Pendant la conférence de Palerme, les miliciens ont ouvert les banques de Tripoli
TRIPOLI – Alors que les responsables libyens se trouvaient en Italie la semaine dernière pour une conférence très attendue, une milice de la capitale a profité de l’occasion pour recueillir le soutien du public avec de l’argent comptant.
Des responsables politiques libyens, dont Fayez al-Sarraj, chef du Gouvernement d’union nationale (GNA) soutenu par l’ONU, et Khalifa Haftar, le maréchal autoproclamé à la tête d’une grande partie de l’est de la Libye, se sont réunis à Palerme pour la conférence de réconciliation organisée par le gouvernement italien.
L’événement a été présenté comme des pourparlers de crise visant à convenir de nouvelles mesures politiques, économiques et sécuritaires pour stabiliser le pays – en d’autres termes, il s’agissait d’« une conférence pour la Libye et non sur la Libye », comme l’a souligné le Premier ministre italien Giuseppe Conte.
« Qu’est-ce que les défilés des responsables politiques de ces dernières années en Tunisie, à Paris et en Italie ont changé pour nous ? Rien. Rien qui soit bénéfique pour le peuple »
– Zakaria Ali, 21 ans
Les observateurs ont émis des doutes quant à la possibilité de concrétiser des objectifs allant au-delà des efforts déployés par l’ONU dans le pays, divisé depuis 2011 entre des rivaux qui sont toujours en profond désaccord. La conférence a débouché sur un faible nombre d’avancées en matière de sécurité et d’économie, les principaux problèmes auxquels les Libyens sont confrontés.
Mais dans la capitale, en l’absence des responsables du GNA, la Brigade des révolutionnaires de Tripoli a pris les choses en main. Sous la surveillance de ses miliciens armés, la brigade a ouvert les banques dans la capitale jusque tard dans la nuit et permis aux Libyens de retirer dix fois le montant généralement autorisé.
Alors que des files de personnes serpentaient devant les banques et que les employés distribuaient des milliers de dinars, la milice a recueilli le soutien d’un public sceptique au sujet de ce que ses dirigeants faisaient en Italie.
« Nous n’attendons rien de la conférence de Palerme », a affirmé Zakaria Ali, un homme de 21 ans qui faisait la queue aux côtés de centaines d’autres hommes pour retirer de l’argent, pendant que les femmes formaient une file séparée de l’autre côté de la rue.
« C’est un spectacle de marionnettes et Sarraj est la première d’entre elles, c’est la marionnette de l’Europe et des Nations unies. »
« Qu’est-ce que les défilés des responsables politiques de ces dernières années, tous organisés chez nos voisins, en Tunisie, à Paris et en Italie, ont changé pour nous ? », a-t-il ajouté. « Rien, rien qui soit bénéfique pour le peuple – peut-être qu’il y a eu des résultats pour ceux qui pompent notre gaz et notre pétrole, mais pas pour nous. »
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La seule solution est en Libye, a-t-il indiqué, et cette solution s’appellerait Haythem.
Haythem, c’est Haythem Tajouri, un seigneur de guerre à la tête de la Brigade des révolutionnaires de Tripoli, dont l’image a soudainement changé après plusieurs semaines d’affrontements fin septembre dans la capitale, auxquels son groupe a participé.
Un seigneur de guerre devenu Robin des Bois
Il n’est plus le chef menaçant et effrayant de la milice la plus puissante de la capitale. À la place, il s’est présenté comme un défenseur des opprimés, comme un Robin des Bois.
La crise économique aiguë qui sévit dans le pays a déclenché deux affrontements armés majeurs au cours des derniers mois.
En juin, des combats ont éclaté dans le croissant pétrolier, un groupe de ports pétroliers stratégiques situés dans l’est du pays, suscitant des appels au blocage par l’ONU des revenus issus du pétrole vendu à la suite des attaques.
