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Première Guerre mondiale : l’armée musulmane oubliée de la Grande-Bretagne

Des recherches menées sur plusieurs milliers de lettres et de documents militaires secrets datant de la Première Guerre mondiale montrent que l’État britannique craignait que les musulmans ne passent dans le camp allemand
Une image diffusée par le gouvernement britannique en 1915 montre l’intérieur opulent du Brighton Pavilion, transformé en hôpital pour les soldats indiens blessés, avec des installations séparées pour les troupes musulmanes (WikiCommons)

Selon de nouvelles recherches, plus de deux fois plus de musulmans que ce que l’on pensait ont combattu - ou soutenu - la Grande-Bretagne, la France et l’Empire russe au cours de la Première Guerre mondiale.

Ces recherches révèlent également les techniques de surveillance utilisées par les autorités militaires pour détecter ce qu’ils qualifiaient déjà de « fanatisme islamique » et pour empêcher les soldats musulmans de faire défection et de passer du côté des forces allemandes alliées aux Ottomans.

Les découvertes sont tirées de recherches commanditées par le British Muslim Heritage Centre, un centre basé à Manchester qui accueille une exposition présentant en détail la contribution des musulmans à l’effort de guerre des Alliés.

Au moins 885 000 musulmans ont été recrutés pour combattre aux côtés des Alliés, à savoir la Grande-Bretagne, la France, l’Empire russe et le royaume du Hedjaz (anciennement situé dans l’ouest de l’Arabie saoudite), contre l’Allemagne, l’Empire austro-hongrois et l’Empire ottoman.

Nous savons désormais que plus de 89 000 d’entre eux ont été tués au cours de cette guerre d’usure éreintante de plus de quatre ans.

La contribution à la victoire finale des Alliés des soldats musulmans, principalement originaires d’Inde, mais provenant également d’autres pays colonisés tels que l’Égypte, l’Algérie et la Tunisie, était jusqu’à présent beaucoup moins connue que leur rôle dans la Seconde Guerre mondiale.

Islam Issa, professeur de littérature anglaise à l’UCE Birmingham, qui a dirigé les recherches, a expliqué à Middle East Eye avoir passé au crible des « milliers » de lettres et de documents militaires internes secrets pour trouver des traces d’archives de dizaines de milliers de soldats musulmans.

Des lettres envoyées par des soldats indiens sur le front de l’Ouest à leur famille restée chez eux ont constitué une grande partie des documents de recherche.

Beaucoup de ces lettres ne sont aujourd’hui à la disposition des chercheurs qu’en raison d’un régime de censure strict qui a été mis en place pour surveiller les soldats musulmans et les empêcher de faire défection et de rejoindre les forces qui combattaient aux côtés des Ottomans, qui à l’époque « représentaient le pouvoir islamique », a précisé Issa.

« Des lettres intéressantes écrites à l’origine dans des langues autres que l’anglais ont dû être traduites pour les censeurs. Certaines avaient été écrites par des personnes qui avaient déserté et qui essayaient de faire en sorte que leurs anciens camarades fassent de même. [Les censeurs] étaient essentiellement à l’affût de ce qu’ils qualifiaient de "fanatisme islamique" ».

« En regardant cela et la bureaucratie qui entoure cela, on se rend compte que les choses n’ont pas beaucoup changé. »

Bien que les justifications de la surveillance par l’État de la vie des musulmans ressemblent à celles d’aujourd’hui, à savoir la lutte contre le « fanatisme islamique », comme on l’appelait alors, les documents ont révélé une approche très différente adoptée pour le contrer : les autorités militaires et la presse britannique en général se sont données beaucoup de mal à courtiser les musulmans qui soutenaient l’effort de guerre allié.

« [Les autorités militaires] ont compris qu’ils représentaient une énorme réserve de main-d’œuvre : la présence de soldats musulmans dans leur camp constituait un atout considérable. Certains ont essayé par exemple d’être sensibles à leur culture et de leur proposer un espace pour effectuer leurs rites religieux. »

Les agendas régimentaires de bataillons composés principalement de soldats musulmans font état d’efforts visant à garantir aux hommes de la place pour prier et suffisamment d’ouvrages islamiques. À certaines occasions, les soldats recevaient une autorisation spéciale pour prier en masse sur le pont des navires de guerre.

La presse britannique, arme de propagande à part entière de l’effort de guerre britannique, était « curieusement tolérante [envers les musulmans] à l’époque », a expliqué Islam Issa.

