L’héritage toxique de Kadhafi : une usine chimique abandonnée empoisonne les Libyens
ZOUARA, Libye – Un masque à gaz poussiéreux abandonné au poste de garde du quartier donne à imaginer ce qu’on va trouver plus loin. Au milieu de monceaux d’ordures, de meubles cassés et de spirales de fils barbelés, de silos chimiques abandonnés, plusieurs usines et immeubles de bureaux s’élèvent au-dessus du maquis désolé.
Ibrahim se souvient du jour où, il y a près de 40 ans, Abu Kammash, ville sur la côte ouest de la Libye, offrait une aventure outre-mer et une carrière bien rémunérée. Il fait partie de ces nombreux Libyens envoyés en Europe à la fin des années 1970 pour étudier, puis travailler dans ce gigantesque complexe pétrochimique, connu sous le sigle GCCI.
« Les Allemands se conformaient à des protocoles stricts lors du traitement des déchets toxiques. Quand ce fut au tour des Libyens de s’en occuper, il n’y avait que deux options : les enterrer ou les jeter à la mer »
- Ibrahim, ancien employé du GCCI
« Comment aurais-je pu refuser une telle offre ? » demande-t-il. Une génération plus tard, Ibrahim reconnaît que ce fut la pire décision de sa vie – et elle lui a coûté cher, à lui comme à sa famille, qu’il a élevée à l’ombre de cette usine à Zouara.
Abu Kammash, connue localement sous le nom de Bukamesh, a été abandonnée en 2010 après des années de mauvaise gestion par la Libye de Kadhafi, laissant le sol et la mer pollués, tandis qu’étaient empoisonnées les richesses naturelles de l’océan. Selon les habitants, de nombreuses personnes vivant à proximité sont tombés malades, et y ont même laissé la vie.
En raison de la guerre et de l’instabilité qui perdurent et du manque d’expertise dans le démantèlement le site, presque rien n’a été fait pour limiter les conséquences. Des poisons tels que le mercure et le cadmium continuent de se répandre dans l’environnement et, à mesure que s’installe ce fléau, les résidents se plaignent de l’aggravation des effets.
Condamnés à une mort lente
Pendant plus de 30 ans, Abu Kammash a généré des millions de tonnes de sel, de plastiques et de produits chimiques industriels. Pendant les quinze premières années, l’entreprise a été gérée par des experts allemands, indique Ibrahim, avant d’être rachetée en 1996 par le gouvernement libyen.
« Ce fut le début de la fin », dit Ibrahim. « Les Allemands se conformaient à des protocoles stricts lors du traitement des déchets toxiques. Dès que l’usine est tombée entre les mains de la Libye, il n’y avait que deux options : les enterrer à proximité ou les jeter en mer ».
À partir de ce jour, déplore Ibrahim, les travailleurs ont été condamnés à une lente peine de mort.
Le plus grand problème était l’utilisation du mercure, métal lourd hautement toxique utilisé pendant l’électrolyse nécessaire à la production de produits chimiques industriels comme le chlore et l’hydroxyde de sodium. Suite aux catastrophes survenues au Canada et au Japon, de gros efforts ont été déployés au tournant du siècle et dans le monde entier pour en interdire l’utilisation, mais, sous Kadhafi, Abu Kammash n’a modifié aucune de ses procédures.
« Changer l’ensemble du système aurait été trop coûteux », explique Ibrahim. Des tests sanguins étaient certes effectués tous les six mois sur les travailleurs, révélant des niveaux dangereux et même potentiellement mortels de mercure, mais les tests, regrette-t-il, n’étaient « qu’une simple formalité », et personne ne tenait compte des résultats.
Fahed Garab, chef du bloc opératoire à l’hôpital de Zouara, ainsi qu’un médecin d’Abu Kammash entre 2008 et 2009, affirment qu’il n’existe tout simplement « aucune statistique médicale de quelque nature que ce soit » sur les effets de cette pollution.
Mais selon Garab, les conditions de sécurité à l’usine étaient « très mauvaises », et des études officielles ont montré qu’un villageois sur dix dans les villages voisins d’Abu Kammash présentait des niveaux élevés de mercure dans le corps.
« Ce pourcentage augmente chez les employés de l’usine d’électrolyse, la moitié d’entre eux présentaient des niveaux de mercure élevés », relève-t-il.
« Parmi les employés de l’usine d’électrolyse... la moitié d’entre eux présentaient des niveaux élevés de mercure »
- Fahed Garab, chirurgien en chef de Zouara
Ibrahim précise que nombre de ces travailleurs sont tombés gravement malades ou sont même morts.
« Même après la fermeture, un laboratoire tunisien diagnostiquait régulièrement des taux élevés d’intoxication au mercure chez d’anciens ouvriers en électrolyse. C’est un miracle qu’ils soient encore en vie ».
Mais le poison ne s’est pas arrêté aux portes de l’usine, ni au village voisin. Ibrahim est convaincu qu’il a rendu malade les habitants de Zouara, sur presque vingt kilomètres le long de la côte.
En 2014, le Croissant-Rouge a diagnostiqué à la fille d’Ibrahim, Sara, âgée de 19 ans, une ataxie de Friedreichs, maladie invalidante associée à une intoxication au mercure causant des dommages progressifs au système nerveux.
Les premiers signes de la maladie se manifestent par des problèmes de coordination motrice et les victimes finissent souvent leur vie en fauteuil roulant.
