Aller au contenu principal

RÉVÉLATION : Des enregistrements divulgués dévoilent le soutien occidental au général Haftar

D’après des enregistrements de trafic aérien, le général rebelle libyen Khalifa Haftar, basé à Benghazi, est soutenu par des forces françaises, britanniques et américaines en dépit de son opposition au gouvernement de Tripoli
Un garçon libyen brandit un portrait du général Khalifa Haftar lors de célébrations à Benghazi, en octobre dernier (AFP)

Une opération militaire multinationale impliquant des forces britanniques, françaises et américaines coordonne des frappes aériennes en soutien à un général rebelle qui combat les milices islamistes depuis une base proche de Benghazi, dans l’est de la Libye, comme le révèlent les enregistrements de trafic aérien obtenus par Middle East Eye.

Les enregistrements divulgués semblent confirmer de précédents rapports évoquant l’existence d’un centre d’opérations international qui aide le général Khalifa Haftar dans sa campagne visant à prendre le contrôle de l’est de la Libye à des groupes qu’il a désignés comme étant « extrémistes ».

On entend au moins un raid aérien coordonné dans les enregistrements, qui durent au total un peu moins d’une heure, ce qui semble indiquer que la salle des opérations n’est pas uniquement utilisée pour des activités de reconnaissance.

Les enregistrements ont été transmis à MEE depuis la base aérienne de Benina, qui est considérée comme l’installation militaire la plus importante d’Haftar.

Les fuites pourraient se révéler dommageables pour les parties internationales concernées, dans la mesure où Haftar a refusé de soutenir le gouvernement d’unité de Tripoli appuyé par l’ONU et lutte contre certains groupes qui ont pris part à la campagne soutenue par l’Occident contre le groupe État islamique.

Le mois dernier, le Conseil de sécurité des Nations unies a autorisé une force navale de l’UE à faire respecter l’embargo sur les armes en Libye en interceptant des navires soupçonnés de transporter des armes. L’embargo sur les armes a été imposé à la Libye en 2011, mais les représentants en charge de la surveillance des sanctions de l’ONU ont fait état de livraisons en provenance d’Égypte, de Turquie, des Émirats arabes unis et du Soudan destinées à diverses factions.

L’une de ces factions est dirigée par Haftar, contre qui l’UE a auparavant menacé d’étendre les sanctions pour sa nuisance au gouvernement libyen soutenu par l’ONU.

« Les sanctions sont insignifiantes », a déclaré le porte-parole d’Haftar au moment des menaces. « Pour le moment, nous n’avons entendu que des reportages dans les médias et nous n’avons eu aucun message formel. »

Middle East Eye a également révélé en mars que les soldats des SAS (Special Air Service) britanniques, soutenus par les forces jordaniennes, opéraient déjà en Libye contre les militants de l’État islamique.

Sur les enregistrements, on entend des pilotes et des contrôleurs aériens parler en arabe et en anglais. On y entend des accents britanniques, américains, français et italiens.

« Benghazi, bonjour, ici Ascot 9908, dit un homme à l’accent britannique. Ici Ascot 9908, juste pour vous dire que nous sommes en contact avec l’aérodrome de Benghazi. »

L’indicatif Ascot 9908 apparaît à plusieurs reprises dans les enregistrements. Plus tard, on entend l’homme dire : « Ici Ascot 9908, nous sommes de nouveau avec vous depuis Benina, nous cherchons à prendre un plan de vol depuis Lima Golf Sierra Alpha. »

« Ici Ascot 9908, nous avons terminé à Benina et la prochaine destination est Lima Golf Sierra Alpha », a indiqué le même homme avant de mettre fin à la conversation et de poursuivre sa mission.

Ceux qui parlent avec un accent français ou italien semblent diriger le trafic aérien depuis la salle de contrôle pendant la majeure partie des enregistrements.

Les pilotes avec un accent américain ont également occupé une place prépondérante. Leurs deux indicatifs principaux étaient Bronco 71 et Mustang 99, deux noms de classiques de l’industrie automobile américaine.

La plupart des fichiers sont des communications de routine d’une salle de contrôle aérien : des chiffres, des indicatifs, des plaintes concernant le mauvais fonctionnement des radios et des confirmations de va-et-vient.

« Désolé pour le dérangement, Monsieur, nos radios ne fonctionnent pas bien », déclare une voix qui semble être celle d’un pilote américain. « Contrôle, Mustang 99 quitte votre espace aérien vers le nord-est, nous nous excusons encore une fois pour nos radios, bonne soirée. »

Le « Marché aux poissons »

Un certain nombre de voix entendues sur les fichiers audio divulgués parlent également en arabe.

« Nous sommes entrés en interaction avec la première cible », entend-on dire un pilote arabophone. L’objectif était à Souk al-Hout, ou le « Marché aux poissons ».

« C’est un quartier célèbre de Benghazi », a expliqué Mattia Toaldo, spécialiste de la Libye et chercheur principal en politique au sein du Conseil européen des relations étrangères. « C’est un des quartiers proches de la mer. Il a été d’une importance cruciale en 2011 au cours de la lutte [contre l’ancien leader Mouammar Kadhafi], avant de devenir l’une des principales zones de combats entre Haftar et les forces islamistes depuis 2014. »

Localisation de la frappe aérienne entendue sur les enregistrements dans le quartier de Souk al-Hout

Le groupe qu’Haftar combat à Souk al-Hout est le Conseil de la Choura des révolutionnaires de Benghazi (CCRB), une fusion de plusieurs groupes islamistes et militants.

La composition du groupe est complexe et contradictoire, mais fondamentalement, le CCRB n’inclut pas l’État islamique ni ne s’aligne avec le groupe.