Fin août, dans la capitale, la Septième brigade de Tarhounah a également attaqué un cartel de milices, dont la Brigade des révolutionnaires de Tripoli, dans le cadre de ce qui a été décrit comme un effort visant à « chasser » les groupes corrompus de Tripoli.
« Aucun responsable politique n’a fait quoi que ce soit d’aussi efficace pour nous auparavant. Pourquoi devrions-nous faire confiance à ceux qui participent à la conférence de Palerme alors que la solution est ici, parmi nous ? »
– Abdullah, un Libyen faisant la queue à la banque
Selon la Septième brigade, les milices ont usé de leur influence pour obtenir des crédits bancaires d’une valeur de plusieurs millions de dollars « alors que les citoyens ordinaires dorment devant les banques pour retirer une poignée de dinars ».
Depuis 2014, la Banque centrale de Libye a imposé de fortes restrictions à l’approvisionnement en devises étrangères, de plus en plus nécessaires pour les citoyens qui doivent voyager pour obtenir des traitements désormais difficilement accessibles et très coûteux en Libye.
Officiellement, la banque détermine le taux de change du dinar, actuellement fixé à 1,30 dollar, mais le vaste marché noir déployé dans le pays établit un taux complètement différent, qui fluctue entre des valeurs quatre à sept fois plus élevées, selon des négociants du marché noir. L’an dernier, ce taux était onze fois plus élevé.
L’écart entre les deux taux de change a aggravé les problèmes fondamentaux rencontrés par les Libyens dans un pays déchiré par des rivalités politiques et tribales, exacerbées par les intérêts personnels et les ambitions de personnalités clés telles que les chefs de milices.
Les prix des importations, du carburant et des produits primaires tels que les vêtements et les denrées alimentaires ont augmenté. Le prix du pain a plus que doublé en un an, selon des épiciers.
Pourtant, le principal problème rencontré par les Libyens est tout simplement l’accès à l’argent.
« Tout le gâteau »
D’après Hussein, un jeune étudiant faisant la queue à la banque, qui n’a pas souhaité donner son nom de famille pour protéger sa famille, il existe aujourd’hui deux règlements pour retirer de l’argent en Libye.
« Le règlement officiel nous interdit de retirer plus de 500 dinars par mois, soit environ 90 dollars au taux de change du marché noir », a-t-il expliqué. « Le règlement officieux consiste à soudoyer les miliciens qui contrôlent les banques. Les milices veulent leur part du gâteau, mais c’est ridicule. Ils ont déjà tout le gâteau. »
Tripoli est contrôlée par la Brigade des révolutionnaires sous le commandement de Tajouri et par une puissante milice salafiste, les Forces spéciales Rada, dont le chef, Abderraouf Kara, contrôle l’aéroport de la capitale et une prison dans laquelle des membres du groupe État islamique (EI) seraient détenus. Les milices se divisent les quartiers et, par la même occasion, leurs succursales bancaires.
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« Si une succursale d’une banque reçoit trois millions de dinars, la moitié va à la milice et l’autre moitié est divisée entre des connaissances et des membres des familles, qui doivent verser un pot-de-vin en signe de gratitude », a expliqué Hussein.
Mais la Brigade des révolutionnaires de Tripoli a franchi une étape supplémentaire la semaine dernière : Tajouri a ordonné l’ouverture des banques de Tripoli jusque tard dans la nuit avec des hommes chargés d’organiser les files de personnes en attente d’un retrait.
Circulant à moto dans les rues adjacentes à la place des Martyrs, il donnait l’impression, selon certains, de monter la garde pour les droits du peuple.
Sous son commandement, les Libyens ont pu retirer jusqu’à 5 000 dinars – dix fois le montant généralement autorisé – pour la première fois depuis plusieurs années.
Abdullah, un autre jeune homme qui faisait la queue, a expliqué à MEE que tout comme lui, des personnes étaient venues de villes situées à plus d’une heure de route pour vider leurs comptes pendant que les responsables étaient à Palerme.
