Le Liban étouffe dans la poussière jaune
Écarquillant les yeux, les habitants ont observé leur ville, mais ils n’y ont plus vu grand-chose. Les immeubles des voisins, habituellement si proches, avaient disparu derrière une épaisse masse cotonneuse. Le soleil était introuvable.
Pourtant, il n’était pas bien loin. Pour comprendre, il fallait ouvrir les fenêtres. Laisser l’agréable fraicheur artificielle des climatiseurs s’évaporer dans un air à 33 degrés, chargé à plus de 80 % d’humidité et de particules flottantes. Google météo affichait « poussière », un euphémisme californien pour une tempête de sable meurtrière.
Les Libanais en avaient déjà entendu parler ; certains ont vécu celle de l’an dernier, d’autre parlaient du fameux « khamsin », le vent brulant qui vient du sud. Mais cette fois-ci, le phénomène est beaucoup plus important. « J’ai l’impression d’être en Arabie saoudite », déclare Marc Khoury en connaissance de cause, il y a travaillé cinq ans dans une agence de publicité.
En voiture, les conducteurs doivent utiliser les essuie-glaces pour se frayer un chemin jusqu’au travail. Les conducteurs de scooter ont revêtu des masques, et pour une fois, tout le monde roule au pas. Dans les bureaux, les cafés, les taxis, on ne parle que de ça. De la poussière jaune qui a envahi la capitale en une nuit, de l’humidité poisseuse qui fait transpirer chaque pore, de l’air lourd qu’on n’arrive pas à se sortir des poumons et qui fait gonfler les yeux.
Dans les régions du Akkar et de la Bekaa, le vent s’est mis à souffler un jour plus tôt. Émilie Abdallah habite le village de Halba, proche de la frontière syrienne au nord du pays. « Les arbres ne sont plus verts » décrit elle, inquiète. « La poudre jaune recouvre tout, le ciel est comme un grand brouillard. Tout est jaunâtre, sale, collant, on dirait une maladie. »
Pour que le mal extérieur n’entre pas chez elle, elle ferme toutes les fenêtres et injecte une solution aqueuse dans les yeux de ses enfants. À 37 ans, Émilie Abdallah est professeure dans un lycée privé du Akkar. La rentrée scolaire devait avoir lieu cette semaine. Elle est reportée à cause du sable.
À Halba, les personnes âgées affirment qu’elles n’ont jamais vu ça. Elles s’accordent aussi sur le fait que les réfugiés doivent sûrement être ceux qui souffrent le plus, eux qui sont si nombreux avec des petits enfants à vivre par là, dans des logements de fortune. Des cabanes qui ne ferment pas bien et qui protègent contre pas grand-chose.
Un peu plus loin, dans la pleine de la Bekaa, certains n’en sont pas revenus. Le ministère libanais de la Santé y a annoncé le décès par asphyxie de trois femmes. Plus de 1 700 personnes ont été hospitalisées pour suffocation. Les hôpitaux sont débordés, malgré les consignes du ministère et de la Croix-Rouge, qui exhortent les habitants à se déplacer le moins possible et à se protéger le visage.
« Cette tempête fait beaucoup plus de victimes que les années précédentes », constate le Dr. Antoine Zoghbi, directeur des urgences à l’Hôtel Dieu de France, un des hôpitaux les plus importants de Beyrouth. « Les personnes les plus vulnérables sont celles qui ont des prédispositions asthmatiques ou allergiques, mais jusqu’à présent la capitale est relativement épargnée », explique-t-il.
Quelques minutes après notre entrevue, un homme accompagné de son frère arrive aux urgences de l’Hôtel Dieu. Il s’étouffe, il ne peut plus parler du tout. « C’est une crise très aiguë d’asthme, il doit être hospitalisé », diagnostique le Dr. Zoghbi. C’est le premier cas dans cet hôpital… la tempête avance.
Au centre-ville de Beyrouth, les immeubles flambants neufs s’effacent derrière les volutes jaunes. Sur la Corniche, on ne distingue plus l’horizon ; la mer et le ciel se confondent. Les médias libanais ont même parlé de bateaux qui se seraient perdus. À l’heure où d’habitude les voitures s’enchevêtrent dans un amas de métal et de klaxons, les rues paraissent bien vides.
Rim Bazzih traverse à pied la place des Martyrs, elle travaille sur un site archéologique non loin. Depuis le début de la tempête, elle ne retire plus son masque lorsqu’elle est à l’extérieur. « C’est mauvais pour la santé ce qu’il y a dans l’air », dit-elle en essayant d’attraper la poussière, « en plus il y a les ordures, ça aussi ça va nous rendre malades. Moi j’ai trois enfants, je ne peux pas tomber malade ».
Sur cette même place des Martyrs, plusieurs dizaines de milliers de Libanais se regroupent régulièrement depuis fin août avec un slogan contre leurs dirigeants « Vous Puez » (#YouStink). Un élan patriotique rare au Liban, motivé par une impressionnante crise des ordures dont on reparlera surement quand le sable sera balayé.
Depuis le mois de juillet, les poubelles ne sont plus ramassées dans le pays car la principale décharge du pays est pleine et le contrat passé entre l’État et l’entreprise privée d’éboueurs Sukleen est arrivé à terme. Un peu partout au Liban, des montagnes de sacs-poubelle putréfient sous le soleil. Si les autorités ont tenté de les éloigner des grandes agglomérations en les jetant dans des vallées ou en les tassant sous des ponts, le vent sablonneux de ces derniers jours a vite fait de tout éparpiller de nouveau.
À proximité des tas, l’odeur est insoutenable. Avec l’humidité c’est encore pire et en l’absence d’une solution immédiate les experts craignent des risques sanitaires. « Le vent, l’humidité et bientôt les pluies risquent d’aggraver la concentration d’insectes, de microbes et de bactéries », explique Paul Abi Rached, président de l’ONG de protection de l’environnement Leb Eco Movement.
Dans quelques jours, la tempête soufflera un peu plus loin. Ici, elle aura laissé aux habitants un arrière-goût d’étouffement et le présage d’un automne difficile.
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