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Les champions paralympiques tunisiens ne doivent leur victoire qu’à eux-mêmes

Avec de meilleurs résultats que les valides, les athlètes handisport tunisiens ont hissé leur pays au rang de première nation arabe aux Jeux paralympiques de Rio avec dix-neuf médailles. Une victoire d’autant plus méritante dans leur quotidien semé d’embûches

La délégation handisport tunisienne à Rio (Achraf Aoudi /MEE)

TUNIS – Avec dix-neuf médailles (sept en or, six en argent et six en bronze), la Tunisie se classe première nation arabe aux Jeux paralympiques de Rio qui se terminent ce dimanche.

De quoi faire oublier la déception des Jeux olympiques où les valides n’ont ramené que… trois médailles. « Beaucoup plus de Tunisiens qu’avant nous suivent et même si les victoires de la Tunisie restent une surprise, nous avons prouvé jour après jour que nous sommes des talents reconnus internationalement », témoigne à Middle East Eye Rima Abdelli, 28 ans, athlète de petite taille, de classe F40, médaillée d’argent au javelot.

VIDÉO : Rima Abdelli reçoit sa médaille à la cérémonie de clôture des Jeux paralympiques de Rio

Mais derrière l’enthousiasme des champions, se cache une autre réalité. Plusieurs polémiques ont en effet entaché l’actualité des médailles tunisiennes.

Soumaya Boussaïd a été l’une des premières à briser le silence qui entoure les sportifs handisport, particulièrement mal lotis en Tunisie au regard de leurs performances. Cette athlète malvoyante de 35 ans, qui a déjà remporté deux médailles d’or aux précédents Jeux paralympiques aux 800 mètres et 1500 mètres, parle depuis 2015 des « injustices » dont elle s’estime victime en tant qu’athlète, par la fédération tunisienne de handisport.

À l’époque, la jeune femme accusait déjà la fédération de ne pas vouloir prendre en charge son départ pour les Jeux olympiques de Rio. En plus des discriminations liées à sa couleur de peau, elle dénonce aussi le manque de financement pour son entraînement, alors qu’elle aurait eu besoin de 20 000 dinars (environ 8000 euros).

Sa cagnotte ? Une « arnaque »

Un an plus tard, elle reparle de ses problèmes lorsqu’elle se retrouve seule à Font-Romeu pour son dernier entraînement avant les jeux. La personne supposée l’accompagner l’a laissée sur place sans le sou. Début août, Achraf Aouadi – un bénévole de 27 ans qui raconte son quotidien à Rio sur un blog – et un membre de l’association Terre des hommes Tunisie, Abdelhamid Khairi, et une Franco-tunisienne Nadia Tarhouni s’allient pour mettre en place une cagnotte afin d’aider la jeune athlète.

Après avoir récolté environ 2 500 euros, Soumaya voit de nouveau la fédération se dresser en face d’elle. Mohamed Mzoughi, le président de la fédération publie un communiqué sur sa propre page facebook, accusant mot pour mot la cagnotte d’être une « arnaque ». Soumaya s’entraîne pourtant en partie grâce à cette cagnotte, à Font-Romeu pendant tout le mois d’août où seul l’hébergement a été financé par la Fédération.

Fin août, elle remporte le 800 mètres à la Diamond League, une compétition d’athlétisme à laquelle a aussi souvent participé Habiba Ghribi pour le 3000 mètres steeple. « Cette fille n’a jamais abandonné, ni gardé le silence sur ses problèmes, d’où sa mésentente avec la fédération », commente Achraf Aouadi qui a soutenu la jeune femme pendant tout son séjour à Rio où elle a remporté la médaille d’or sur le 1500 mètres. Elle s’est blessée le 17 septembre alors qu’il lui restait à courir le 400 mètres.

VIDÉO : La victoire de Soumaya au 1500 mètres

Pour la fédération, les critiques de la jeune femme sont liées au fait « que Soumaya se compare trop aux athlètes valides sur les questions de budgétisation » dixit Sonia Bidouh, la secrétaire générale de la Fédération, jointe par MEE à Tunis. Et pourtant, Soumaya court souvent pour les championnats de France, avec des valides, et suit même une carrière dans les courses pour valides et handicapés.

Le premier paralympique tunisien désabusé

Soumaya n’est pas la seule à critiquer la gestion du handisport en Tunisie. A Paris, MEE a retrouvé Monaam Elabed, premier champion paralympique tunisien et initiateur de la Fédération tunisienne du handisport.

À 45 ans, Monaam vit en France avec sa femme et ses deux enfants à Nanterre. En 1988, il a été le premier athlète paralympique à gagner une médaille de bronze aux Jeux olympiques de Séoul.

À 17 ans, il a vu des jeunes de son école, un centre d’éducation spécialisé, disparaître pendant trois jours puis revenir des médailles au cou. « C’est à ce moment-là que j’ai voulu faire comme eux, j’avais regardé les JO de Moscou et j’étais devenu obsédé par l’athlétisme. Je me suis entraîné sans relâche pendant deux ans » dit-il. De championnats de France en championnat du monde, il gravit les étapes jusqu’à arriver à Séoul.

