Maroc : trois consciences féministes qui réveillent la société civile
RABAT – Pour certaines d’entre elles, la vocation a longuement mûri dans les rangs du Mouvement du 20 février – mouvement de protestation apparu au Maroc dans le contexte des révoltes arabes – qui fut, en son temps, un magma bouillonnant où le projet collectif éclipsait parfois les destinées individuelles.
La désagrégation du mouvement a donné lieu à un formidable éclatement des trajectoires, à des spécialisations, et a permis l'affirmation de vocations militantes durables. Des féministes porteuses de revendications esquivées par les mouvements féministes classiques se sont démarquées.
Pour d’autres, comme Ibstissam Lachgar, le combat a commencé bien avant le 20 février 2011, et a même précédé le mouvement. Certaines considèrent leur engagement comme un pont générationnel, d'autres assument pleinement une volonté de rupture. Middle East Eye a rencontré trois de ces activistes déterminées
Nidal Azhary : « Notre combat s’attaque à toutes les formes de sexisme »
À 23 ans, Nidal Azhary jongle entre des études en sciences politiques à l’Université de Rabat et la présidence de l’Union féministe libre (UFL), qu’elle a fondée en 2014.
Son engagement féministe, qu'elle qualifie d’« inclusif et intersectionnel » est dédié d’abord à la défense des victimes de violences, et trouve son prolongement dans les questions LGBTQI+, que de nombreux mouvements féministes traditionnels éludent.
« Ma position et celle de l'organisme sont claires à propos de ces thématiques : en tant que militant(e)s marocain(e)s, nous estimons qu'il est inadmissible que des citoyen(ne)s soient différencié(e)s sur la base de leur orientation sexuelle ou leur identité de genre. L'UFL se revendique donc fièrement comme organisation féministe/LGBTQI [lesbiennes, gays, bisexuelles, transsexuelles, queers et intersexuées]. Notre féminisme est intersectionnel, et notre combat peut donc s’attaquer à toutes les origines du sexisme : classicisme, transphobie, homophobie ou racisme », explique-t-elle à MEE.
L'histoire de l'Union féministe libre trouve son origine dans le vécu de Nidal Azhary « en tant que femme » dans la société marocaine, et dans sa volonté et celle de ses camarades « d’œuvrer pour un changement au sein de cette société ».
En 2014, alors lycéenne à Meknès, Nidal est victime, à la sortie des cours, de harcèlement de la part d’un mécanicien qui travaille près de l'établissement. Un jour qu’elle lui répond, l'homme s'énerve et l’insulte, elle et le groupe de jeunes filles qui l'accompagne. Une des jeunes filles lui demande alors de « surveiller son langage ». La situation dégénère : alors qu’il sort de son garage avec un bâton, un enseignant du lycée s'interpose, reçoit un coup, et les adolescentes sont malmenées, leurs vêtements déchirés. Elles s’en sortent avec des bleus et des égratignures.
« Nous avons fondé l'association afin de venir en aide aux femmes et aux hommes victimes de violences fondées sur le genre et la sexualité »
- Nidal Azhary, présidente de l’Union féministe libre
Cet événement restera marquée dans la mémoire de Nidal. « C'était le 21 mars 2014. Nous avons entamé une poursuite en justice contre le harceleur, et quelques semaines plus tard, le verdict est tombé. Il a été condamné à six mois de prison ferme ». Cet épisode a, pour elle, été la « première victoire ».
« Le 21 mars 2016, soit deux ans après l'affaire, nous avons tenu l'assemblée générale constitutive de l'UFL et notre combat a débuté de manière officielle. Nous avons fondé l'association afin de venir en aide aux femmes et aux hommes victimes de violences fondées sur le genre et la sexualité, et afin d'exprimer notre refus quant à la situation dans laquelle nous vivons », relate Nidal.
En décembre 2016, après le décès d’une jeune femme des suites d’un viol collectif, l’UFL a par exemple lancé une campagne de mobilisation pour demander des peines plus dures envers les violeurs ou encore une meilleure prise en charge des victimes.
Pour Nidal Azhary, l'apport de la nouvelle génération de militant-e-s féministes – « femmes et hommes », insiste-t-elle – « se fait notamment à travers un combat plus ouvert et plus inclusif ».
