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Libye : les champs de la mort de Tarhounah

C’est depuis cette ville de l’ouest de la Libye que l’ANL de Khalifa Haftar a lancé son assaut sur Tripoli. Dans son sillage, MEE a découvert un lieu traumatisé, jonché de charniers
Par Daniel Hilton à TARHOUNAH, Libye

Note de la rédaction : ce reportage de Daniel Hilton, responsable de l’actualité à Middle East Eye, a été publié pour la première fois en anglais le 30 septembre 2020. Il a été présélectionné pour le prix Bayeux Calvados-Normandie des correspondants de guerre 2021 et a reçu l’Amnesty International UK Media Award en avril 2021.

Dans la ferme de la famille Haruda, les ouvriers agricoles ont été remplacés par des équipes de médecins légistes, dont les combinaisons de protection d’un blanc éclatant contrastent avec le sol poussiéreux de couleur rouille. Les zones à fouiller ont été marquées à la craie, telles des terrains de football macabres. De petits drapeaux triangulaires plantés à côté de trous peu profonds indiquent chaque endroit où des corps ont été trouvés.

Tarhounah, une ville rurale située à 60 km au sud-est de Tripoli, où des rangées d’oliviers strient les petites collines qui s’élèvent de la plaine côtière libyenne, est à la recherche de ses morts.

Restes de sang et de tissus décomposés dans un charnier à Tarhounah (photo fournie)
Restes de sang et de tissus décomposés dans un charnier à Tarhounah (photo fournie)

Près de 80 cadavres ont été extraits du sol en deux mois et demi, dont 56 rien que dans l’exploitation des Haruda. Les autorités estiment que trois fois plus de corps pourraient encore se trouver sous les champs et les vergers de Tarhounah.

« Nous avons encore beaucoup de fouilles à effectuer. Nous n’avons couvert que 20 % de cette zone », indique Mohammed Ali al-Kosher, le maire de la ville.

« Des gens de tous milieux ont été tués et enterrés ici, notamment un enfant de 10 ans. Nous retrouvons de nouveaux corps chaque jour. Il y avait même un homme enterré avec sa voiture, les mains attachées au volant. »

« Des gens de tous milieux ont été tués et enterrés ici, notamment un enfant de 10 ans. Nous retrouvons de nouveaux corps chaque jour »

– Mohammed Ali al-Kosher, maire de Tarhouna

Les équipes à la recherche de cadavres identifient les signes révélateurs – un changement de composition chimique du sol, des monticules de terre à proximité, des odeurs persistantes.

Dans deux trous où des corps ont été retirés la veille, le sang et les tissus décomposés ont fossilisé le contour des victimes dans la terre. Les équipes de médecins légistes tamisent le sol et retrouvent des fragments d’os ainsi que des touffes de cheveux. L’odeur pestilentielle est toujours là.

Tarhounah est traumatisée, marquée par des cicatrices émotionnelles bien plus profondes que les trous creusés dans le sol pour rechercher des victimes.

Pendant quatorze mois, cette ville de 40 000 habitants, dont les terres fertiles autrefois prisées des colonisateurs italiens recevaient les faveurs de Mouammar Kadhafi, a été transformée en base militaire à partir de laquelle le commandant de l’est du pays, Khalifa Haftar, a lancé son assaut sur Tripoli, qui a finalement échoué.

Des centaines de civils ont été tués dans les combats autour de la capitale libyenne entre avril 2019 et juin 2020 ; néanmoins, à Tarhounah, des personnes ont disparu pour la moindre infraction ou le moindre soupçon d’allégeance.

Lorsque Tarhounah a été reprise le 5 juin par les forces fidèles au Gouvernement d’union nationale (GNA) établi à Tripoli, elles ont découvert 106 corps empilés dans la morgue de l’hôpital local. Rapidement, les autorités ont compris que la ville abritait également plusieurs charniers. L’exploitation des Haruda est la plus grande des huit découvertes effectuées jusqu’à présent. Selon les équipes, la ville pourrait en compter douze.

Mohammed Ali al-Kosher, que le GNA a placé à la tête d’un corps municipal temporaire après la prise de la ville, affirme qu’il faudra au moins un an pour fouiller tous les sites suspects, surtout en l’absence de meilleurs équipements et de soutien international approfondi. Malgré l’appel du secrétaire général de l’ONU António Guterres à une « enquête transparente », l’aide apportée jusqu’à présent a été trop faible.