« Comme j’ai grandi en France, j’ai commencé l’entraînement pour les Jeux paralympiques dans un club français, le centre du Jard, mais j’ai participé aux jeux avec le drapeau tunisien et en représentant la Tunisie », explique-il fièrement en étalant les coupures de presse de l’époque. Fils d’un militaire, l’athlète originaire de Sousse dit avoir toujours eu « le sens de la patrie » malgré les désillusions vécues pendant vingt ans.

« Avant les jeux paralympiques de Séoul, j’ai réussi à joindre le ministre des Sports de l’époque, Hamed Karoui pour lui parler du projet de monter une fédération handisport. » Et pourtant, depuis les années 1990 où Monaam a laissé tomber sa carrière sportive faute de trouver une vraie place au sein de la fédération, l’athlète n’a essuyé que des déceptions.

« Je suis toujours resté actif auprès des handicapés en Tunisie  en assistant fréquemment aux Jeux paralympiques avec eux, mais malgré ça, je n’ai jamais obtenu de reconnaissance réelle de la fédération ». Ni un poste d’animateur sportif comme ceux que certains champions décrochent après avoir ramené des médailles. Ni même une reconnaissance des différents présidents qui se sont succédés.

VIDÉO : Victoire au 1500 mètres hommes de Saidi Abbes

Jusqu’aux derniers jeux paralympiques de Rio, pour lesquels après avoir demandé à faire partie de la délégation tunisienne, Monaam paie son billet d’avion pour le Brésil puis s’entend dire qu’il faudra aussi qu’il paie aussi ses frais d’hôtels et tout le reste sur place. Pour Sonia Bidouh, la secrétaire générale, « Monsieur Elabed a fait sa demande trop tard. Les accréditations et les budgets étaient déjà clos ». Pour Monaam, ce n’est qu’une preuve de plus d’un laisser-aller général qui dure depuis deux décennies.

Une seule discipline, l'athlétisme

« Demandez-vous pourquoi la Tunisie, certes championne, n’a développé qu’une seule discipline pour les Jeux paralympiques depuis presque trente ans », lance-t-il.

En effet, si d’autres sports se sont développés en Tunisie pour les handicapés comme la boccia (sport proche de la pétanque joué en salle avec des balles en cuir) ou le goalball (sport pour malvoyants et non-voyants avec un ballon sonore) seul l’athlétisme est présenté aux Jeux paralympiques pour la Tunisie.

La fédération dit ne pas avoir assez de moyens pour développer les infrastructures nécessaires à d’autres sports. Selon Annie Lafrenière, référente technique pour l’ONG Handicap International, qui a travaillé sur le soutien apporté à la Tunisie entre 2008 et 2012 sur le handisport, le problème reste un manque de structures mais aussi d’inclusion.

« En Tunisie mais comme dans d’autres pays, l’athlète paralympique n’intéresse pas autant la société qu’un athlète valide. Le fait aussi que les handicapés soient séparés dans différents centres selon leur handicap, n’a pas forcément aidé ». Tout comme le sport, le handisport en Tunisie et la situation des handicapés en Tunisie se sont aussi développés sous Ben Ali pour des nécessités de « vitrine politique ».

Un chiffre sous-évalué de 150 000 handicapés

Monaam Elabed, reçu par le président Ben Ali à l’époque de son succès, et félicité par différents ministres n’a pourtant jamais obtenu la reconnaissance qui lui permette d’agir pour son pays. Dans les années 2000, Leila Trabelsi, la femme de Ben Ali avait lancé Basma, une association qui visait à œuvrer pour l’emploi des handicapés, parasitant ainsi le travail d’autres associations et ignorant qu’en Tunisie aujourd’hui, le nombre d’handicapés n’est pas recensé par l’Institut national de la statistique (INS).

« Nous travaillons désormais beaucoup plus à un développement local et inclusif des handicapés en Tunisie avec les associations et nous offrons également notre soutien à l’INS pour identifier toutes les personnes handicapées dans le pays », précise Annie Lafrenière.

Dans une fiche sur le pays, l’ONG recense un chiffre « largement sous-évalué » de 150 000 handicapés dans le pays. Selon Sonia Bidouh, la Fédération de handisport dispose d’un budget de 500 000 dinars (environ 200 000 euros) pour cette année avec 4000 athlètes affiliés, dont 60 membres de l’équipe nationale. Si les choses avancent, notamment avec l’article 48 de la nouvelle Constitution tunisienne qui atteste que l’État doit protéger les personnes handicapées de toute discrimination, la situation se gâte dans le handisport où certains athlètes de niveau paralympique se retrouvent souvent exclus.

Mahmoud Khaldi, 31 ans, qui a gagné une médaille de bronze aux épreuves de pentathlon aux Jeux olympiques de Pékin en 2008 s’est retrouvé exclu de ceux de Rio. « J’ai subi une opération à l’œil au cours de l’année car je suis malvoyant et on a inscrit sur mon dossier que j’étais inapte à l’activité sportive alors que je m’entraîne encore avec les valides », témoigne-t-il, amer. Lui aussi admet avoir payé beaucoup de ses stages d’entraînement avec son propre argent et ne jamais avoir reçu tout l’argent des primes de ses médailles. La fédération qui a réponse à tout déclare que les primes ne sont pas de son ressort et « passent par le ministère des Sports et des Finances ».

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