Rois du drift : les virevoltes débridées des pilotes cascadeurs irakiens
ERBIL, Kurdistan irakien - Un sport automobile clandestin a-t-il le pouvoir de réunir un pays divisé ? Malgré leurs différences, des centaines de fans venus de tout l’Irak se sont rassemblés fin avril pour participer à l’Erbil Drift, dans la capitale du nord du Kurdistan irakien.
En cette après-midi nuageuse de printemps, des tornades de fumée s’élèvent et une série d’explosions assourdissantes brisent le silence de la banlieue désolée d'Erbil. Non loin de là, la guerre gronde au sud, où l'armée du gouvernement irakien se bat contre les militants de l’État islamique dans les villages parsemant la campagne de Makhmour, tandis que milices chiites et les Peshmerga kurdes s’accrochent en violentes escarmouches pour prendre le contrôle du pétrole de Kirkouk.
Ici cependant, dans le parking de l’Université des sciences et technologies d’Hayat, ce sont les BMW du drift qui font entendre d’incessantes détonations, et le rugissement des moteurs V8 couvrirait facilement toute rafale de Kalachnikovs alentours.
Le drift est un sport automobile où les pilotes se mettent au volant de voitures légères à traction arrière et boîte à vitesses manuelle – de préférence japonaises (c’est d’abord au Japon que le sport est devenu populaire) –, qu’ils lancent à toute vitesse pour ensuite bloquer volontairement les roues et perdre le contrôle du véhicule. La façon la plus simple de faire un drift est de tirer sur le frein à main quand la voiture sort à toute allure d’un virage, provoquant une perte d’adhérence qui permet aux deux ou quatre roues motrices de déraper.
Lors de rencontres de quatre heures, 30 pilotes rivalisent sur une piste délimitée par des cônes de signalisation. Ils survirent à grande vitesse et exécutent des dérapages qui marquent l’asphalte de traces de gomme brûlée.
Ce n'est pas un passe-temps de fous : cette discipline a émergé au Japon dans les années 1980, période de forte croissance économique dans ce pays, où sont apparus des pilotes aux compétences pointues de survirage, acquises sur les routes de montagne japonaises. Cette sorte de course automobile fut au départ clandestine, mais elle a atteint une renommée internationale en 2006, grâce au film Fast and the Furious: Tokyo Drift, le troisième d'une série où Vin Diesel a la vedette.
Ce sport, dangereux, a été également depuis longtemps un passe-temps populaire dans les États du Golfe ; des compétitions régulières de drift permettent aux pilotes favoris de démontrer leurs compétences, et ces jeunes gens, qui n’ont guère d’autres distractions, vont brûler du caoutchouc sur des autoroutes peu fréquentées. Les autorités officielles ont beau réprimer le tafheet ou hajwalah – comme on dit en Arabie Saoudite –, rien ne semble entamer la popularité de ce sport.
L’Erbil Drift n’est certes pas aussi extravagant que ses modèles du Golfe ou d'Extrême-Orient, mais on ne s’attendait guère à trouver ce genre d’aventure au sein d’une société conservatrice. Trois étudiants, Abdulla Barzanji (19), Ahmed al-Mashhadani (21), et Mustafa al-Ani (30) ont réussi à organiser la première compétition de drift à Erbil. Sponsorisé par Formule1, boisson énergétique allemande, ils ont saisi la chance que leur a offerte leur propre université quand elle a autorisé la tenue de l’événement sur le campus.
« Il n'y a pas grand-chose à faire à Erbil. Il faut bien laisser se défouler ces jeunes plein d’énergie », explique Ammar Ibrahim, l’un des responsables administratifs de l'Université d’Hayat.
Avant la course, pendant que certains se mettaient en quête d’un endroit paisible derrière le terrain de stationnement pour dérouler leur tapis de prière, d'autres tournaient autour des voitures où pilotes et mécaniciens réglaient les détails techniques de dernière minute. « Les V8 4.4 sont les meilleurs », affirme Youness Rashad, 31 ans, également connu sous le nom de Waleed le « Sniper ». Il continue en expliquant, « d'abord, les pièces de rechange sont disponibles ; deuxièmement, ils ne plient pas sous la pression et, troisièmement, ces moteurs sont très puissants ».