« D’un point de vue religieux, ce ne sont pas des enterrements décents. C’est ce que fait Daech [le groupe État islamique], ce sont des actes d’individus qui profanent l’islam », soutient Mohammed Ali al-Kosher, fixant du regard une fosse dans laquelle onze corps ont été récemment récupérés.

« Ce massacre était un message : le simple fait de s’opposer aux combats à Tripoli pouvait entraîner la mort. Tout cela a été fait avec la bénédiction de Haftar et de ses alliés. »

Tarhounah, rampe de lancement de Khalifa Haftar

Pendant cinq ans, Tarhounah a été dirigée par les frères sanguinaires al-Kani et leur milice éponyme les Kaniyat, également connue sous le nom de 7e brigade.

Composé pour l’essentiel de mafieux qui, dans le tumulte de la Libye post-Kadhafi, se sont taillé un fief dans cette ville de l’ouest du pays, le clan al-Kani a momentanément acquis une importance géopolitique au début de l’année 2019, lorsque Khalifa Haftar a cherché à utiliser son territoire comme rampe de lancement pour son assaut sur la capitale libyenne.

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Chef de guerre à la tête d’un ensemble de milices connu sous le nom d’Armée nationale libyenne (ANL), soutenu par les Émirats arabes unis, l’Égypte et la Russie, Khalifa Haftar convoitait depuis longtemps Tripoli.

Toutefois, à sa grande surprise, des groupes armés de Tripoli et de Misrata se sont ralliés au GNA reconnu par l’ONU et son offensive s’est enlisée à la périphérie de la capitale.

Au fur et à mesure que le conflit progressait, la Turquie a déployé des drones, des équipements et des mercenaires syriens en Libye, faisant pencher la balance en faveur du GNA jusqu’à la dispersion de l’ANL en juin.

Au cours de ces quatorze mois, alors que Tarhounah était inondée de bataillons de l’ANL et de mercenaires étrangers, les alliés kaniyat du maréchal Haftar sont devenus de plus en plus méfiants à l’égard de la population qu’ils réprimaient, ce qui a eu des conséquences désastreuses pour les habitants de la ville.

La paranoïa et les conflits ont industrialisé les tendances meurtrières du clan al-Kani. Les opérations de répression contre les dissidents réels ou imaginaires sont devenues quotidiennes. Des familles entières ont disparu sur un coup de tête.

Aujourd’hui, on trouve des souvenirs macabres dans la quasi-totalité des quartiers et des exploitations agricoles.

Près d’un chantier qui n’a pas encore été fouillé se trouve un réfrigérateur dont l’intérieur est recouvert de sang séché.

Ailleurs, une voiture blanche cabossée et criblée d’impacts de balles est encastrée dans des arbres. Sur le côté, deux chaussures noires, une paire de talons hauts et des cheveux noués trempés dans la boue sont tout ce qui reste de ses passagers.

Les carrefours de Tarhounah, aujourd’hui en pleine effervescence, abritaient autrefois des postes de contrôle kaniyat, où les miliciens de l’ANL sortaient arbitrairement des hommes de leur voiture pour des infractions supposées et les faisaient disparaître.

Le maire de Tarhouna, Mohammed Ali al-Kosher, montre des impacts de balles sur une voiture abandonnée (MEE/Daniel Hilton)
Le maire de Tarhouna, Mohammed Ali al-Kosher, montre des impacts de balles sur une voiture abandonnée (MEE/Daniel Hilton)

Une route longeant un champ ouvert, connue sous le nom de « triangle de la mort », était un lieu privilégié pour les exécutions sommaires. Les quartiers situés sur les trois côtés pouvaient assister aux assassinats.

La plupart des personnes découvertes à l’hôpital ont été identifiées, y compris des enfants. Mais parmi les personnes extraites du sol, seules quelques-unes, dont un homme d’une soixantaine d’années jeté dans un puits, ont pu être nommées.

La quantité d’histoires horribles que les Tarhounis ont à partager est énorme : une conversation ordinaire peut révéler qu’un habitant a perdu plusieurs frères, cousins ou oncles. Des centaines d’enfants n’ont plus de père.

