Les Marocains regrettent que la politique les sépare des Algériens
« Tout ça c’est de la politique. Il n’y a aucun problème entre les peuples. Nous sommes frères ! » À force d’être répétée, la phrase a presque valeur de dicton marocain. La polémique débutée par Abdelkader Messahel le 20 octobre dernier ne semble pas avoir ébranlé cette constante des relations entre le Maroc et l’Algérie.
« Certains médias de masse, des intellectuels, des gens influents des deux côtés jouent le jeu des tensions. Mais je ne ressens pas ces tensions-là ‘’en bas’’ », assure Abderrahmane Rachik, un sociologue et urbaniste marocain, qui se rend régulièrement en Algérie. Au moment de la déclaration du ministre des affaires étrangères algérien, il participait à Oran (dans l’ouest algérien) à une conférence sur les villes et les mouvements sociaux.
« Les deux pouvoirs s’affrontent sans cesse, il y a des disputes incroyables. Mais les propos de Messahel ont énervé à la fois les Marocains et les Algériens. La première réaction des participants de la conférence était de me dire que c’était condamnable », rapporte le sociologue.
En conflit sur la question du Sahara occidental, l’Algérie et le Maroc sont à couteaux tirés depuis plus de 40 ans. Une période d’apaisement avait permis la création de l’Union du Maghreb arabe (UMA) en 1989. Mais, alors que l’Algérie s’enfonçait dans la décennie noire, les tensions ont refait surface dans les années 1990. En 1994, la frontière fut fermée par les Marocains.
« J’ai vu des gens communiquer par haut-parleur de part et d’autre… Avec les portables, ça a un peu changé. Mais ça fait mal au cœur »
- Abderrahmane Rachik, sociologue et urbaniste marocain
« Avant la colonisation, pourtant, il n’y avait pas de frontière. Les gens, des deux côtés, circulaient naturellement. Il y avait des relations de famille, de commerce », décrit Fatiha Daoudi, chercheuse et auteur de Vécu frontalier algéro-marocain depuis 1994. Si la région était bien partagée entre l’Algérie ottomane et l’Empire chérifien, la frontière n’a jamais été physiquement établie. Pendant la guerre d’Algérie, côté marocain, la zone frontalière servait même de base arrière au FLN.
Aujourd’hui, cette fermeture sépare de nombreuses familles. À Oujda, la grande ville frontalière marocaine, les Marocains donnent rendez-vous aux membres algériens de leur famille… à la frontière. « J’ai vu des gens communiquer par haut-parleur de part et d’autre… Avec les portables, ça a un peu changé. Mais ça fait mal au cœur », décrit Abderrahmane Rachik.
« Oujda sera le Strasbourg du Maroc et de l’Algérie »
Culture, traditions, langue, religion… Même si les préjugés l’emportent parfois, les Marocains rappellent volontiers ce qui les rapproche des Algériens. « Nous avons la chance de partager énormément avec eux. Les Européens ont créé l’Union européenne (UE) alors qu’ils ne partagent rien de tout cela. Notre patrimoine commun doit nous permettre d’accélérer vers un Maghreb uni », plaide Abdelkader Retnani. Éditeur, il vient d’organiser en septembre le premier salon maghrébin du livre à Oujda.
« Pendant les quatre jours du salon, quand les participants se réunissaient pour dîner, il était impossible de distinguer un Marocain, d’un Algérien, d’un Tunisien ou d’un Mauritanien. Il y a un esprit commun », assure-t-il. Selon lui, 43 000 personnes ont visité le salon et 200 professionnels y ont participé. Trois éditeurs algériens étaient invités. « Ils nous ont fait faux bond à la dernière minute... », indique-t-il, soupçonnant des pressions côté algérien. « Ce mur entre les deux pays est une aberration de l’histoire. Il va tomber dans les années qui viennent. Alors, Oujda sera le Strasbourg du Maroc et de l’Algérie », rêve Abdelkader Retnani.
Même après la fermeture de la frontière, Marocains et Algériens continuaient de se rendre visite en la franchissant clandestinement. Depuis quelques mois, le renforcement des contrôles en Algérie a rendu presque impossible le passage. La contrebande, aussi, a largement diminué. Alors que les Marocains et les Algériens n’ont pas besoin de visa pour visiter l’autre pays, les habitants d’Oujda doivent prendre l’avion à Casablanca, à 600 kilomètres, pour se rendre en Algérie !
Ces obstacles freinent aussi les échanges commerciaux entre les deux pays. Le Maghreb est l’une des zones économiques les moins intégrées du monde. La fermeture de la frontière et les aléas politiques font le reste : le Maroc n’a exporté que 200 millions d’euros vers l’Algérie en 2016.
