« On me demande déjà de venir prendre un café » : désormais, les Saoudiennes conduisent
Tous les dix mètres, quelqu'un – un couple de jeunes mariés, un groupe de jeunes filles portant des ballons – arrête Samar Almogren pour la féliciter ou la saluer le pouce levé.
Il est minuit à Ryad, et Samar, présentatrice à la télévision et mère de trois enfants, circule dans la ville où elle est née et où elle a grandi, pour la première fois au volant de son véhicule.
L'interdiction faite aux femmes de conduire, en vigueur depuis des décennies dans le royaume saoudien, a été levée dimanche à minuit heure locale. Cela concerne un petit millier de femmes sur une population féminine de dix millions.
Traduction : « PHOTO : Les parents d’Hannan Iskandar embrassent leur fille alors qu’elle vient de conduire dans le quartier d’Al Khobar »
À minuit pile, Samar Almogren a donc, pour la première fois, tourné la clef de contact d'une voiture, comme des centaines de ses concitoyennes.
Auparavant, après avoir pris le thé et compté les minutes, Samar est allée dire bonsoir à son fils Salloum, 4 ans. Puis elle a mis une abaya blanche et, accompagnée de sa meilleure amie, s'est dirigée vers le 4x4 GMC blanc garé devant sa maison dans le quartier de Narjiss, dans le nord de Ryad. Elle a mis le contact et a démarré.
« J'ai la chair de poule », confie-t-elle en s'engageant sur l'avenue du Roi Fahd, la principale artère de la capitale saoudienne.
« Je n'ai jamais imaginé de toute ma vie que je conduirais ici. Sur cette avenue. Au volant »
- Samar Almogren
Elle conduit en silence pendant quelques minutes, regardant la lune, puis déclare : « Je n'ai jamais imaginé de toute ma vie que je conduirais ici. Sur cette avenue. Au volant ».
Un moment inoubliable pour cette animatrice de télévision, qui dit se sentir désormais « libre comme un oiseau ».
« J'ai un permis international et j'ai déjà conduit à l'étranger mais ici, chez moi, ce sera totalement différent », souligne cette jeune femme qui a étudié à l'étranger après y avoir été encouragée par son père.
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Assise au volant de sa voiture dans les rues de Ryad, elle affiche un large sourire. « J'en ai des frissons tout le long du corps. Monter dans ma voiture, tenir ce volant, après avoir passé ma vie assise sur le siège arrière... Maintenant, c'est de ma responsabilité et je suis plus que jamais prête à l'assumer ».
L'interdiction de conduire, « c'était le plus gros obstacle. Je n'en vois désormais pas d'autre. Pouvoir conduire était le plus important et c'est maintenant chose faite », se félicite l'animatrice de talk-show et écrivaine.
Pourtant, « je déteste conduire », avoue-t-elle, « mais ce n'est pas la question, le fait est que c'est mon droit. Je peux désormais conduire. Que je le veuille ou non est une autre question ».
Conduire pourrait « endommager les ovaires »
Elle sait d'ailleurs déjà que les occasions de se retrouver au volant ne vont pas manquer.
« Beaucoup de personnes me demandent déjà de les conduire au travail ou de venir prendre un café. Ça va être génial de pouvoir emmener ma mère, plutôt que de la faire asseoir sur le siège arrière avec un chauffeur qui est un étranger », explique Samar.
Sa mère est trop âgée pour se mettre à la conduite mais avec ses sœurs elles ont prévu de la promener en voiture : « On veut la gâter », dit-elle. Le plus important à ses yeux, c'est que désormais elle peut emmener son bébé toute seule en voiture, au lieu de le confier à un chauffeur.
La question de savoir si la société saoudienne était prête pour que les femmes conduisent a été l'objet de débats enflammés dans le royaume.
En 2013, un religieux saoudien très connu, le cheikh Saleh al-Louhaidan, assurait que conduire pourrait endommager les ovaires des femmes et déformer leur pelvis, ce qui entraînerait des malformations des nouveau-nés.
La résistance à la suppression de l'interdiction est encore vive dans certains secteurs de la société. Des chansons portant des titres comme « Tu ne conduiras pas » sont apparues ces dernières semaines sur les réseaux sociaux.
Quelque trois millions de femmes pourraient se voir attribuer un permis et commencer à conduire d'ici 2020
Annoncé en septembre 2017, ce changement historique inspiré par le prince héritier Mohammed ben Salmane fait partie d'un vaste plan de modernisation du riche pays pétrolier. L'interdiction de conduire était devenue le symbole du statut inférieur des Saoudiennes, décrié à travers le monde.
On s'attendait à ce que des milliers de conductrices prennent le volant dès dimanche, une journée attendue depuis longtemps par les Saoudiennes et qui, pour beaucoup, pourrait faire entrer dans une nouvelle ère la société de ce royaume régi par une version rigoriste de l'islam.
« C'est un pas important et une étape essentielle pour la mobilité des femmes », a commenté Hana al-Khamri, auteure d'un livre à paraître sur les femmes dans le journalisme en Arabie saoudite.
Traduction : « Alors que les Saoudiennes prennent la route pour la première fois dans l’histoire du pays, certaines activistes – qui se sont durement battues pour le droit des femmes à conduire – sont derrière les barreaux et risquent vingt ans de prison »
« Les femmes en Arabie saoudite vivent dans un système patriarcal. Leur donner le volant aidera à défier les normes sociales et de genre qui entravent la mobilité, l'autonomie et l'indépendance », estime-t-elle.