Malgré le soulagement palpable depuis le départ de l’ANL et des Kaniyat, la suspicion – tant à l’égard des autres Tarhounis que des institutions étatiques en général – est répandue.

Selon l’Autorité chargée de la recherche et de l’identification des disparus, établie à Tripoli, environ 270 personnes sont portées disparues à Tarhounah. Mohamad Ziltny, son responsable de la coopération internationale, estime que 150 autres personnes doivent encore être signalées, alors que la crainte de représailles plane toujours sur la ville.

Même si les al-Kani ont pris la fuite en juin, la menace qu’ils représentent demeure.

Les habitants se plaignent d’appels téléphoniques des frères, qui les menacent de représailles si leurs crimes sont révélés et promettent qu’ils reviendront de leur exil dans l’est de la Libye, contrôlé par Khalifa Haftar.

Le règne des frères al-Kani

À première vue, Mohammed al-Kani n’a pas le physique d’un chef de guerre. L’aîné, le plus calme et le mieux éduqué des sept frères, est le seul à avoir occupé des emplois relativement bien rémunérés, dans les services de sécurité et la compagnie pétrolière d’État.

Mais cette sérénité de façade cachait un tempérament impitoyable et imprévisible. Ceux qui le suppliaient pouvaient aussi bien être tués qu’exaucés.

« C’était le penseur. Il est devenu une sorte de cheikh. Comme Al Pacino dans Le Parrain, Mohammed était toujours en train de réfléchir, au lieu de se salir les mains systématiquement », explique à MEE Jalel Harchaoui, analyste et spécialiste de Tarhounah.

Chronologie de Tarhounah : 2011-2020

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Comment cette ville de 40 000 habitants est devenue un point central du conflit libyen :

2011 : Un soulèvement soutenu par l’OTAN contre Mouammar Kadhafi renverse l’autocrate de longue date, qui est tué en octobre.

2012 : Ali al-Kani, le seul frère al-Kani à s’être rebellé contre Kadhafi, est assassiné sur la route de Tadjourah par un groupe d’hommes, dont plusieurs membres de la famille rivale Naaja. Mohammed al-Kani, qui participe au hadj en Arabie saoudite, ordonne qu’aucune action ne soit entreprise avant son retour.

Le retour de Mohammed al-Kani à Tarhounah est suivi d’une série d’assassinats et de lynchages. Un homme soupçonné d’avoir tué son frère est exhibé sur une place du centre-ville. Ces représailles sont les prémices de l’ascension des al-Kani.

2014 : La Libye est divisée par une nouvelle guerre civile. Le clan al-Kani soutient l’administration d’Aube de la Libye établie à Tripoli et rejette l’offensive de Khalifa Haftar contre les islamistes et les militants à Benghazi.

2015 : Les al-Kani contrôlent totalement Tarhounah. Ils sont désormais à la tête des Kaniyat (ou 7e brigade), une force composée de 4 000 hommes qui absorbe les services de sécurité locaux.

2017 : Les millions de migrants et de réfugiés qui transitent par la Libye pour rallier l’Europe incitent les al-Kani à mettre en place une opération de lutte contre la contrebande.

2018 : Les al-Kani concluent des accords avec leurs rivaux de Misrata et Zintan avant de lancer un assaut sur Tripoli. Les Kaniyat attaquent la capitale libyenne, prétendant vouloir mettre fin à la corruption et au détournement de fonds, bien que leur objectif réel soit d’obtenir des fonds et de gagner en influence. Au grand dam des al-Kani, les Misratis restent largement en dehors du conflit : l’assaut se retourne finalement contre eux et fait plus d’une centaine de morts.

2019 : Le maréchal Haftar s’allie aux al-Kani : les Kaniyat deviennent la 9e brigade de son Armée nationale libyenne (ANL). En avril, l’ANL attaque Tripoli depuis Tarhounah et Gharyan. Alors que l’on pense que le conflit ne durera que quelques semaines, l’offensive s’éternise.

En septembre, Mohsen al-Kani et son jeune frère Abdul Azim sont tués. Le Gouvernement d’entente nationale (GEN) riposte contre Tarhounah en octobre et décembre, exposant les faiblesses de l’ANL. En représailles, les Kaniyat s’en prennent aux habitants de Tarhounah.