« Ils font tous la queue ici grâce à Haythem. Aucun responsable politique n’a fait quoi que ce soit d’aussi efficace pour nous auparavant. Pourquoi devrions-nous faire confiance à ceux qui participent à la conférence de Palerme alors que la solution est ici, parmi nous ? »
« Haythem est un homme bon, il est notre héros »
- Abdullah
« Tajouri est un Libyen parmi les Libyens », a-t-il lancé sous les applaudissements approbateurs de garçons et d’hommes qui hochaient la tête. « Haythem est un homme bon, il est notre héros », ont affirmé certains.
Avant même la conférence, des membres de la brigade ont pris d’assaut le souk al-Mushir, une zone grouillant d’opérations de change, selon des journaux locaux.
Plusieurs commerçants avaient désobéi à l’ordre donné par Tajouri de baisser le prix du dollar. Les miliciens les ont couchés dans la rue devant les clients et les passants, avant de les forcer à marcher la tête recouverte d’une poubelle.
« Chaque changement cache une arnaque »
Alors que le soleil s’était déjà couché sur la place des Martyrs, les lumières de la banque, toujours allumées, éclairaient la nuit alors que des clients impatients continuaient de faire la queue.
Des employés en uniforme du ministère de l’Intérieur du GNA, chargés de protéger la place, étaient présents aux côtés de miliciens avec une arme à feu dans la poche, surveillant la banque avec trois Mercedes garées devant eux. Aucune des personnes dans la queue n’a demandé de l’aide ou une permission aux hommes en uniforme, préférant s’en remettre aux miliciens.
Mahmoud, un ingénieur de 60 ans, affichait toutefois un degré de respect moins élevé envers les dirigeants libyens – qu’ils soient élus ou autoproclamés. Les milices lui font peur mais, dans le même temps, il reconnaît que les forces officielles ont moins de pouvoir.
« La Libye est un pays de masques », a-t-il déclaré avec un sac de fruits dans une main et un petit pain dans l’autre.
« Il ne fait aucun doute que les choses changent, mais chaque changement cache un piège. Toute réforme cache une arnaque. »
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Il y a deux mois, le gouvernement de Sarraj a émis deux réformes importantes. Alors que la première a abouti à la création de nouvelles forces de sécurité dans le but de réduire le pouvoir des milices, la seconde a instauré une commission de 180 % sur les transactions d’achat de devises.
S’il peut s’agir de réformes par définition, Mahmoud se montre toutefois dubitatif.
Le 25 octobre, lors de l’inauguration de la nouvelle évaluation de sécurité émise par Sarraj pour limiter le pouvoir des milices, Haythem Tajouri était présent devant des hommes en uniforme.
« Les milices ont compris les règles du jeu. Certains miliciens changent d’uniforme pour porter l’uniforme officiel des forces de sécurité et mettre la main sur les richesses du pays de l’intérieur »
- Mahmoud, ingénieur
« Ils ont fait semblant de dissoudre deux milices, Nawasi et Ghinwa [deux milices appartenant à la même coalition que la brigade], mais en vérité, elles ont été absorbées par le ministère de l’Intérieur », a affirmé Mahmoud. « Ce n’est pas une solution. C’est un tour de passe-passe. »
Un des tours de passe-passe particulièrement problématiques employés par les milices, selon lui, consiste à forcer les banques à leur adresser des lettres de crédit : « [C’est] une escroquerie parfaite commise par les milices et les réformes de Sarraj risquent d’institutionnaliser leurs vols ».
« Les milices ont compris les règles du jeu », a-t-il affirmé. « Certains miliciens changent d’uniforme pour porter l’uniforme officiel des forces de sécurité et mettre la main sur les richesses du pays de l’intérieur. Les autres continuent de contrôler les rues. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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