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« On trouve des éclats d’obus dans les murs de la maison » : à Tripoli, les Libyens fuient les raids de Haftar

Alors qu’un dialogue interlibyen a commencé mercredi 26 février à Genève, les bombardements menés par Khalifa Haftar obligent les Libyens à se déplacer de plus en plus nombreux vers le centre de Tripoli
Un Libyen près d’une voiture endommagée par l’explosion d’une roquette, dans le quartier d’al-Hadba al-Badri, au sud de Tripoli, le 28 janvier 2020 (AFP)
Par Hussein Eddeb à TRIPOLI, Libye

Banlieue sud de Tripoli. Il fait nuit. La maison d’Omar* tremble tandis que les obus tombent tout autour. Lorsque les neuf membres de sa famille se réveillent le matin, ils découvrent les traces des raids de la nuit.

« Souvent, on trouve des éclats d’obus dans les murs extérieurs de la maison », rapporte, inquiet, à Middle East Eye ce fonctionnaire de 37 ans, depuis son bureau.

Lorsque l’Armée nationale libyenne (ANL) du commandant Khalifa Haftar a commencé à avancer sur Tripoli en avril, les Libyens qui fuyaient l’offensive ont cherché refuge dans les quartiers sud de la capitale.

« Puisque la guerre s’éternise, nous avons décidé de chercher un abri à louer ailleurs »

- Mohammed, père de quatre enfants

De nombreux habitants des zones touchées au départ prédisaient une courte flambée de violence et des affrontements temporaires, comme cela avait été le cas auparavant.

Persuadées qu’elles rentreraient chez elles sous peu, des centaines de personnes ont temporairement trouvé refuge dans les zones résidentielles autour des routes d’Ibn al-Nafees et d’al-Shouk, dans le sud de Tripoli, où les loyers étaient abordables et les écoles pour leurs enfants accessibles.

Aujourd’hui, ces mêmes quartiers se retrouvent sur le front, tandis que l’ANL tente d’arracher le contrôle au Gouvernement d’union nationale (GNA) reconnu par l’ONU, provoquant le déplacement d’encore plus de personnes vers le centre de la ville.

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Des quartiers plus huppés accueillent également désormais les Libyens qui fuient et ont été récemment la cible des obus. Des rues autrefois paisibles sont aujourd’hui bondées et anxieuses.

Mohammed, père de quatre enfants, a quitté son domicile de Khallat al-Furjan en avril pour emménager d’abord chez des proches dans le quartier d’al-Hadba al-Badri, à Tripoli, avant de s’installer à Ibn al-Nafees.

Avec sa famille, ils n’ont pris que leurs documents officiels et quelques valises d’effets personnels, laissant la plupart de leurs biens derrière eux.

« Nous pensions que ces affrontements seraient temporaires et c’est pourquoi nous nous sommes dirigés vers notre maison familiale d’al-Hadba al-Badri et que nous sommes restés chez mes parents pendant un moment », explique-t-il à MEE.

« Mais puisque la guerre s’éternise, nous avons décidé de chercher un abri à louer ailleurs, et après des efforts considérables nous avons pu dégoter une maison à Ibn al-Nafees en juillet dernier. »

Loyers démesurés

En octobre, les combats autour d’Ibn al-Nafees ont contraint Mohammed et sa famille à retourner à al-Hadba al-Badri, quartier de plus en plus pris pour cible.

« Malheureusement, nous n’avons pas réussi à trouver de location à un prix raisonnable, car tous les prix sont démesurés et illogiques, en particulier pour des gens avec des revenus peu élevés », poursuit Mohammed.

Al-Hadba al-Badri est un quartier populaire et densément peuplé où les prix de l’immobilier sont de plus en plus prohibitifs pour les jeunes.

Le Premier ministre libyen, Fayez al-Sarraj, s'adresse à la presse lors de sa visite dans le port de Tripoli, touché par des tirs de roquettes le 19 février 2020 (AFP)

Aujourd’hui, en raison du nombre croissant de personnes qui fuient l’ANL et qui s’installent à al-Hadba al-Badri, le loyer moyen pour un appartement est de 2 000 dinars libyens (1 300 euros) par mois, plus de la moitié du salaire moyen.

Incapables d’acheter ou de louer, les jeunes ménages ont tendance à construire de nouveaux étages dans les maisons de leurs parents.

De nombreuses familles déplacées qui n’ont pas l’argent nécessaire se retrouvent à vivre dans les bâtiments toujours en construction exposés aux éléments et aux chutes d’obus.

À l’heure du déjeuner, le 27 avril, un obus est tombé à al-Hadba al-Badri, tuant quatre enfants âgés de 9 à 12 ans.