2020 : Fin mai, l’ANL a du mal à tenir ses positions autour de Tripoli et les mercenaires russes du Groupe Wagner pro-Haftar se retirent de la ligne de front. Alors que les combattants de l’ANL commencent à se retirer, les Kaniyat ouvrent le feu sur ces derniers pour tenter d’empêcher l’échec de l’offensive.

Les forces du Gouvernement d’union nationale (GNA) prennent le contrôle de Tarhounah début juin. Les al-Kani et les Kaniyat fuient vers l’est.

« Les autres frères étaient plus portés sur l’action physique, tandis que Mohammed était le cerveau des opérations. Lorsque vous sortez d’une conversation avec Mohammed, vous n’avez pas l’impression d’avoir discuté avec un gangster qui a des centaines de cadavres sous les pieds. »

À ses côtés se trouve Mohsen, un militaire tête brûlée qui a dirigé les assauts des Kaniyat sur Tripoli, pendant l’offensive de Khalifa Haftar ainsi que durant l’été 2018, lorsque les al-Kani ont attaqué la capitale sur fond de différend autour des recettes publiques.

Exigeant, indépendant et méprisant envers ses collègues de l’ANL, Mohsen s’est révélé être un casse-tête pour Khalifa Haftar, dont il a pris les armes tout en refusant les ordres.

Cette tension invite à penser que son assassinat en septembre 2019, dans des circonstances qui demeurent obscures, a été facilité en partie par des éléments de l’ANL. Sa mort ainsi que celle d’un de ses frères cadets ont déclenché la rage des Kaniyat, qui ont exécuté des dizaines de détenus en représailles.

L’homme qui dirigeait la répression locale était Abdul-Rahim al-Kani, dont le rôle à Tarhounah est comparé par Jalel Harchaoui à celui d’un dirigeant des moukhabarat (la police secrète).

Homme de main au crâne rasé, Abdul-Rahim avait pour mission de défendre la position de plus en plus incertaine du clan al-Kani à Tarhounah alors que l’offensive de Tripoli s’éternisait.

« Les al-Kani ne sont pas des êtres humains, ce sont des sauvages ». Photos de Mohammed, Mohsen et Abdul-Rahim al-Kani (réseaux sociaux)
« Les al-Kani ne sont pas des êtres humains, ce sont des sauvages. » Photos de Mohammed, Mohsen et Abdul-Rahim al-Kani (réseaux sociaux)

Les al-Kani tiraient leur richesse de multiples sources : une cimenterie, des biens agricoles, le détournement de fonds transférés par Tripoli à la municipalité. Ils ont également mis en place un système de racket en échange de leur protection, extorqué de l’argent et rançonné des personnes prises quasiment au hasard.

Mais comme toute mafia, les al-Kani ont également joué le rôle de bienfaiteurs en distribuant des faveurs et des dotations aux habitants de Tarhounah en difficulté face à l’effondrement de l’économie libyenne.

Entre 2015 et leur ralliement à l’ANL, les Kaniyat ont exercé une emprise ferme sur Tarhounah, arrachée violemment à leurs rivaux et conservée à l’aide de purges occasionnelles. Jusqu’à l’offensive de Khalifa Haftar, leur règne strict a apporté à la ville un minimum de stabilité.

« Si vous étiez en Libye en 2015, c’était juste un cauchemar partout où vous regardiez. Tripoli était très dangereuse, vous aviez Daech à Syrte et à Sabratha, des cadavres sur les plages de Zouara, c’était tout simplement horrible partout », affirme Jalel Harchaoui.

« Pendant ce temps, Tarhounah était une ville très agréable. C’était calme, c’était très sûr – vous savez, comme la Corée du Nord. »

Les al-Kani ont misé sur le fait que soutenir le maréchal Haftar ne ferait qu’accroître leur richesse et leur prestige. C’est un pari qu’ils ont perdu.

« Cela ne pouvait pas bien se terminer »

Le 13 novembre 2019, les choses allaient mal pour Khalifa Haftar et les al-Kani.

Mohsen venait de mourir, Gharyan – l’autre voie d’approvisionnement de l’ANL vers le front de Tripoli – avait été reprise par le GNA et une attaque audacieuse menée le mois précédent contre le quartier d’al-Dawoon à Tarhounah avait montré que les Kaniyat étaient vulnérables.