« Au fil des années, les opérateurs marocains qui croyaient dans le potentiel du marché algérien, aux possibilités de coopération, ont fini par désespérer »
- Zakia Sekkat, entrepreneure
« Dans les deux pays, tout ce qui est économique est lourdement influencé par le politique. C’est regrettable pour le secteur privé », déplore Zakia Sekkat, PDG de Poudrox Industries. L’entreprise marocaine exporte ses peintures en Algérie. « Au fil des années, les opérateurs marocains qui croyaient dans le potentiel du marché algérien, aux possibilités de coopération, ont fini par désespérer. Nous sommes aujourd’hui très peu à travailler avec l’Algérie… Je pense pourtant qu’il ne faut pas abandonner. Nous sommes des pays frontaliers, nous avons beaucoup de choses en commun », poursuit l’entrepreneure. La femme d’affaires voulait créer une usine en Algérie mais les conditions posées par la loi algérienne étaient trop contraignantes. Une simple filiale algérienne commercialise ses produits.
« Les deux populations ont toujours maintenu un langage de compassion, de sympathie, de militantisme commun. Je crois que beaucoup de gens se souviennent que le Maroc a aidé l’Algérie pendant la guerre d’indépendance. Après 60 ans d’indépendance, les politiques ne sont pas parvenus à faire disparaître ces sentiments amicaux, donc je ne vois pas ce qui le ferait », estime Zakia Sekkat.
Le drame de « La marche noire »
Les deux pays sont pourtant passés par des épisodes particulièrement sombres. L’un des plus graves a eu lieu en 1975. Hassan II venait d’organiser la Marche verte pour prendre le contrôle du Sahara occidental. En représailles, Houari Boumédiène décida d’expulser les Marocains d’Algérie.
Cette « marche noire » aurait concerné 45 000 familles, envoyées au Maroc manu militari, sans préavis et sans pouvoir emmener leurs biens. « Pourtant, la majorité était là depuis des décennies, ils ne connaissaient pas le Maroc. C’est pour cela que je préfère parler de déportation plutôt que d’expulsion », indique Mohammed Cherfaoui, auteur avec Marina Partoes de La marche noire, lui-même « déporté ».
Quarante-deux ans plus tard, ces Marocains n’ont toujours pas reçu d’indemnisation. « Il y a eu une très grande violence. On nous a renvoyés comme des chiens. Pourtant, nos grand-parents, nos parents, nous-mêmes, nous voulions faire notre vie en Algérie », se rappelle Mohammed Cherfaoui, qui vivait à Oran. Il est aujourd’hui installé en France.
« C’était d’autant plus violent qu’il n’y a pas de différence entre un Marocain et un Algérien. Surtout à Oran. Nous avions les mêmes fêtes, les mêmes habitudes. Rien ne nous séparait à part les papiers, qui ne se voyaient pas. Beaucoup d’Algériens ont découvert que certaines familles étaient marocaines au moment de la déportation ! », poursuit-il. Mohammed Cherfaoui assure qu’il n’existe, pourtant, aucun ressentiment contre les Algériens : « L’attachement des Marocains expulsés à l’Algérie est toujours aussi fort. En revanche, il existe une haine noire à l’encontre du pouvoir algérien ».
« Condamnés à s’entendre »
Abderrahmane Rachik se souvient de cette période : « Cet événement a laissé pas mal de traces. Malgré les bonnes relations de voisinage, quand l’État algérien a mobilisé ses médias, ses agents, les Algériens ont dénoncé les Marocains. Côté marocain, les médias s’en sont mêlés et ont galvanisé l’opinion publique. Il suffit d’un rien pour que les relations se tendent... Puis la plupart des gens ont oublié, la mémoire est assez sélective. »
Une majorité des Marocains qui vivaient en Algérie étaient Rifains. À partir des années 1930, des dizaines de milliers d’entre eux ont fui la misère et se sont installés en Algérie. « Ils allaient travailler chez les Français. Ils étaient demandés car ils étaient de très bons agriculteurs », précise Mohamed Bouzia, qui a retrouvé certains d’entre eux pour son documentaire Anâaq.
Là-bas, les Rifains communiquaient en darija, le dialecte arabe, mais aussi en tamazight avec les Kabyles. Une grande partie d’entre eux seront victimes de la marche noire. « Ils sont nombreux à compter encore de la famille en Algérie. Ils rêvent que les deux pays soient, un jour, comme les pays européens, sans aucune frontière », rapporte Mohamed Bouzia.
« Ceux qui se sont penchés sur le problème comprennent très bien, en tout cas, que c’est politique, qu’il n’y a aucun souci entre les deux peuples »
- Nasser, Franco-Algérien
Nasser, un Franco-Algérien qui a vécu cinq ans à Casablanca, confirme que « les cultures des deux pays sont similaires. » Même si les mentalités sont différentes. « Le tempérament, le rapport au travail, à l’argent, l’humour… », énumère-t-il. Il est aujourd’hui installé en Algérie. « Ce n’était pas dit ouvertement, mais je ressentais parfois un manque de considération de la part de certains Marocains, même si je n’ai jamais ressenti de haine. Ceux qui se sont penchés sur le problème comprennent très bien, en tout cas, que c’est politique, qu’il n’y a aucun souci entre les deux peuples.
La relation bilatérale, pourtant, est plus que jamais au point mort. La réouverture des frontières et la relance de l’UMA ne sont pas pour demain. « La situation actuelle est un désastre économique et social pour les deux peuples », déplore Mohamed Cherfaoui. « Pourtant, historiquement, les deux pays n’ont cessé d’échanger. Le Maroc et l’Algérie sont condamnés à s’entendre ! »
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