Tunisie : après le tourisme de masse, une route culturelle des vins !
TUNIS, GROMBALIA, Tunisie – En 146 avant J-C, après la destruction de Carthage (cité punique au nord-est de Tunis), le traité sur l’agriculture de Magon, un érudit de l’époque, est le seul ouvrage ramené de Tunisie à Rome par les vainqueurs. Dans celui-ci, on trouve, entre autres, la première recette de macération pour fabriquer le vin. Une histoire de la Tunisie bien souvent oubliée, que des passionnés ont choisi de mettre en valeur en créant la « route Magon ».
Ce circuit est bien différent d’une route des vins classique. En effet, l’objectif est d’allier culture et œnogastronomie. « Nous souhaitons mettre en avant l’histoire de la Tunisie, et notamment de Carthage qui fut le cellier et le grenier de Rome », explique à Middle East Eye Mohamed ben Cheikh, président de la Chambre syndicale des producteurs de boissons alcoolisées, un des organisateurs de la route Magon et dirigeant d’un domaine viticole.
Concrètement, l’itinéraire Magon se divise en trois tronçons réalisables en trois jours, comprenant la visite d’un site historique et d’une cave à chaque étape. Ainsi la cave des vignerons de Carthage, à Mégrine, lieu réputé pour la grotte naturelle où vieillit le vin, est reliée au musée du Bardo de Tunis ou aux villas romaines de Carthage.
Le domaine Neferis à Grombalia (à 40 kilomètres de Tunis), dirigé par Mohamed ben Cheikh, est quant à lui couplé avec le musée de Nabeul où différentes sortes d’amphores sont notamment visibles. Enfin, la cave Kurubis, à Korba dans la région viticole du Cap Bon, est jumelée avec le site classé Unesco de Kerkouane, cité punique.
Selon les responsables du circuit, les trois caves ont été choisies sur différents critères : elles se trouvent dans une zone d’Appellation d’origine contrôlée (AOC, il y en a sept en Tunisie), offrent une chaîne complète – de la culture du raisin à la production du vin – et disposent déjà d’une certaine infrastructure permettant un accueil de groupes. Un choix parfois critiqué.
Un viticulteur sous couvert d’anonymat note que les différentes casquettes de Mohamed ben Cheikh lui ont permis de sélectionner son propre domaine : « Le domaine Neferis a toutes les qualités pour faire partie de ce circuit mais pour moi, il y a collusion d’intérêts. Surtout, je regrette qu’il y ait seulement trois caves. Il faut plus que cela pour montrer la diversité du vin tunisien. Je trouve, par exemple, inconcevable que la cave de Kelibia, qui profite d’un terrain entre deux mers incroyables, n’ait pas été sélectionnée. »
« Les dégustations de vins sont accompagnées de repas ou d’apéritifs comprenant des recettes anciennes de la région »
- Mila Lauretta, responsable de la société tuniso-italienne Animed
Un large choix est tout de même offert à la dégustation, avec les vins Magnifique, Selian, Soltane, Kurubis, Mornague et d’autres encore. Les vins tunisiens (rouge, blanc, rosé et pétillant) profitent en effet d’une large gamme de cépages, tels que le chardonnay, le muscat, le grenache ou encore la syrah.
« Les dégustations de vins sont accompagnées de repas ou d’apéritifs comprenant des recettes anciennes de la région », détaille, pour MEE, Mila Lauretta, responsable de la société tuniso-italienne Animed qui commercialise le produit.
Un partenariat a notamment été conclu avec le chef cuisinier Imed Attig qui propose des plats typiques comme du boulghour aux légumes et blé concassé, ou le garum, une sauce mésopotamienne composée de viscères de poisson fermentés.
Tunisie et Sicile : une origine commune du vin
Tous les sites ont été aménagés, avec l’ajout d’une signalétique spécifique à la route Magon. Une vingtaine de guides ont également été formés pour accompagner les touristes.
Le projet a été financé à hauteur de 700 000 euros par l’Union européenne (UE). Un montant partagé avec un autre itinéraire, en Italie. « Le circuit Magon est d’abord un projet transfrontalier entre le Cap Bon en Tunisie et la Sicile en Italie », tient à préciser Mila Lauretta. « L’intérêt est de souligner l’origine commune du vin. »
À terme, les deux circuits, réunis au sein de la fédération Iter Vitis, Les Chemins de la vigne pourraient être réalisés l’un après l’autre lors d’une semaine de vacances.
En Tunisie, le circuit Magon est proposé aux touristes depuis le 7 août dernier. Mohamed ben Cheikh compte sur 1 000 visiteurs chaque année pour commencer.
