Visite de ministres libanais à Damas : le gouvernement face à une prochaine crise ?
Si l’offensive militaire menée par l’armée libanaise depuis près d’une semaine contre l’EI dans l’est du Liban a éclipsé de nombreuses questions locales, dont certaines cruciales, à l’instar des réformes fiscales, un sujet majeur risque de ressurgir après la fin des combats : la visite controversée à Damas – pour la première fois depuis le début du conflit syrien – de trois ministres, le 16 août dernier, dans le cadre de la foire internationale organisée dans la capitale syrienne.
Il s’agissait des ministres de l'Industrie Hussein Hajj Hassan, membre du Hezbollah, de son collègue à l’Agriculture Ghazi Zeaiter, proche du président du parlement, Nabih Berry – un allié historique de Damas – et du ministre des Travaux publics, Youssef Fenianos, représentant le chef chrétien Sleiman Frangié, un ami personnel du président Bachar al-Assad.
La réponse favorable de ces derniers à l’invitation des autorités syriennes, sans consultation préalable du gouvernement, a provoqué de vives tensions entre les différents blocs politiques représentés au sein du cabinet d’union nationale formé en décembre dernier sous la présidence de Saad Hariri, connu pour son hostilité au régime de Damas.
« Ce qui est dit dans les médias n’est pas conforme au discours tenu sous la table. […] Le Premier ministre lui-même demande à avoir un rôle dans la reconstruction de la Syrie, en phase avec une demande similaire de la part de l’Arabie saoudite ».
- Sadeq Naboulsi, responsable du Hezbollah
Lors d’une réunion gouvernementale qualifiée de « houleuse » le 9 août, des échanges corsés avaient été rapportés entre les ministres des Forces libanaises (Samir Geagea), soutenus par ceux du Courant du Futur (Saad Hariri) et du Parti socialiste progressiste (Walid Joumblat), et les représentants du Hezbollah, épaulés par leurs alliés d’Amal (Nabih Berry) et, dans une moindre mesure, par ceux du Courant patriotique libre (Michel Aoun).
Les détracteurs d’un rapprochement avec Damas cherchaient notamment à obtenir du cabinet un refus officiel de ces visites, mais leur requête s’était heurtée à une fin de non-recevoir du camp adverse.
L’absence d’unanimité en interne a propulsé le débat dans les sphères publique et médiatique, à travers des déclarations individuelles dissonantes qui ont terni l’image de cohésion nationale que tente de renvoyer le nouveau gouvernement depuis sa formation et suscité, en parallèle, la crainte d’une division profonde au sein du cabinet, voire de son implosion.
Le Premier ministre n’a, en effet, pas hésité à désavouer les membres de son équipe, soulignant que ces derniers « s’étaient rendus à titre personnel » et que les entretiens qu'ils avaient eus avec des responsables syriens « n'engageaient que leur propre personne ».
D’autres voix ont mis en garde contre un double conflit, pas seulement interne mais aussi externe, dans la mesure où la visite aurait placé le pays du Cèdre en porte-à-faux avec son voisinage, au vu de la suspension depuis 2011 par la Ligue arabe du statut de membre de la Syrie.
Mais le risque d’une implosion est minimisé par certains, notamment au sein des partis de la coalition dite du 8 Mars, pro-régime syrien. « Il n’y a aucune volonté de porter atteinte à la cohésion gouvernementale et le cabinet actuel n’encourt aucun péril à ce niveau», a assuré le cheikh Sadeq Naboulsi, un responsable au sein du Hezbollah, dans un entretien à MEE.
« Il s’agit d’une visite normale dans le cadre d’une invitation officielle et de la coopération entre le Liban et la Syrie dans divers domaines, dont l’industrie et l’agriculture […]. Il existe un traité de coopération entre les deux pays qui n’a jamais été annulé, et qui autorise chaque ministre à rencontrer son homologue syrien sans forcément passer par le gouvernement », a-t-il ajouté au sujet de la polémique.
Le « Traité de Fraternité, de coordination et de coopération » en question, signé en 1991, fut longtemps perçu par les opposants à la domination de Damas comme un « traité de Versailles » officialisant une tutelle étrangère sur le pays. Après le retrait des troupes syriennes en 2005, beaucoup de voix avaient demandé son abrogation ou sa révision.