« Une plus forte présence sur les réseaux sociaux a aussi un énorme impact en termes de mobilisation et conscientisation, quoique nous considérons à l'UFL que cela ne devrait pas être l'unique moyen utilisé, étant donné que l'accès à ces outils de communication n'est pas généralisé à l'ensemble des classes de la société marocaine ».
Son combat, qu'elle souhaite inscrire dans la lignée des différentes initiatives œuvrant à « un changement global et réel », se fonde sur « la conviction qu'un changement tel que celui que nous cherchons ne peut se réaliser du jour au lendemain. Mais nous sommes déterminé(e)s à assurer une continuité du travail des générations précédentes et à préparer le chemin pour la relève aussi, la génération future, qui pourra peut-être en vivre les résultats ».
Nidal, qui ne cherche pas à s’inscrire en rupture avec les activistes et les mouvements féministes classiques, souhaite plutôt « assurer la continuité, créer un pont entre les générations ».
« Nous sommes convaincu(e)s à l'UFL que la génération précédente du mouvement féministe marocain a beaucoup apporté au statut de la femme et à la situation des droits humains au Maroc, et nous avons donc beaucoup d'estime et de respect à l'égard de ces organismes », estime Nidal qui, à travers l’UFL, souhaite « présenter et adopter une approche qui nous est propre quant à ce combat et cet objectif commun ».
Ibtissam Lachgar : « Le féminisme ne doit pas faire le jeu du patriarcat et des conservateurs »
Ibtissam « Betty » Lachgar, assume pleinement le parti pris de la rupture avec les mouvements classiques, et revendique une place à part dans le paysage féministe marocain.
« Le féminisme dit classique, voire le féminisme d'État, fait son travail de dénonciation et de plaidoyer. Mais c'est un militantisme lisse et qui peut parfois, sans s'en rendre compte, faire le jeu du patriarcat et de la mouvance conservatrice », explique-t-elle à MEE.
Selon elle,les droits sexuels et reproductifs sont des sujets tabous souvent inabordés. « La question des droits des personnes LGBT est inexistante chez l'ancienne génération, et la question du droit à l'avortement est loin de la lutte pro-choix, à savoir un droit pour toutes les femmes dont celui de disposer de leur corps », martèle-t-elle.
À 42 ans, l’aînée des militantes féministes de la nouvelle génération, a cofondé, avec la journaliste Zineb el-Rhazoui, le Mouvement alternatif pour les libertés individuelles (MALI), un « mouvement féministe universaliste et laïc, un mouvement de désobéissance civile et pro-choix ».
Ibtissam Lachgar milite depuis de longues années « pour toutes les libertés individuelles, plus particulièrement la liberté de conscience et la laïcité, les droits sexuels et reproductifs (droits des personnes LGBTI et droit à l'avortement) ».
« Nos actions portent sur ces questions et sur les droits des femmes en général. Le mouvement est surtout connu pour ses actions coup de poing de désobéissance civile ».
Après le pique-nique organisé en plein Ramadan, en 2009, le MALI demande en 2013 à l’ONG Women on waves (qui milite pour l’utilisation de la pilule abortive RU486 et combat les avortements clandestins) d’envoyer son « navire pour l’avortement » au large des côtes marocaines.
La même année, en solidarité avec des adolescents poursuivis pour avoir publié leur photo en train de s’embrasser sur Facebook, le collectif organise un kiss-in, un sit-in où les participants s’embrassent.
« Mais parallèlement à cela, nous faisons de l'écoute et de l'accompagnement pour les minorités sexuelles et (a)religieuses, les personnes victimes de discriminations, les femmes victimes de violences et les femmes souhaitant pratiquer une IVG. L'éducation populaire dans l'espace public est aussi une de nos activités principales ».
Son engagement féministe, « universaliste, laïc », l’oppose de facto à ce qu’elle nomme des « accommodements religieux ou culturels qui nuisent à l’émancipation des femmes »
La page Facebook du mouvement est souvent la scène d’échanges virulents entre Ibtissam et ses nombreux détracteurs. « Et si vous dénonciez plutôt l’abandon scolaire, la lutte contre le chômage et la précarité et l’habitat insalubre ? ». « C’est clair que dans tous les pays où il y a un accès à l’eau potable, il n’y a pas de violences masculines », ironise Ibtissam.