« C’est un tourisme de luxe que tout le monde ne peut pas se payer », estime-t-il. Les responsables ne souhaitent pas communiquer sur les prix qui font l'objet d'un devis personnalisé et varient selon les commandes, notamment concernant les repas) le nombre de participants et les transports.
À cela s’ajoute une commission pour l’agence ou l’hôtel qui vend l’excursion. Selon les calculs de MEE, il faut compter au minimum 80 € la journée. Un prix forcément élitiste qui ne plaît pas à tous.
Hédi Toumi, viticulteur à Grombalia et ancien dirigeant de l'UCCV, une coopérative devenue Vignerons de Carthage, rêve d’une route des vins plus classiques : « En 2005, j’avais constitué un dossier pour créer un circuit sur le même principe que ce que l’on peut trouver en France ou en Italie, avec des caves qui accueillent tous les publics… Tout est tombé à l’eau, je ne sais pas pourquoi. Probablement un manque de volonté des responsables politiques. »
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Le projet aurait permis de toucher une cible plus vaste avec des touristes locaux notamment. « Les Tunisiens s’intéressent de plus en plus à la dégustation, au bon vin. Avant, pour eux, le vin n’était que synonyme d’ivresse », sourit Faten Belhadj, responsable laboratoire et qualité au domaine Neferis de Mohamed ben Cheikh. Ce dernier n’exclut pas la mise en place de cette route des vins plus classique à l’avenir.
En attendant, Mohamed Halouani, président du groupement Culture au sein de la Fédération interprofessionnel du tourisme tunisien (FI2T) et dirigeant de l’agence de voyage Nomadstrek, assume parfaitement l’aspect haut de gamme du circuit Magon.
La diversification par le haut
« Il s’agit d’un produit exclusif. On le considère comme un petit bijou qu’il faut préserver pour sa qualité. Nous cherchons l’excellence », argumente-t-il. En opposition totale au tourisme de masse, peu rentable – avec des semaines à quelques centaines d’euros tout compris entre avion, hôtel, repas et boissons – et qui limite la Tunisie au soleil et aux plages.
« Ici, l’idée c’est la diversification par le haut, nous voulons redorer l’image de la Tunisie. Les touristes ne savent pas forcément qu’il existe ici des domaines viticoles depuis des milliers d’années. On va donner une meilleure perception du pays et créer une émulation », explique à MEE celui qui a choisi, il y a vingt ans, de se spécialiser dans le tourisme archéologique.
« Après une présentation redorée de la Tunisie, l’image du produit compte aussi », veut croire Mohamed ben Cheikh. « Ce circuit va permettre également de faire découvrir un vin qui s’exporte peu alors qu’il est issu d’une tradition millénaire. »
Si le vin tunisien voyage peu, c’est en partie pour une question financière. « En Tunisie, nous vendons la bouteille environ 3,50 euros. Sur le marché international, on nous la prend à 2 euros. Nous préférons faire découvrir le vin à nos invités. Une fois connu, il sera plus facile de négocier son prix à l’étranger », défend Mohamed ben Cheikh.
Le président de la Chambre syndicale des producteurs de boissons alcoolisées note avec regret que la Tunisie a produit, en 2016, 33 millions de bouteilles contre 350 millions en 1950. A l’époque, la surface des terres cultivées était dix fois supérieure à celle d’aujourd’hui.
Pourtant, le marché semble « se rééquilibrer », affirme Mohamed ben Cheikh, qui évoque des années difficiles sous la Troïka, gouvernement de coalition tunisien où le parti islamo-conservateur Ennahdha était majoritaire.
La viticulture en Tunisie représente un chiffre d’affaires de quelque 80 millions d’euros pour 15 000 emplois directs
« L’importation de ceps de vigne a été interdite sous le gouvernement islamiste. Puis elle a été compliquée à cause de la maladie Xylella fastidiosa [bactérie qui ne tue pas les vignes qui la transportent mais les oliviers, dont la culture est particulièrement importante en Tunisie]. Cela fait sept ans que nous n’avons pas ou peu planté », se plaint Mohamed ben Cheikh.
Près de 2 500 hectares sont ainsi prêts à accueillir de jeunes ceps dès qu’une solution sera trouvée pour l’importation depuis la France et l’Italie.
À l’heure actuelle, la viticulture représente un chiffre d’affaires de quelque 80 millions d’euros pour 15 000 emplois directs. Mohamed ben Cheikh est confiant quant à l’avenir : « La menace islamique s’est éloignée et cela encourage les investisseurs ».
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