Algérie : cette graphie arabe que l’on veut imposer au tamazight
Bien que les caractères latins soient largement dominants dans le champ de la recherche autour du tamazight (la langue des autochtones berbères nord-africains) en Algérie, un débat est alimenté ces dernières années, plus particulièrement depuis son officialisation, autour des caractères à adopter pour la transcription.
Les caractères latins admis
Les acteurs de ce débat, pour la plupart extérieurs au champ académique, avancent l’opportunité d’adopter les caractères arabes ou, dans une moindre mesure, les caractères amazighs (le tifinagh) pour la transcription de cette langue.
Inaugurés respectivement en 1990 et 1991, les départements de tamazight des universités de Tizi-Ouzou et de Béjaïa – les départements les plus anciens – ne reçoivent aucune prescription quant à la graphie à adopter. Ainsi, les caractères latins y ont été admis de facto.
Il faut dire qu’à cette époque la voie est déjà tracée par les berbérisants dans les sphères académiques extra-institutionnelles. Ainsi, l’essentiel des productions (romans, essais, etc.) et des travaux académiques qui ont été menés depuis des décennies autour du tamazight l’ont été essentiellement en caractères latins et le bon sens aurait logiquement été d’y opter pour sa transcription.
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Confondant langue française et caractères latins, souvent à mauvais escient, ces voix n’hésitent pas à faire appel à une littérature anticolonialiste usée et empreinte de glottophobie
Cependant, le débat autour de la reconnaissance du tamazight ayant été l’un des sujets les plus brûlants de la scène politique algérienne depuis la fin des années 1970, son officialisation récente n’a pas encore permis son affranchissement de la sphère des luttes idéologiques, loin s’en faut.
Paradoxalement, ce sont ces voix mêmes qui ont longtemps été les plus hostiles à la reconnaissance du tamazight qui se prononcent actuellement, souvent avec véhémence, au profit de l’adoption des caractères arabes.
Il s’agit essentiellement des cercles islamistes et de certains résidus de la mouvance baasiste. Ces derniers, qui n’ont jamais caché leur opposition à la reconnaissance du tamazight, montent actuellement au créneau pour imposer leur choix de sa graphie, jetant leur dévolu sur les caractères arabes.
L’offensive des conservateurs
Confondant langue française et caractères latins, souvent à mauvais escient, ces voix n’hésitent pas à faire appel à une littérature anticolonialiste usée et empreinte de glottophobie pour justifier leur refus de l’adoption de caractères autres qu’arabes. En témoigne la déclaration, pour le moins étonnante, de Bouabdellah Ghlamallah, l’ex-ministre des Affaires religieuses et actuel président du Haut Conseil islamique : « Ceux qui appellent à écrire le tamazight en caractère latins sont des tyrans, et nous ne nous soumettrons pas aux oppresseurs ! »
De leur côté, les universitaires et chercheurs dans le domaine amazigh estiment que les questions relatives à l’aménagement du tamazight sont du seul ressort des experts et s’étonnent ainsi que des voix dénuées de toute autorité scientifique se permettent de se prononcer sur de telles questions.
« La question de l’usage des caractères arabes ne se pose même pas car ils sont très loin d’être appropriés pour la transcription du tamazight »
- Khadidja Saad, chercheuse
Pour Khadidja Saad, une chercheuse dans le domaine amazigh, de la région des Aurès, « la question de la graphie est l’affaire des seuls linguistes et spécialistes et ne doit pas être l’objet d’un débat public ». « Jusqu’à présent, très rares sont les livres rédigés en caractères arabes ou en tifinagh. Le tournant de la consécration de l’écrit pour le tamazight impose que l’on agisse avec prudence et objectivité, non pas avec la passion », explique-t-elle à Middle East Eye.
Selon elle, « nous devons tirer des enseignements de l’expérience marocaine où on a opté pour le tifinagh. Par contre, la question de l’usage des caractères arabes ne se pose même pas car ils sont très loin d’être appropriés pour la transcription du tamazight ».
En effet, au Maroc, pour couper court à la polémique entre les tenants de la graphie latine et les islamistes qui voulaient imposer la graphie arabe, le roi Mohammed VI a opté pour l’utilisation des caractères tifinagh. Ce sont ces derniers qui ont a été formellement adoptés depuis le début des années 2000 avant d’être entérinés suite à l’officialisation du tamazight en 2011.
Le tifinagh, ancêtre du latin
Pour Mohand Haddad, enseignant-chercheur à l’université de Béjaïa, « une norme graphique a besoin de se légitimer par un travail scientifique, mais la légitimation institutionnelle conforte autant, sinon davantage l’usage et aide les locuteurs à trancher. Les caractères latins appartiennent presque autant que les tifinaghs au monde amazigh. Ce serait ces derniers qui ont donné l’alphabet latin. Les consacrer comme norme graphique pour le tamazight serait récupérer quelque chose auquel nos ancêtres ont contribué ».
« À cela s’ajoute tout le travail déjà élaboré récemment dans cette graphie et qui ne doit nullement être ignoré. Travail qui est loin d’être égalé par celui qui est fait dans les deux autres graphies, l’arabe et le tifinagh », explique encore Mohand Haddad.
En Algérie, dans leur immense majorité, les chercheurs balaient d’un revers de main l’option de la graphie arabe qu’ils assimilent à une énième tentative d’assimilation du tamazight en le privant d’un outil – la graphie latine – qui lui permettrait un meilleur épanouissement à leurs yeux.
Ainsi, pour Aomar Abdellaoui, enseignant-chercheur à l’Université de Jijel, « les caractères arabes sont incontestablement les moins bien placés pour rendre compte de la dimension identitaire de la langue amazighe, pour la simple raison que les tenants de cette idée farfelue ne sont motivés que par le vil dessin de tenter un dernier coup désespéré d’aliénation en cherchant, à défaut d’avoir réussi à complètement l’effacer, à absorber le tamazight au travers de la graphie arabe ».
Pour lui, « il est indispensable de permettre au tamazight de s’épanouir loin des caractères arabes qui, s’ils venaient à être adoptés, ne cesseront de rappeler une répression linguistique et identitaire inouïe d’une langue par le biais d’une autre. »
Aujourd’hui, le bon sens imposerait qu’on affranchisse le tamazight de la sphère des luttes idéologiques en le mettant entre les mains des spécialistes et des universitaires, seuls capables de prendre en charge cette langue et de lui garantir un aménagement linguistique à même de lui permettre un développement serein.
Il est vrai que le chemin de l’officialité sera long pour une langue qui a été, des décennies durant, victime d’un déni d’État.
Ce chemin commence d’abord par un aménagement linguistique scientifique, qui soit à l’abri des desseins idéologiques et qui transcende les querelles passionnelles.
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