Pour beaucoup de femmes, saoudiennes ou expatriées, cette mesure permettra de réduire leur dépendance à l'égard des chauffeurs privés ou des hommes de leur famille, entraînant du même coup des économies financières.
« C'est un soulagement », a déclaré à l'AFP Najah al-Otaibi, analyste au centre de réflexion pro-saoudien Arabia Foundation.
Des Saoudiennes sur des Harley Davidson
« Les Saoudiennes éprouvent un sentiment de justice. Pendant longtemps, elles se sont vu refuser un droit fondamental qui les a maintenues confinées et dépendantes des hommes, rendant impossible l'exercice d'une vie normale », explique-t-elle.
Quelque trois millions de femmes pourraient se voir attribuer un permis et commencer à conduire d'ici 2020, selon le cabinet de consultants PricewaterhouseCoopers.
Des auto-écoles pour femmes ont vu le jour dans des villes comme Ryad et Djeddah. Certains Saoudiennes apprennent même à dompter des motos Harley Davidson, dans des scènes inimaginables il y a encore un an.
Beaucoup de Saoudiennes ont partagé sur les réseaux sociaux leurs projets pour dimanche, annonçant qu'elles accompagneraient leur mère boire un café ou manger une glace, une expérience à priori banale ailleurs dans le monde mais qui paraît exceptionnelle pour le pays.
Sur le plan économique, les retombées peuvent être bénéfiques, selon des experts. La levée de l'interdiction devrait stimuler l'emploi des femmes, et, selon une estimation de Bloomberg, ajouter 90 milliards de dollars à l'économie d'ici à 2030.
Pour beaucoup, la fin de l'interdiction aux femmes de conduire est bien sûr un pas en avant, mais elle est loin de suffire dans un pays où la femme a encore en 2018 un statut de personne sous tutelle.
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Dans ce système, les femmes doivent avoir la permission de leur parent masculin le plus proche (mari, père, frère ou même fils) dans la plupart des domaines de leur vie : fréquenter des hommes en dehors du cercle familial et épouser qui elles veulent, voyager, ouvrir un compte bancaire, travailler ou même manger librement en public.
Samar admet qu'elle est parfaitement consciente du fait que sa toute nouvelle liberté de conduire n'est pas le résultat direct des efforts des militantes qui combattent depuis longtemps la politique répressive du royaume envers les femmes, militantes dont certaines ont encore été arrêtées en juin.
Des décennies de lutte de ces militantes ne sont pas parvenues à obtenir ce qu'un trait de plume du roi a décidé dans un décret signé en 2017, relève Samar. « Cela a été une décision politique », souligne-t-elle.
« Il semble que le régime saoudien ne donne certains droits d’une main que pour reprendre la liberté des femmes de l’autre »
- Madawi al-Rasheed, professeur invitée à l’Institut du Moyen-Orient et de la London School of Economics
Mais nombre de femmes craignent de rester la cible des conservateurs dans un pays où les hommes gardent le statut de « tuteurs » et décident à leur place.
Le gouvernement a récemment pris des mesures contre les abus masculins en punissant le harcèlement sexuel de cinq ans d'emprisonnement et d'une amende de 300 000 rials (69 000 euros).
Sous l'impulsion du prince Mohammed, devenu héritier du trône il y a un an, le pays a aussi autorisé l'ouverture des salles de cinéma et les concerts mixtes, signe de son intention de revenir à un « islam modéré ».
Mais l'enthousiasme créé par l'annonce des réformes semble entaché par une répression contre les militantes qui se sont, entre autres, longtemps opposées à l'interdiction de conduire.
« Il semble que le régime saoudien ne donne certains droits d’une main que pour reprendre la liberté des femmes de l’autre », soulignait Madawi al-Rasheed, professeur invitée à l’Institut du Moyen-Orient et de la London School of Economics dans Middle East Eye en commentant la couverture du dernier magazine Vogue Arabia qui a fait polémique sur les réseaux sociaux.
On y voit la princesse Hayfa bin Abdallah al-Saoudi, au volant d’une voiture de luxe célébrant « les femmes pionnières d’Arabie saoudite » alors que plusieurs militantes pour les droits des femmes avaient été arrêtées et jetées en prison pour avoir, notamment, défendu le droit des femmes à conduire.
« Leur droit fondamental de citoyennes à part entière est souvent balayé sous le tapis par cette si superficielle propagande. Vogue ne s’intéresse pas à leurs droits, mais à la manière dont les femmes vont devoir s’intégrer dans une économie de services, en mal de jolis visages pour masquer son incapacité à assurer à tous vie décente, salaire minimum et absence de surveillance et répression », dénonçait encore Madawi al-Rasheed
Selon les autorités, sur dix-sept personnes dernièrement arrêtées, neuf sont toujours en prison. Elles sont accusées d'avoir porté atteinte à la sécurité du royaume et d'avoir aidé les « ennemis » de l'État saoudien.
Des journaux progouvernementaux ont publié à la une des photos de certaines de ces personnes, accompagnées du mot « traîtres ».
Human Rights Watch (HRW) a indiqué cette semaine que deux autres militantes, Nouf Abdelaziz et Maya al-Zahrani, avaient été arrêtées, dénonçant « une vague incessante de répression ».
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