Point zéro
À Zouara, des volontaires écologistes tentent de faire face à la catastrophe d’Abu Kammash, mais le site est trop dangereux pour être abordé sans l’aide de professionnels.
Sadiq Jiash, chef du comité d’urgence de la ville, se souvient que le site est resté à l’abandon pendant un an avant que quiconque puisse y avoir accès. En 2011, Kadhafi ayant perdu le contrôle de la zone frontalière tunisienne pendant le soulèvement libyen, Sadiq fut l’un des premiers à y entrer.
« Quand nous avons enfin pu pénétrer à l’intérieur, nous n’en avons pas cru nos yeux »
- Sadiq Jiash, comité d’urgence de Zouara
« Quand nous avons enfin pu pénétrer à l’intérieur, nous n’en croyions pas nos yeux », relève Jiash. Rien à l’intérieur n’avait été fermé, et des années de négligence avaient engendré un très grand nombre de fuites d’éthylène et d’acide chlorhydrique, entre autres substances toxiques qui gouttaient des tuyaux et des réservoirs.
« Toute tentative de fermer quoi que ce soit aurait pu provoquer une explosion, et nous n’avons osé toucher à rien », raconte-t-il.
À Zouara, dans les bureaux de Bado, groupe de défense de l’environnement, des photos montrant le travail des bénévoles à Farwa tapissent les murs.
Farwa était la seule île de Libye, avant d’être artificiellement reliée au continent au début des années 2000, dans le cadre du projet, conduit par le deuxième fils de Kadhafi (Saadi), de construire une métropole côtière et une zone d’investissement internationale.
Le président de Bado, Shokri Dahe, affirme que cela a aggravé les effets de la pollution d’Abu Kammash.
Les eaux ont été de plus en plus polluées avec le projet de poldérisation, explique Dahe. En 2013, Bado a envoyé à un laboratoire tunisien, pour analyse, des échantillons d’herbe, de terre et d’eau de Farwa.
« Les niveaux de pollution étaient si élevés qu’ils ont dû répéter les tests deux fois car ils pensaient avoir commis une erreur ».
La présence de déchets toxiques dans les environs a été confirmée par une étude conjointe, menée en 2015 par l’Université de Sabratha et plusieurs institutions malaisiennes.
Dans les exploitations agricoles voisines, on a trouvé des métaux lourds comme du mercure, du cuivre, du plomb et du cadmium, qui, s’ils sont ingérés en quantités dangereuses, peuvent tous provoquer des cancers chez l’homme.
Selon ce rapport, les concentrations étaient faibles mais inquiétantes, compte tenu du risque de transmission à l’homme à travers la chaîne alimentaire – car la région abrite des oliveraies où les fruits sont pressés pour obtenir de l’huile.
Dans le cadre d’une enquête menée en 2016 sur l’île de Farwa, dans un vaste éventail d’organismes marins, les niveaux de mercure détectés dépassaient de loin les niveaux internationaux de sécurité.
Dans de nombreux échantillons, on a trouvé plusieurs fois les limites maximales de sécurité imposées par les autorités sanitaires des Nations unies.
Les poissons, toujours pêchés par les habitants, sont maintenant empoisonnés.
Des années de travail à l’avenir
Il faudra des années avant d’abaisser ces niveaux de pollution et leurs effets. Tâche d’autant plus difficile du fait de l’absence de toute autorité centrale en Libye, où trois gouvernements rivalisent pour le pouvoir et utilisent une nébuleuse de milices pour mener leurs batailles.
Adel Ashur Banana, ingénieur écologiste, co-auteur des enquêtes de 2015 et 2016, a néanmoins entamé sa propre mission de dépollution du site. L’entreprise est modeste et mal financée, mais il s’agit d’un début.
« Une fois les produits chimiques stockés, l’étape suivante consistera à nettoyer les exploitations agricoles et Farwa »
- Adel Ashur Banana, ingénieur écologiste
« Jusqu’ à présent, nous avons éliminé certains éléments chimiques très corrosifs et les avons stockés à Zouara mais, pour continuer à travailler, nous comptons sur le peu d’argent que nous versent des bienfaiteurs qui vendent de la ferraille », explique Adel, contacté par téléphone.
« Une fois les produits chimiques stockés, l’étape suivante consistera à nettoyer les exploitations agricoles et Farwa ».
Ce nouveau défi sera probablement beaucoup plus difficile. Banana et son équipe ont récemment découvert des niveaux élevés de plomb jusque dans les algues marines.
Le maire de Zouara, Hafed Bensasi, prétend qu’une délégation conjointe de Zouara et des membres du ministère de l’Industrie à Tripoli ont, avec une entreprise italienne, discuté d’un programme complet de décontamination, mais sans fournir plus de détails.
« Nous voulons démanteler l’usine et assainir l’environnement. Nous tenons à obtenir des garanties qu’une catastrophe comme celle-ci ne se reproduira jamais », promet le maire.
Il reconnaît qu’aucun accord n’avait été conclu et que sept ans après son abandon, Abou Kammash demeure comme une plaie dans le paysage libyen.
Pour Ibrahim, la tâche est simplement trop lourde.
« Il y a des milliers de tonnes de terres contaminées et il faudra aussi des tonnes d’argent pour s’en débarrasser », constate-t-il.
Et sa famille a des problèmes plus immédiats à régler.
« J’ai juste besoin de quelqu’un pour soigner ma fille, c’est tout ce que je demande aujourd’hui ».
Traduction de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
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