Son engagement féministe, « universaliste, laïc», l’oppose de facto à ce qu’elle nomme des « accommodements religieux ou culturels qui nuisent à l’émancipation des femmes ». « Que certaines femmes subissent des discriminations multiples qui se combinent ne fait aucun doute. Or, mettre en avant des catégories d'oppressions fondées sur la classe sociale ou la couleur de peau, c'est nier la lutte commune contre la domination masculine et minimiser les violences dont pourraient être victimes ce que certaines intersectionnelles nomment "les femmes bourgeoises blanches" », explique-t-elle à MEE.
« C'est un féminisme contre-productif. Militer contre un féminisme ‘’occidental’’ et ‘’blanc’’, indigéniste, parfois raciste, renvoie à mon sens à une idéologie inégalitaire et discriminante contraire aux bases de la lutte féministe. »
« En tant que femme, je me suis très rapidement rendu compte que l’espace public est fait par les hommes pour les hommes »
- Ibtissam Lachgar, cofondatrice du MALI
L’engagement d’Ibtissam Lachgar a démarré comme une lutte personnelle et « a pris un tournant à la puberté, en raison des harcèlements sexistes et autres agressions sexuelles dont j'ai été victime », raconte-t-elle. « Durant cette période, je me suis interrogée sur la misogynie dans les religions, sur la place de l’islam dans la société et la place donné par celui-ci aux femmes. »
« En tant que femme, je me suis très rapidement rendu compte que l’espace public est fait par les hommes pour les hommes. De même, les femmes font face à une société machiste et à une justice masculiniste. Les stéréotypes à l’égard des femmes découlent de valeurs, normes et préjugés profondément enracinés, qui façonnent des idées et des opinions servant à justifier et maintenir la domination des hommes sur les femmes. Tout cela m'a fait comprendre que le sexisme, tout comme le racisme ou l'antisémitisme est une idéologie ».
En 2011, alors qu’éclatent les révoltes arabes – le MALI existe déjà depuis deux ans déjà – Ibtissam Lachgar s’engage dans le Mouvement du 20 février, « sur les réseaux sociaux tout d'abord, avant que ce nom ne lui soit donné, en prenant la rue et pour brider enfin le tabou de la crainte et de la peur générées par le règne de Hassan II », se souvient Ibtissam, qui se reconnaissait « pleinement dans les revendications du mouvement : réformes, liberté d'expression, libération des détenus politiques et d'opinion, fin de l'absolutisme monarchique et du despotisme ».
Mais très vite, « en tant que féministe universaliste laïque, j’ai regretté, avec d'autres camarades, l'absence de revendications féministes et/ou en référence à la laïcité. C'est encore très complexe, dans une monarchie absolue de droit divin. Réclamer la séparation du religieux et du politique est un sujet sur lequel beaucoup sont frileux ».
Promouvoir des thématiques comme l'égalité de genre et des libertés individuelles, « cela n'a pas été simple », se remémore Ibtissam Lachgar. « Il y avait parfois des affrontements. Dans une société foncièrement conservatrice et machiste, les militantes et militants font partie de cette société ».
Elle vit cette marginalisation des thématiques de l’égalité de genre et des libertés individuelles comme « une grande déception ». « Que des progressistes prônant la liberté, la dignité et la justice sociale puissent hiérarchiser les luttes et les droits, je ne le comprends pas. Je me souviens ne pas avoir été prise au sérieux lorsqu’une de mes pancartes évoquait l'égalité en héritage. On nous parlait de priorités. Vraiment ? Où est passée l'égalité, entre femmes et hommes, dans les revendications comme dans l'espace public ? La non-mixité dans certaines manifestations – certes de mouvance islamiste – et la prise de parole à dominante masculine ? Un appel au changement démocratique est impossible en rendant invisible la moitié de l'humanité. Victoire symbolique, « nous avons, féministes et pro-féministes, tout de même réussi à intégrer "égalité" au slogan initial ! »
Soraya El Kahlaoui : « Impossible de faire de la recherche qui n’ait pas pour objectif de servir une quête de justice »
Doctorante en sociologie à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et cinéaste, Soraya El Kahlaoui, 32 ans, se fait connaître en 2017 avec un documentaire, Marocains sans terres, qui dépeint le calvaire des habitants du douar Ouleddlim, situé en plein cœur de la capitale, Rabat, qui attendent depuis plusieurs années de bénéficier d'un programme de relogement.
