Réservé aux femmes : café, billard et cartes dans un café de Gaza
GAZA – À première vue, al-Jalaa ressemble à n'importe quel autre café de la ville de Gaza, qui est pleine de cafés et de restaurants, habituellement réservés aux hommes.
Ce café n'a en effet rien qui le distingue des autres lorsqu’il est vide : le parfum familier du café emplit l'air, des cartes à jouer de la nuit précédente sont éparpillées sur les tables et des boules de billard sont dispersées sur la table de feutre située au milieu de la pièce.
Mais une fois qu'il reçoit ses premiers clients, vers 8 heures du matin, al-Jalaa – nommé d'après la rue où il se trouve, la plus longue de Gaza – se transforme en café réservé aux femmes, le seul de Gaza.
En février dernier, Heba Fayez, Yasmeen Ali et sa sœur Doaa ont décidé de créer leur propre entreprise et d'ouvrir un café pour femmes.
« En tant que femmes à Gaza, nous avons toujours ressenti le besoin d'un endroit spécial où les femmes pourraient passer du bon temps, tout comme les hommes. Mais nous n'avions jamais pensé que nous pourrions créer nous-mêmes un tel endroit », a déclaré Doaa Ali, 25 ans.
Les trois jeunes femmes, qui travaillent à la crèche du club social d'al-Jalaa, ont évoqué leur idée avec les directeurs du club et les ont convaincus de leur laisser ouvrir leur café.
« Le club al-Jalaa dispose d’une crèche – où nous travaillons –, d’une salle de gym et d’un café pour hommes. Nous avons remarqué que le café était toujours vide de 8 heures à 16 heures, car le créneau horaire réservé aux hommes à la salle de gym commence à 17 heures », a expliqué Doaa.
Les trois amies ont alors demandé aux administrateurs du club si elles pouvaient utiliser le café lorsqu’il était vide pour en faire un espace réservé aux femmes, a poursuivi Doaa, qui a un baccalauréat en comptabilité.
L’objectif des jeunes femmes était d'avoir un projet à la fois rentable et unique. Elles voulaient également aider la communauté locale, et surtout les femmes, en introduisant le premier projet de ce genre.
Même si le lieu, qui servait déjà de café pour les hommes, était entièrement équipé, les jeunes femmes ont voulu y ajouter leur touche personnelle.
« Nous nous sommes immédiatement mises au travail en nous efforçant de donner au lieu une touche féminine », a-t-elle indiqué. « J'étais responsable de la décoration du café et de l'embellissement des murs. Ma sœur Yasmine, qui aime cuisiner, a élaboré notre menu. Et nos amies nous ont aidées à nettoyer et à aménager l'endroit. »
« Où sont les parents de ces filles ? »
L'une des caractéristiques les plus intéressantes du café al-Jalaa est qu'il permet aux femmes de pratiquer ouvertement leurs loisirs et d’en découvrir de nouveaux. La liberté de ce nouvel espace a attiré beaucoup de femmes d’âges différents, désireuses d’essayer des activités qu’elles n’avaient jamais expérimentées auparavant, comme le billard, les cartes à jouer et les dominos.
« C'était un rêve. Nous avons progressé étape par étape jusqu'à ce que nous atteignions notre objectif », a déclaré Heba Fayez, 33 ans. « Nous voulions un endroit qui donne aux femmes un espace pour jouer aux cartes, au billard américain et aux dominos. Elles peuvent également venir travailler ensemble ou simplement discuter. »
Cependant, certains n’ont pas apprécié l’ouverture d'un café réservé aux femmes, où celles-ci pourraient pratiquer divers jeux.
Heba raconte qu’elle et ses partenaires ont été « violemment attaquées » sur les réseaux sociaux pour le simple fait de « profiter de leur temps libre ». Certaines personnes ont émis des fatwas religieuses interdisant aux femmes de jouer au billard ou aux cartes. D'autres ont posté des commentaires tels que « Est-ce que c'est à Gaza ? Est-ce un café ou une discothèque ? » ou encore, « Où sont les parents de ces filles ? ».
Même si elles avaient prévu ce genre de réactions, Heba et ses amies ont été choquées par la manière dont les gens les ont jugées.
« Les hommes fréquentent le même endroit et font les mêmes activités que nous, après notre départ à 16 heures. Pourquoi est-ce permis pour eux et interdit pour nous ? »
Heba Fayez, titulaire d’une maîtrise en géographie, dit comprendre parfaitement que l’idée d’un espace réservé aux femmes, où les clientes jouent au billard et aux dominos, est inédite à Gaza. Toutefois, a-t-elle ajouté, un mufti local auquel elle a demandé conseil a confirmé que jouer à de tels jeux n’était pas interdit.