En outre, a poursuivi Sadeq Naboulsi, « ce qui est dit dans les médias n’est pas conforme au discours tenu sous la table. Les partis hostiles au régime syrien nous disent qu’il faut coopérer avec la Syrie pour résoudre de nombreux dossiers en suspens, mais ils ne veulent pas froisser leur base populaire en public. Le Premier ministre lui-même demande à avoir un rôle dans la reconstruction de la Syrie, en phase avec une demande similaire de la part de l’Arabie saoudite ».
Courant patriotique libre : entre centrisme et pragmatisme
Fait toutefois marquant dans ce nouveau bras de fer entre les partis pro-Damas et les opposants à Bachar al-Assad, le Courant patriotique libre (CPL) du président Michel Aoun, allié indéfectible du Hezbollah depuis 2006, s’est relativement démarqué de ses positions ante, dans une volonté claire, qui se confirme au fil des mois, d’opérer un virage vers le centre depuis l’élection d’Aoun en octobre dernier.
Dans une déclaration officielle, le chef du parti et ministre des Affaires étrangères, Gebran Bassil – réputé pour sa forte proximité avec le parti de Hassan Nasrallah – a ainsi affirmé qu’il n’était « plus judicieux de se rendre en Syrie » suite au refus du gouvernement d’accorder son aval à une visite à caractère officiel.
« Il ne s’agit pas de prendre position en faveur de telle ou telle partie, mais plutôt de pragmatisme politique »
- Alain Aoun, député du Courant patriotique libre
Le ministre de l’Économie, Raëd Khoury, également membre du CPL, s’est quant à lui désisté après avoir soumis une demande écrite d'autorisation préalable au bureau du Conseil des ministres, dans une démarche visant à faire valoir le respect du fonctionnement institutionnel.
« Indépendamment de son opinion, le CPL respecte, sur un autre plan, les termes du compromis politique conclu à l’automne dernier avec le Courant du futur [du Premier ministre Saad Hariri] visant à créer un cadre consensuel interlibanais, en dépit des divergences qui peuvent exister sur certains dossiers, dont la relation avec la Syrie », a souligné dans un entretien à MEE le député Alain Aoun, gendre du chef de l’État.
« Si la question est de nouveau soumise au débat, le CPL aura toutefois tendance à défendre le principe d’une réactivation les liens officiels avec l’État syrien par nécessité et intérêt, notamment pour le dossier des réfugiés. Il ne s’agit pas de prendre position en faveur de telle ou telle partie, mais plutôt de pragmatisme politique », a ajouté l’élu.
Cette position nuancée s’inscrit dans le cadre d’un repositionnement du camp du président de la Républiques par rapport aux enjeux et acteurs locaux et régionaux.
Depuis son accession à la tête de l’État, le général Michel Aoun multiplie les messages dans plusieurs directions. Quelques semaines après son élection, il a ainsi choisi l’Arabie saoudite, le Qatar et la Jordanie comme destinations pour sa première tournée régionale.
Dans ce jeu d’équilibriste, le président libanais vise plusieurs objectifs à la fois : d’abord, se démarquer, sur le plan individuel, de l’image de leader d’un parti politique, fidèle allié d’un autre parti face à des adversaires locaux, et d’épouser ainsi la stature d’un chef d’État au-delà du jeu des alliances politiciennes locales, sans pour autant mettre en péril les intérêts stratégiques du Hezbollah.
L’ancien commandant en chef de l’Armée cherche également à travers cette nouvelle posture à redorer son image auprès de la communauté des dirigeants arabes, ternie par une alliance à toute épreuve depuis 2006 avec Hassan Nasrallah et de renvoyer ainsi un double message aussi bien à l’adresse de ces derniers qu’au Hezbollah : il est seul maître de ses choix et ne reçoit ses ordres d’aucun parti local ou capitale étrangère.
L’offensive actuelle de l’armée contre l’EI, durant laquelle les commandements militaire et politique libanais ont affirmé leur pleine souveraineté dans l’opération et nié toute coopération avec le Hezbollah et l’armée syrienne, s’inscrit, sans doute, dans cette stratégie d’émancipation étatique et de distanciation prudente de Michel Aoun.
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