La coalition comprend Ansar al-Sharia, qui est classée au rang d’organisation terroriste par les Nations unies, les États-Unis, le Royaume-Uni et la Turquie. Mais il comprend aussi la Brigade des martyrs du 17 février, qui n’est pas considérée comme une organisation terroriste et qui serait financée par le ministère libyen de la Défense à Tripoli.

« Nous avons interagi avec la deuxième cible et nous nous dirigeons vers la troisième cible, si Dieu le veut », entend-on dire le pilote arabophone en survolant Souk al-Hout.

Le contrôleur aérien répond alors et l’enjoint de « poursuivre ».

« Nous avons interagi avec la troisième cible », indique le pilote.

À un autre moment dans les enregistrements, un contrôleur aérien réprimande un pilote arabophone pour avoir déchargé une de ses deux bombes trop tôt. Plus tard, un pilote demande à la salle des opérations de vérifier si l’une de ses bombes a explosé.

« Il ne veut pas avoir de rivaux »

Le fait que les groupes ciblés par Haftar ne soient pas de l’État islamique, ni même alignés avec l’État islamique, convient d’être signalé, mais cela n’est pas nouveau compte tenu des actions du général à Derna, une ville située à l’est de Benghazi.

Haftar, ancienne figure militaire clé de l’armée de Kadhafi, a été exilé aux États-Unis et est revenu au cours de la révolution de 2011 pour tenter de renverser le leader de longue date. Il a été accusé d’entretenir des liens avec la CIA, de nourrir des ambitions présidentielles et, selon The Economist, est « souvent considéré comme un saboteur des efforts visant à unifier le pays ».

Son rôle dans une force militaire nationale, en tant que ministre de la Défense ou commandant de l’armée, a été l’une des questions les plus controversées des tentatives d’unification.

Le soutien occidental a uniquement enhardi le général rebelle au détriment des tentatives d’unification de ce pays nord-africain en proie au chaos, a indiqué Toaldo à MEE.

« Le soutien apporté au général Haftar par des forces spéciales occidentales, en particulier françaises, a rendu plus difficile la recherche d’un compromis avec lui, parce qu’il pense qu’il bénéficie d’un soutien externe important et qu’il n’a donc pas besoin de faire des compromis avec le gouvernement d’unité », a-t-il argumenté.

Il y a deux ans, Haftar a lancé l’opération Dignité, centrée essentiellement autour de Benghazi. Il s’est ensuite allié avec le gouvernement basé à Tobrouk dans l’est, mais en dépit de ses prétentions selon lesquelles il aurait « libéré » Benghazi plus tôt en 2016, la violence a continué de faire rage. Jeudi, une voiture piégée a tué douze combattants d’Haftar.

Tout comme l’État islamique a exploité la situation chaotique pour renforcer sa présence en Libye, en transformant la ville natale de Kadhafi, Syrte, en un camp d’entraînement pour ses militants, Haftar semble avoir exploité l’État islamique pour obtenir un soutien étranger.

Le soutien étranger à Haftar

Depuis le lancement de l’opération Dignité, de nombreux rapports indiquent qu’il reçoit l’appui de puissances étrangères, notamment de l’Égypte et des Émirats arabes unis, qui seraient à l’origine de frappes aériennes nocturnes contre des sites contrôlés par des forces alignées avec des islamistes.

Dans une interview de 20 minutes accordée à la BBC, Haftar a reconnu que ses forces avaient reçu l’appui de puissances étrangères.

« L’État islamique à Benghazi éprouvait des difficultés au cours des derniers mois, mais il ne faut pas en tirer l’enseignement que nous devons soutenir Haftar, a indiqué Toaldo. C’est principalement en raison du soutien extérieur que les forces d’Haftar ont pu infliger des difficultés à l’État islamique, mais c’est aussi à cause de la scission entre l’État islamique et le Conseil révolutionnaire de Benghazi. »

À ce moment de l’année dernière, l’État islamique était décimé dans la ville côtière orientale de Derna par le Conseil des moudjahidines de Derna, un autre groupe islamiste.

Alors que le gouvernement soutenu par l’ONU s’est employé au cours des derniers mois à essayer de chasser l’État islamique de son bastion, Syrte, Haftar a livré sa propre guerre contre le même groupe et a chassé l’État islamique de Derna.

La Mission d’appui des Nations unies en Libye a condamné les frappes aériennes d’Haftar à Derna et a mis en garde contre le fait que l’existence de victimes civiles en conséquence de ces frappes pouvait constituer un crime de guerre.

« Ce n’est pas nouveau dans sa stratégie, parce que pour l’essentiel, il ne veut pas avoir de rivaux dans l’est et il considère tout le monde, même ceux qui sont vaguement associés à l’islam politique, comme des terroristes, a expliqué Toaldo. Tout comme ses mécènes égyptiens. »

Toaldo a évoqué les conséquences à long terme des fuites : « Je pense que cela change plus les choses en Europe qu’en Libye, parce qu’il est plus difficile pour le gouvernement français de nier toute implication à Benghazi. »

« Il devra expliquer pourquoi il soutient le gouvernement d’unité avec de nombreux efforts diplomatiques, tandis que ses forces militaires soutiennent le rival de ce gouvernement. »

« Comme nous l’avons dit précédemment, la RAF [Royal Air Force britannique] facilite régulièrement les visites de conseillers diplomatiques et militaires en Libye », a indiqué un porte-parole du ministère britannique de la Défense (MoD).

Le MoD, qui a également refusé de commenter les fuites de documents ou d’apporter des commentaires sur le vif pour des raisons de sécurité, a affirmé ne pas avoir procédé à des frappes aériennes en Libye.

Le ministère français de la Défense a refusé de formuler des commentaires.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].