Trois d’entre eux, Anas al-Ghazawi, son frère Abdul-Malik et Zakaria Jamal avaient été déplacés à al-Hadba al-Badri depuis al-Khallat par l’offensive de l’ANL. Le quatrième, Sanad al-Orabi, était devenu ami avec les enfants déplacés et ils jouaient dans la rue.

Les affrontements à proximité avaient mis la population à cran ce matin-là, raconte la mère d’Orabi, Mabrouka.

« J’ai vu les autres enfants blessés qui essayent de ramper. J’ai crié : “Mon fils est mort, essayez de sauver les autres enfants !” »

- Mabrouka, mère d’un des quatre enfants tués à al-Hadba al-Badri

« Nous avions reçu un appel du chauffeur de bus de mon fils. Il nous disait qu’il ne pouvait pas atteindre notre maison à cause du regain des affrontements », se souvient-elle. « Mon fils ne pouvait pas aller à l’école alors il a enlevé son uniforme et s’est changé pour aller jouer à l’extérieur de la maison avec les enfants des voisins. »

En entendant une explosion, Mabrouka s’est précipitée dans la rue et a découvert son fils qui saignait de la tête.

« J’ai également vu les autres enfants blessés qui essayent de ramper. J’ai crié : “Mon fils est mort, essayez de sauver les autres enfants !” », raconte-t-elle.

L’UNICEF, l’agence de l’ONU pour l’enfance, a condamné cette attaque.

« L’UNICEF appelle toutes les parties au conflit à respecter leurs obligations en vertu du droit international humanitaire et le droit international des droits de l’homme pour protéger garçons et filles en tout temps », a-t-il déclaré dans un communiqué.

Nourriture et médicaments

Mais les tentatives de parvenir à une résolution pacifique entre Haftar et le GNA, tous deux soutenus par divers pays et acteurs étrangers, sont lentes voire avortées.

Les négociations à Genève cette semaine entre les deux belligérants seront difficiles : lundi, le Parlement basé dans l’est du pays qui appuie le maréchal Khalifa Haftar, ainsi que son rival, le Haut conseil d’État (équivalent d'un sénat) qui soutient le GNA, ont annoncé séparément avoir « suspendu » leur participation à ces pourparlers politiques, invoquant des raisons différentes.

Pendant ce temps-là, combats et déplacements se poursuivent.

Selon les statistiques publiées par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) le 9 janvier, on estime à 150 000 personnes le nombre de déplacés depuis la périphérie de Tripoli depuis le début de l’offensive.

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Belgasem al-Qantari, un responsable au ministère des déplacés du GNA, a déclaré à MEE que plus de 120 millions de dinars (78 millions d’euros) avaient été alloués par le gouvernement de Tripoli afin de fournir à ceux qui fuient le conflit les produits de première nécessité tels que la nourriture et les médicaments.

Le principal dilemme, dit-il, consiste à les loger. « Nous travaillons actuellement avec un certain nombre de sociétés pour fournir des maisons préfabriquées prêtes à installer afin de les utiliser comme logements jusqu’à la fin de la guerre », assure Belgasem al-Qantari.

Cependant, les Libyens tels que Mohammed sont vite à court d’options.

Si les choses continuent à empirer, Mohammed estime que sa famille sera contrainte de fuir en Tunisie voisine, où les loyers sont moins chers, l’approvisionnement en électricité est constant et où les bombes ne menacent pas. 

Bien qu’il y ait actuellement un cessez-le-feu, les civils d’al-Hadba al-Badri et des quartiers environnants entendent encore le sifflement des obus au-dessus de leur tête.

De nombreuses familles sont terrifiées à la pensée de quitter leur maison, persuadées qu’elles peuvent être touchées à tout moment.

Une maison de Tripoli portant les stigmates des obus sur sa façade (MEE/Hussein Eddeb)

Pendant ce temps-là, la vie se poursuit assez normalement dans les quartiers les plus centraux de la capitale libyenne, la plupart des gens pouvant travailler et aller à l’école normalement.

Pour beaucoup, ce sentiment de normalité au milieu du chaos les ancre dans leurs quartiers. Mais on ne se sait pas combien de temps cela va durer.

Mohammed, pour sa part, hésite à fuir en Tunisie, à déraciner sa famille une fois de plus et à interrompre la scolarité de ses enfants.

« Je n’ai pas d’autre solution que de rester dans la maison de ma famille à al-Hadba al-Badri parce que je ne peux pas aller en Tunisie où je devrais travailler pour payer un loyer », témoigne-t-il. « En voyageant, je n’aurai plus de gagne-pain. C’est un dilemme face auquel je n’ai pas de solution. »

*Certains noms ont été modifiés.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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