Elle a également été l’auteure, en 2015, d’un article où elle disait son opposition à un kiss-in des Femen au Maroc.
« Il faut oser dire, que nous, femmes marocaines, ne voulons plus être le bras droit d’un féminisme qui se veut prétexte à une réduction de l’homme arabe au patriarcat. Il faut oser affirmer que ce type de féminisme laïcard, éradicateur, exprime non seulement un mépris de classe repris par certaines de nos élites progressistes, mais surtout qu’il infériorise notre culture en niant totalement les expressions complexes et diverses des résistances des femmes qui s’expriment et se pratiquent constamment dans le quotidien marocain », écrivait Soraya el-Kahlaoui, aussi coordinatrice du comité de soutien aux prisonniers politiques du hirak à Casablanca.
Son engagement féministe, elle le vit d’abord« simplement en tant que femme ». « C’est l’une de mes spécificités, je suis une femme, donc je lutte à partir de ma position de femme. Ça me paraît logique, mais je n’ai pas de grande philosophie sur la question, et je pense que c’est ce qui me permet de rester à l’écoute des femmes et non coincée sur un modèle d’émancipation unique. Mon rêve : qu’avec le temps on découvre notre propre féminisme, pluriel, et surtout décolonial ! »
Au moment où elle poursuivait ses études en France, les révolutions arabes entraînent Soraya sur d’autres sentiers. « 2011, bien plus que le Mouvement du 20 février, a été une révolution dans ma vie », raconte-t-elle à MEE.
« Diplômée de droit, je me destinais à une carrière axée sur l’environnement, et puis les soulèvements populaires de la région m’ont totalement absorbée. Cela faisait huit ans que je vivais à Paris. Au Maroc, j’avais étudié au lycée français, donc il faut dire que je ne savais rien du paysage politique et militant du pays. Le Mouvement du 20 février a été ma première découverte de la scène militante marocaine, et a marqué mes premiers engagements avec le Maroc ».
L’expérience du Mouvement du 20 février changera non seulement ses orientations de recherche – « C’est sûrement à ce moment-là que je n’ai plus conçu de faire de la recherche qui n’ait pas pour objectif de servir une quête de justice » – mais, au-delà, sa « manière d’envisager l’engagement au monde ».
Depuis, Soraya assume une articulation entre recherche et engagement, qui « modifie, il est vrai, le regard de recherche, mais à mon sens la rend plus juste, d’une part parce que l’engagement permet une meilleure réflexivité sur son travail – puisqu’on assume son biais de recherche – mais aussi parce qu’il permet d’aboutir à une recherche active. Toutes les difficultés que l’on a à surmonter en tant que chercheur engagé permettent de questionner le travail de recherche, de l’aiguiser et d’arriver à approcher la réalité dans une plus grande complexité. On est très peu de chercheurs à le penser, mais certains le défendent, et j’en fais partie : l’engagement permet d’ouvrir les yeux et non pas de les fermer ! »
En 2014, la lecture d’un article du journaliste Amine Belghazi sur l’expulsion des habitants de Guich Loudaya l’oriente vers la thématique du droit à la terre. « J’ai été absolument surprise d’apprendre qu’il existait des terres agricoles en plein Hay Riad [le quartier des affaires Rabat] et qu’elles étaient détenues, qui plus est, par une tribu. C’était surprenant, alors j’y suis allée. C’est comme ça que cela a commencé », raconte la chercheure qui a ensuite passé plus de deux ans auprès des habitants en les accompagnant dans leur lutte pour leur droit au relogement.
« C’est pour comprendre les habitants que je me suis plongée dans les problématiques foncières du Maroc. Une problématique extrêmement complexe, mais absolument passionnante par ailleurs. »
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