Les disparitions se multipliaient. Ainsi, lorsque ce soir-là, Ahmed Abdul Moler Saed Abdul Hafid a reçu un appel de son frère paniqué, il a craint le pire.

Ahmed Abdul Moler Saed Abdul Hafid a perdu cinq frères et un ami proche à cause des al-Kani alliés à l’ANL (MEE/Daniel Hilton)
Ahmed Abdul Moler Saed Abdul Hafid a perdu cinq frères et un ami proche à cause des al-Kani alliés à l’ANL (MEE/Daniel Hilton)

« L’appel a été bref. Il a juste réussi à dire “J’ai été arrêté dans ma voiture” et la ligne a été coupée. J’ai tout de suite compris que les al-Kani le tenaient et j’ai su que cela ne pouvait pas bien se terminer. »

Âgé de 39 ans, Ahmed Abdul Moler Saed Abdul Hafid avait déjà eu affaire au clan al-Kani. Deux ans auparavant, ils l’avaient extorqué et obligé à acheter des dromadaires à un prix exorbitant. Mais il avait toujours réussi à s’en sortir face à leurs exigences. Il a alors supposé que l’argent pourrait encore le tirer d’affaire.

« Vers minuit, je me suis rendu à la maison familiale, j’ai retrouvé mes autres frères et je leur ai dit de rassembler le plus d’argent possible pour la rançon. »

« J’ai perdu cinq frères à cause des al-Kani, ainsi qu’un ami qui était plus qu’un frère »

– Ahmed Abdul Moler Saed Abdul Hafid

De retour chez lui, il a éteint toutes les lumières et s’est allongé avec sa femme pour faire croire qu’il n’y avait personne à la maison. Après une nuit sans sommeil, il a eu des nouvelles encore plus effrayantes. Ses autres frères avaient été enlevés.

Il savait alors qu’il devait fuir : avec l’aide d’un ami qui a ensuite été également enlevé pour l’avoir aidé, il est parvenu à quitter Tarhounah, puis a parcouru à pied 80 km vers le nord jusqu’à la ville de Tadjourah.

« Tout ce qu’ils ont fait sortait de nulle part. Leur comportement criminel est incommensurable, il n’y avait pas de limite », affirme Ahmed Abdul Moler Saed Abdul Hafid, assis bien droit dans la salle de réception de la maison familiale, le visage pâle et usé par les souvenirs.

« J’ai perdu cinq frères à cause des al-Kani, ainsi qu’un ami qui était plus qu’un frère », confie-t-il. « Il n’y avait pas de raison évidente pour expliquer leur arrestation. Nous sommes des hommes d’affaires, pas des membres d’al-Qaïda ou des Frères musulmans. »

Comme beaucoup d’autres Tarhounis contraints de fuir, il s’est empressé de retourner dans sa ville dès le départ des Kaniyat. « Quand j’ai franchi la porte de la maison de ma famille, ma mère s’est évanouie une première fois, puis une seconde fois. J’ai crié : “Où sont mes frères, où sont mes frères ?” Je savais qu’il s’était passé quelque chose de très grave. »

Les prisons étaient ouvertes, mais il n’y avait aucune trace de ses frères.

« Les al-Kani ne sont pas des êtres humains, ce sont des sauvages. On a entendu dire que des gens auraient été donnés en pâture à des lions. »

Des prisonniers torturés

Des rumeurs au sujet d’une prison dans laquelle des actes de torture étaient pratiqués, que les Kaniyat avaient installée dans un centre d’essais agricoles local, ont circulé pendant plusieurs semaines avant leur départ de Tarhounah, et les al-Kani le savaient.

En décembre, ils ont érigé des fortifications en terre sur deux côtés, craignant des attaques de représailles de la part des familles de détenus.

Fresque représentant Mohsen al-Kani dans un centre de détention utilisé par les Kaniyat (photo fournie)
Fresque représentant Mohsen al-Kani dans un centre de détention utilisé par les Kaniyat (photo fournie)

Lorsque les forces du GNA ont fini par s’emparer du site, elles ont trouvé sept compartiments d’un mètre carré, chacun d’entre eux étant juste assez grand pour accueillir un homme accroupi. Sur les plans de travail au-dessus de leur cellule se trouvaient des monticules de cendres provenant des feux utilisés par les Kaniyat pour transformer les minuscules cellules en fours.