En 1915, les médias décrivaient des prières de l’Aïd « extrêmement pittoresques » effectuées par des soldats indiens blessés (© The British Library Board, The Daily Mirror, le 14 août 1915, page 12)

Alors que la presse britannique était globalement positive au sujet de la contribution musulmane à l’effort de guerre, « il existe des chevauchements avec la couverture médiatique moderne, a-t-il concédé. Le mot "terreur" était utilisé, mais était destiné à être positif. On disait qu’ils attisaient la terreur chez "notre" ennemi. »

Les autorités britanniques et leur presse s’intéressaient fortement au bon traitement des soldats musulmans blessés. Le roi George V se rendait régulièrement au Brighton Pavilion, un palais abondamment décoré situé en bord de mer, inspiré du Taj Mahal, qui avait été transformé en un hôpital de fortune de 722 lits pour les soldats indiens. Une cuisine séparée préparait des repas halal pour les soldats musulmans et les produits à base de porc étaient interdits dans le domaine. À la fin de la guerre, l’armée avait vendu 120 000 cartes postales commémoratives représentant les soldats convalescents dans leur environnement temporaire décadent.

Les efforts des Britanniques pour courtiser les soldats musulmans étaient contrebalancés par ceux de leur grand rival allemand. En 1914, quelques mois seulement après le déclenchement de la guerre, les autorités ont construit le Halbmondlager. Situé à une trentaine de kilomètres au sud de Berlin, ce camp a été spécialement conçu pour abriter des milliers de prisonniers de guerre musulmans issus du camp allié. Il s’agissait également du site de la première mosquée construite expressément à cet effet en Allemagne. Inspirée de l’emblématique Dôme du Rocher de Jérusalem, la construction en bois a été achevée en juillet 1915.

Carte postale d’époque représentant la première mosquée construite expressément à cet effet en Allemagne (avec l’aimable autorisation de Zeno.org)

Une décennie plus tard, la structure autrefois joliment décorée était démolie en raison de son état de délabrement. Lorsqu’elle était en service, cependant, la mosquée a servi de foyer de la prédication islamique parrainée par l’Allemagne visant à convaincre les prisonniers de guerre qu’être un bon musulman signifiait se battre pour les Ottomans.

Un témoignage datant de 1982 souligne que le mufti tunisien Salih al-Sharif al-Tunisi, qui a également travaillé au sein des services de renseignement ottomans, s’y est rendu pour prêcher le djihad (sic) et tenter de persuader les « détenus » du camp de changer de côté et de commencer à se battre contre les Français. Tunisi est allé jusqu’à lancer al-Djihad, un journal destiné spécifiquement aux prisonniers de guerre musulmans. Le soutien de Tunisi était tellement demandé qu’après son retour à Istanbul, les autorités allemandes se sont lancées à la recherche de moyens pour le convaincre de revenir dans camp afin de continuer de prêcher.

En raison d’initiatives comme celles-ci, « les Britanniques n’avaient pas d’autre choix que d’intensifier leur propagande et de courtiser les soldats musulmans », a expliqué Islam Issa.

À la fin de la guerre, au moins 89 000 soldats répertoriés comme étant musulmans dans les registres de l’armée avaient été tués. Le plus grand monument leur étant consacré au Royaume-Uni se trouve dans la petite ville de Woking, dans le Surrey. Le War Office britannique a créé un cimetière spécial pour les soldats musulmans sur le site, à proximité de la seule mosquée de l’époque construite expressément à cet effet au Royaume-Uni, après que des rumeurs se sont répandues parmi les troupes selon lesquelles les personnes tuées n’étaient pas enterrées selon les rites islamiques appropriés.

Carte postale représentant le cimetière musulman de Woking (photo reproduite avec l’autorisation de The Lightbox, Woking)

Beaucoup de ceux qui ont survécu à la guerre sont rentrés chez eux et ont disparu des archives historiques occidentales : leurs lettres n’étant plus soumises à la censure de l’armée, les traces d’archives de leur vie se sont la plupart du temps asséchées.

De nombreux soldats parlaient peu des expériences qu’ils ont vécues pendant la guerre, même à leurs proches, a précisé Islam Issa. « Une personne m’a expliqué qu’elle n’a jamais entendu son grand-père raconter des histoires de la Première Guerre mondiale, lors de laquelle il a combattu : il a affirmé que tout ce qu’il voulait, c’était oublier. »

Certains survivants ont cependant repris l’uniforme militaire deux décennies plus tard pour combattre à nouveau du côté des Alliés pendant la Seconde Guerre mondiale.

L’exposition « Stories of Sacrifice » est ouverte jusqu’au 1er juillet 2016 au British Muslim Heritage Centre de Manchester (Royaume-Uni).

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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