Billard – pas seulement pour les hommes
Déterminées, les trois associées se sont accrochées à leur rêve et ne se sont pas laissé affecter par la critique, notamment grâce aux encouragements et conseils de leur famille, ainsi qu’à leur protection contre tout problème éventuel.
« Nos familles sont pour nous une source d’inspiration et elles nous permettent de nous sentir en sécurité, surtout après les critiques que nous avons essuyées. Nos proches comprennent et apprécient la décision que nous avons prise et son impact positif tant sur nous que sur la société », a déclaré Heba.
De plus en plus de femmes ont commencé à fréquenter le café pour jouer au billard ou simplement passer un moment agréable ensemble.
Le succès de leur projet a encouragé les trois partenaires à commencer à penser à leur prochaine étape.
« Les femmes étaient curieuses d'essayer le billard, qu’elles considéraient comme un jeu pour hommes. Nous avons donc décidé d’organiser un cours pour apprendre aux femmes comment jouer au billard. Nous ferons venir un joueur de billard professionnel pour qu’il enseigne la technique à nos clientes », a-t-elle ajouté.
Les trois jeunes femmes sont ravies de leurs réalisations jusqu’à ce jour et ont confiance en l’avenir, notamment parce que beaucoup de leurs clientes sont des amies et parentes. Le fait qu’une salle de gym et une école maternelle se trouvent dans le même bâtiment a également été très bénéfique, a ajouté Heba. Certaines femmes passent au café avant ou après être allées à la gym – qui a des horaires réservés aux femmes – et des mères viennent après avoir déposé leurs enfants à la crèche.
Un lieu pour faire son de deuil
Le menu du café est très simple. Il propose des snacks et des sandwichs au fromage en plus de boissons chaudes et non alcoolisées. Toutefois, tous les jeudis midi, les jeunes femmes proposent différents menus car c'est le « jour des famille », explique l'une des clientes, Samar al-Rayes.
Pour certaines clientes, le café est d’ailleurs beaucoup plus qu'un simple lieu où elles peuvent pratiquer de nouveaux passe-temps.
Samar, 52 ans, a confié que cet espace réservé aux femmes l'avait aidée à faire son deuil.
« J'ai perdu mon fils et ma belle-fille en mer. Ils essayaient de migrer vers l'Europe. Après, ma vie n’a été que désespoir.
« Mais quand j'ai commencé à fréquenter le café avec mes amies, je me suis sentie mieux, surtout lorsque je fais de nouvelles choses, comme jouer au billard », a raconté Samar entourée de ses amies.
« C'est un endroit chaleureux », a-t-elle ajouté, « où des femmes de différentes générations se rencontrent. Des étudiantes, des femmes célibataires, des femmes mariées, toutes partagent le même espace. »
Pour Heba al-Gherbawi, 26 ans, une autre cliente, le café est un endroit calme où elle aime se détendre. La jeune femme, qui s’est fiancée récemment, explique que son futur époux est à l’aise avec le fait qu’elle fréquente le café al-Jalaa puisqu’il est réservé aux femmes.
« Je me sens libre ici. Je joue aux cartes et au billard avec mes amies. En plus, je n'aime pas le narguilé, qui est généralement fumé dans les cafés pour hommes, alors j’apprécie qu'il ne soit pas disponible ici », a-t-elle précisé.
Club de littérature
Les trois ambitieuses jeunes femmes ont récemment décidé d'ouvrir un coin culture dans leur café. Elles ont apporté quelques livres pour commencer une petite bibliothèque et ont organisé des réunions afin de permettre aux femmes de discuter de sujets littéraires.
« Nous voulons encourager les femmes à lire et à partager leurs écrits entre elles. Je pense qu'un jour, nous aurons un livre écrit par nos clientes décrivant leurs expériences à Gaza et dans notre café en particulier », a déclaré Doaa.
Mais les trois jeunes femmes essaient également de faire preuve de prudence en ce qui concerne la commercialisation de leur café, afin d'éviter toute réaction négative. Elles doivent en outre tenir compte des souhaits des propriétaires du club al-Jalaa.
« Nous devons faire attention afin de protéger notre projet et assurer notre succès face aux difficultés », a ajouté Doaa.
Les trois amies sont enthousiasmées par l’avenir et impatientes de voir leur projet continuer à s'améliorer.
« C'est la première fois que nous réalisons un projet personnel et que nous travaillons dans un café. Nous sommes très heureuses d’avoir pris cette initiative », a confié Heba.
« Malgré les difficultés auxquelles nous sommes confrontées, nous attendons avec impatience de voir cet espace évoluer, nous aimons imaginer comment il deviendra, année après année, accueillant toutes ces femmes et leur permettant de faire ce qu’elles aiment, en dépit des préjugés sociaux et des circonstances. »
Traduit de l’anglais (original).
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