« Lorsque nous avons découvert cet endroit, nous avons trouvé un homme encore accroupi dans un four ; il était vivant mais dans un état épouvantable. Il ne voulait pas sortir, il croyait que nous étions des Kaniyat et que nous le menions en bateau », raconte Mohammed Ali al-Kosher.

« Parfois les prisonniers revenaient, parfois ils les tuaient »

– Ali Asaid Abu Zweid, ancien prisonnier

Aujourd’hui, le site est en grande partie noirci et carbonisé, à la suite des feux que des Tarhounis désespérés ont allumés lorsqu’ils se sont rendu compte que leurs proches étaient introuvables. Néanmoins, les matelas en carton et les empreintes digitales qui maculent les murs des cellules témoignent de son ancienne fonction.

Ali Asaid Abu Zweid a passé 45 jours dans l’une de ces cellules, au cours desquels il a à peine adressé la parole aux détenus situés à sa gauche et à sa droite.

« Nous sommes restés presque totalement silencieux pendant notre détention, parce que nous pensions qu’il était dangereux de se parler », explique-t-il.

Même si les raisons exactes de son arrestation et de sa détention sont floues, Ali Asaid Abu Zweid pense que c’est parce qu’il avait combattu aux côtés des Misratis alliés au GNA contre le groupe État islamique à Syrte en 2015 et refusé de prendre les armes contre eux à Tripoli.

Il a perdu 30 kg en un mois et demi. « Quand ils emmenaient quelqu’un pour l’interroger, on entendait des coups de feu », se souvient-il, debout devant son ancienne cellule. « Parfois les prisonniers revenaient, parfois ils les tuaient. »

« Parfois, ils allumaient des feux au-dessus des fours – cela dépendait de l’humeur de nos gardes. »

Ali Asaid Abu Zweid a passé 45 jours dans cette cellule semblable à un four (MEE/Daniel Hilton)
Ali Asaid Abu Zweid a passé 45 jours dans cette cellule semblable à un four (MEE/Daniel Hilton)

Plus à l’intérieur de la ville, les Kaniyat ont utilisé un ancien établissement des services de sécurité du ministère de l’Intérieur comme centre de détention, où ils maintenaient la majorité de leurs prisonniers. Des dizaines de personnes y étaient enfermées en même temps, entassées dans une demi-douzaine de pièces jonchées de bouteilles en plastique servant de toilettes.

Dans une cellule, des chaussures d’enfants aux couleurs vives sont éparpillées sur le sol.

Comme pour le centre agricole, la majorité des personnes qui ont été détenues ici sont toujours portées disparues. Les Kaniyat ont laissé derrière eux un instrument de falanga, une méthode de torture consistant à frapper les pieds des détenus, ainsi qu’une fresque représentant Mohsen al-Kani, qui regarde fixement la cour en levant le pouce.

Quelques noms de personnes et de lieux ont été gravés sur les lourdes portes métalliques qui retenaient les détenus, ainsi que des dates. Les responsables chargés d’enquêter sur les disparitions pensent qu’il s’agit de dates auxquelles des événements se sont produits, notamment des purges. Certaines dates sont accompagnées de plusieurs marques, peut-être pour indiquer le nombre de personnes tuées ce jour-là.

Le prix de l’ère al-Kani

Les Tarhounis n’ont pas fini de constater le prix que le tissu social de leur ville doit payer. Les al-Kani ont monté des cousins les uns contre les autres. Ceux qui ont réussi à fuir la ville disent avoir fait l’objet de rumeurs infâmes.

Mais pour des femmes comme Gazalla Ali Awness, qui a vu les al-Kani lui enlever sept de ses fils, subvenir aux besoins de ceux qu’ils ont laissés derrière eux est un véritable combat. Elle a désormais une quarantaine de petits-enfants à sa charge.

« Je ne veux ni argent ni nourriture, je veux juste mes fils, même un seul »

–  Gazalla Ali Awness, habitante de Tarhounah

« L’homme le plus âgé qu’il nous reste, c’est lui, il a 13 ans », dit-elle en passant ses doigts dans les épais cheveux noirs d’un jeune garçon.