« Sniper » prétend être le premier mécanicien de Kirkouk à avoir transformé une voiture de V4 en V8 ; et c’est aussi le père de deux charmantes petites filles. Pour la naissance de la plus jeune, il a acheté une BMW e30 328i. Le modèle 1987 n’est pas une voiture de drift, mais c’est le rêve pour ce père de famille, membre de l’équipe de course Challenge Team. Ce jour-là, il ne faisait pas partie des concurrents. Il était seulement venu soutenir et aider les trois pilotes de son équipe.
Shaheen Ahmad, 26 ans, est un mécanicien kurde de Kirkouk. C’est aussi le pilote principal du Challenge Team. Il a gagné une course nationale en février et roule désormais pour sa patrie plutôt que pour lui-même. « C’est un sport nouveau en Irak. Nous sommes aussi bons que les drifters d’Europe ou du Golfe. Nous voulons auréoler de prestige le nom de notre pays. »
Lorsque le drift commence, le drapeau régional du Kurdistan flotte dans l'air – rien de surprenant, nous sommes dans la capitale du gouvernement régional kurde, où beaucoup caressent de grands espoirs d'indépendance.
Les spectateurs se sont installés tout autour de la piste improvisée, à quelques mètres des super-voitures de drift, et seuls quelques membres du personnel séparent les étudiants de l'université d’Al-Hayat du champ de course, à haut risque. Shaheen estime que la sécurité mérite plus d'attention et il a dans le coffre de sa voiture un système de pompage de 1800 dollars qu’il a acheté de ses propres deniers pour limiter les dégâts et assurer la sécurité en cas d’incendie. « Nous n’avons pas besoin de plus de vitesse. Nous avons besoin de sécurité. »
Un sport qui attire non seulement les mordus du drift mais également femmes, étudiants et enfants, qui viennent regarder courir amis et membres de la famille
Mustafa Sarmad, 21 ans, étudiant turkmène en génie civil originaire de Kirkouk, a été initié au drift par son oncle, en 2008, lui-même ingénieur vivant en Suède. Mustafa a fondé le Royal Club, équipe de course de rue de 40 membres, kurdes, arabes et turkmènes. « Nous faisons des courses de rue, la plupart du temps sur des distances de 120 mètres. C’est le premier événement auquel je participe ». Sa Ford Mustang de 2014 n’est certes pas conçue pour les courses de drift, mais il est néanmoins venu profiter du spectacle, installé avec un ami à l'arrière de sa décapotable.
Shaheen arrive au volant de sa BMW e36, ornée aux couleurs de la Team Challenge, et tous les spectateurs se pressent vers lui pour l’encourager. La sécurité est submergée par le flot des spectateurs et les organisateurs, responsables en cas d’accidents, en ont des sueurs froides.
Des flots de musique s’ajoutent au chaos, du heavy metal qui se déverse de la scène où le groupe Dark Phantom joue le titre inédit de leur premier album, Nation of Dogs, sorti au début du mois de mai. Fondé en 2008 par quatre musiciens de Kirkouk, le groupe se compose de membres très différents : deux Kurdes, un Turkmène et un Arabe.
Chacun à son tour, les pilotes viennent de terminer leur démonstration, mettant un terme au tumulte, et le public forme un cercle de plus en plus serré autour des voitures des concurrents et des amateurs, qui virevoltent en pur drift freestyle, dans un énorme nuage de poussière opaque.
C’est sans conteste à Shaheen qu’étaient destinés les applaudissements, mais personne n’est officiellement monté sur le podium. Les délibérations des juges n’ont été rendues publiques que le lendemain : le pilote Ali « Camaro » al-Mashadani s’est classé en troisième position ; Waleed « Sniper » d’Erbil est arrivé deuxième, et Shaheen Ahmad de Kirkuk a fait la surprise en remportant le premier prix – une victoire partagée pour l'Irak.
Le soleil couchant se reflète sur le visage souriant d’Ali Camaro ; quelques amis et lui poussent sa voiture vers la sortie du parking, car son pneu gauche a été déchiqueté. La voiture est cabossée mais cela ne semble pas avoir entamé sa bonne humeur. De retour à Bagdad, où il dirige une petite entreprise de taxis, il affirme : « Le drift c’est toute ma vie. Mes oncles pratiquaient le drift déjà du temps de Saddam ». Il compte bien perpétuer la tradition.
Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
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