dans la mesure où ses routes d’exportation de gaz naturel, lequel représente sa plus importante source de revenus, seraient menacées.

Demanda n ° 11 : fermer les médias que le Qatar finance, directement et indirectement, y compris Arabi21, Rassd, Al Araby Al-Jadeed et Middle East Eye.

Middle East Eye (MEE), site d’informations basé à Londres, est financé de façon autonome et couvre le Moyen-Orient de manière approfondie, impartiale et factuelle.

Ses reportages sur la Turquie, l’Irak et la Syrie, entre autres, illustrent l’objectivité à laquelle MEE est attaché. Middle East Eye n’a pas hésité à publier des articles critiques sur les alliés du Qatar, y compris la Turquie, lorsque les faits étaient prouvés. Il n’a pas non plus épargné le Qatar, par exemple en publiant une série d’articles sur les mauvais traitements infligés aux travailleurs étrangers dans le secteur de la construction du pays.

MEE a également couvert des questions d’importance régionale qui donnent une mauvaise image de l’Arabie saoudite et des EAU, ce qui a entraîné l’ire de ces pays, où l’accès au site de Middle East Eye a été bloqué.

Demande n ° 12 : accepter toutes les conditions dans les dix jours suivant leur envoi au Qatar, sans quoi la liste devient invalide.

Il est peu probable qu’en seulement dix jours, le Qatar puisse ne serait-ce qu’évaluer ces demandes, qui visent souvent à le priver de sa souveraineté ou impliquent des situations qui ne le concernent même pas – comme la fermeture de MEE –, et encore moins qu’il puisse accepter l’une ou l’autre de ces conditions.

Demande n° 13 : consentir à des audits mensuels au cours de la première année suivant l’acceptation de ces demandes, puis une fois par trimestre au cours de la deuxième année. Une surveillance annuelle du respect des demandes par le Qatar aura lieu chaque année durant les dix années suivantes.

Cette exigence équivaut à demander au Qatar d’accepter un statut de vassal de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis. Aucun pays n’a jamais accédé à une telle demande, sauf dans le cas où il aurait été vaincu par une guerre.

Traduit de l’anglais (original).

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