Entourée d’enfants, elle lève les yeux au ciel et tend les bras, la voix brisée par le désespoir et le sentiment de perte. « Je ne veux pas d’argent ou de nourriture, je veux juste mes fils, même un seul. »

Sans dépouille, il peut être pratiquement impossible d’avancer sur le plan mental et émotionnel. Ainsi que sur le plan économique. La tradition islamique conservatrice interdit à une femme de se remarier tant que la mort de son mari n’a pas été confirmée. Avec tant de disparus et de corps à identifier, de nombreuses femmes de Tarhounah sont dans l’incapacité de tourner la page ou de s’accompagner d’un nouveau soutien de famille.

« Maintenant, je dois tout faire moi-même et tout fournir à mes petits-enfants et à leurs mères », confie-t-elle.

Même si les Kaniyat ne rôdent plus dans ces rues depuis plusieurs semaines, les nerfs sont à vif.

Certains habitants interrogés par MEE affirment qu’ils évitent de signaler la disparition de leurs proches et de leurs amis, car des individus qu’ils considèrent comme des complices des al-Kani sont toujours visibles autour des bureaux municipaux.

La simple vue d’hommes armés est trop éprouvante pour les enfants de la famille Jaballah, qui fondent en larmes et se cachent chaque fois que les services de sécurité passent devant chez eux.

Tarek Ali al-Jaballah a été abattu dans la rue sous les yeux de son jeune fils en décembre. Le lendemain, les Kaniyat ont arrêté dix autres membres de sa famille. « Ne laissez aucun homme », aurait lancé Sabri al-Gharb, un ancien fidèle de Kadhafi qui dirigeait le raid.

Rabia al-Jaballah (troisième en partant de la droite) en compagnie d’autres femmes de sa famille (MEE/Daniel Hilton)
Rabia al-Jaballah (troisième en partant de la droite) en compagnie d’autres femmes de sa famille (MEE/Daniel Hilton)

« J’ai perdu mon mari, quatre frères, un oncle et quatre cousins », confie Rabia al-Jaballah tout en retenant ses larmes. « Je suis encore terrorisée. »

« Mon frère a été tué », affirme une adolescente assise derrière elle.

« Mon père a disparu », ajoute une autre. « Il me manque. J’ai des rêves, je voulais devenir médecin, mais je ne peux pas y arriver sans lui. »

Des représailles à Tarhounah

Les jours qui ont suivi la prise de Tarhounah par les forces du GNA ont été marqués par un véritable chaos : sur les réseaux sociaux, des combattants du camp victorieux ont fait état de pillages, d’incendies criminels et d’arrestations.

Les lions de Mohsen, qui auraient dévoré ses victimes, ont été abattus dans sa propriété abandonnée.

Des sources établies dans la ville interrogées par MEE à l’époque ont décrit des exécutions extrajudiciaires. Mohammed Ali al-Kosher insiste sur le fait que seules quelques personnes ont été tuées dans le cadre d’un différend entre familles, bien que des sources établies dans l’ouest de la Libye aient discrètement reconnu que des représailles meurtrières auraient fait des dizaines de victimes.

Les médias pro-Haftar se sont emparés de ce discours tout en ignorant les charniers ou en les attribuant à des mercenaires syriens, sans oublier de dissocier l’ANL des Kaniyat.

« Je suis sûr que Haftar ne recevait pas un SMS chaque fois qu’un enfant était tué, bien sûr que non, mais cela n’enlève rien à sa responsabilité et à sa complicité »

– Jalel Harchaoui, analyste

Pourtant, le clan al-Kani, les combattants kaniyat et leurs familles – soit environ 15 000 personnes au total – trouvent toujours refuge auprès du maréchal Haftar dans l’est de la Libye. Abdul-Rahim al-Kani a épousé une femme issue d’une famille tribale importante de la ville d’Ajdabiya, dans l’est du pays, dont les combattants ont livré bataille aux côtés des Kaniyat à Tripoli ; il se serait même rendu en Allemagne pour y recevoir un traitement médical.

Cependant, la présence des al-Kani dans l’est du pays n’est pas particulièrement bien accueillie. Mahmoud al-Werfalli, un commandant de l’ANL recherché par la Cour pénale internationale pour crimes de guerre, aurait refusé de permettre au clan al-Kani de s’installer à Benghazi, la capitale du maréchal Haftar.

« Ils ne sont pas acceptés là-bas, ils sont considérés comme radioactifs », explique Jalel Harchaoui, l’analyste. « Si vous partez en guerre ensemble et qu’ensuite, la guerre vire à la catastrophe à tous les niveaux, alors vous êtes voués à vous détester. »

Malgré cela, au cours de l’offensive de Tripoli, Khalifa Haftar et ses soutiens, y compris les médias émiratis, ont vanté les mérites des Kaniyat et souligné leur légitimité au sein de l’ANL. À un moment donné, la milice du clan al-Kani a été associée à la 22e brigade, une unité de vétérans de l’ANL, pour former la 9e brigade, ce qui a consolidé sa place dans les rangs de Khalifa Haftar, tant sur le plan symbolique que factuel.

« Je suis sûr que Haftar ne recevait pas un SMS chaque fois qu’un enfant était tué, bien sûr que non, mais cela n’enlève rien à sa responsabilité et à sa complicité », estime Jalel Harchaoui.

« Vous pouvez dire que c’est indirect, si vous voulez. Vous pouvez dire que c’est opaque, si vous voulez. Mais cela reste de la complicité avec un acteur dont tout le monde savait qu’il avait commis ces atrocités. »

La procureure de la CPI Fatou Bensouda a déclaré que les hommes, femmes et enfants découverts dans les charniers de Tarhounah pourraient constituer des « preuves de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité ».

Le bureau de la procureure de la CPI a déclaré à MEE qu’il suivait « cette affaire en particulier aux côtés des autorités libyennes compétentes, conformément au principe de complémentarité, afin de veiller à ce que ces charniers fassent l’objet d’enquêtes ».

De son côté, l’ANL a qualifié les charniers de « crimes contre l’humanité ».

Paire de talons hauts abandonnée à côté d’une voiture criblée d’impacts de balles (MEE/Daniel Hilton)
Paire de talons hauts abandonnée à côté d’une voiture criblée d’impacts de balles (MEE/Daniel Hilton)

« Ils ont été commis avant que l’armée [de Haftar] ne se rende à Tripoli, lorsque la milice kaniyat était affiliée aux forces du Gouvernement d’union nationale », a déclaré à MEE le major-général Ahmed al-Mismari, porte-parole de l’ANL.

Ce dernier n’a pas souhaité s’engager à envoyer à La Haye toute personne recherchée se trouvant sur le territoire de l’ANL si la CPI le demandait. De même, il n’a pas répondu aux questions portant sur la responsabilité des forces du maréchal Haftar pour les crimes commis par les milices combattant sous leur bannière.

À Tarhounah, on comprend de plus en plus que les restes de toutes les personnes portées disparues dans la ville ne pourront être récupérés que si les Kaniyat révèlent leur emplacement. « Ceux qui sont dans l’est savent où les corps sont enterrés », soutient Mohammed Ali al-Kosher.

Quant aux survivants de Tarhounah comme Rabia al-Jaballah, ils demandent à Khalifa Haftar de reconnaître les meurtres commis sous son égide et de cesser d’en abriter les responsables.

« Nous voulons que l’ONU fasse pression sur Haftar. Tout ce que nous voulons, c’est que les criminels qui se sont échappés vers l’est soient traduits en justice », soutient-elle. « Ils feront dans l’est ce qu’ils ont fait ici. »

* En novembre 2020, les États-Unis ont sanctionné les Kaniyat et leur dirigeants pour les atrocités qu’ils ont commises à Tarhounah, suivis du Royaume-Uni en mai 2021. Et ce mois-ci, les enquêteurs de l’ONU ont déclaré que Mohammed al-Kani était soupçonné d’être responsable des massacres de Tarhounah. 

La mort de ce dernier a été annoncée par plusieurs médias locaux fin juillet 2021. Selon une source militaire, il aurait été tué « lors de sa résistance à un raid sur sa résidence à Benghazi pour procéder à son arrestation, sur la base de deux mémorandums de la justice civile et militaire, à la suite de plaintes liées à des crimes qui lui sont imputés depuis 2019 et avant ».

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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