Algérie : à la recherche de l’État profond
À l’ombre des grandes mobilisations contre le prolongement du mandat présidentiel d’Abdelaziz Bouteflika, plusieurs déclarations de politiques se focalisent sur « l’État profond » et les « forces extraconstitutionnelles ».
Ces derniers auraient aussi bien un rôle à jouer dans la fabrication de la décision au plus haut sommet de l’État que dans les grandes manifestations populaires que connaît le pays depuis le 22 février.
La maladie et l’incapacité visible à gouverner du président sortant, Bouteflika, 82 ans, poussent plusieurs observateurs à douter de l’origine même des messages présidentiels et, au-delà, des intentions politiques attribuées au chef de l’État.
Le 23 mars dernier, l’opposant et ex-chef de gouvernement Ali Benflis a déclaré à la télévision El Bilad que les « forces extraconstitutionnelles utilisent le cachet de la présidence » et « l’argent sale », affirmant en faisant allusion au cercle de Bouteflika que ce sont ces acteurs « qui ont signé la convocation du corps électoral et ont préparé le cinquième mandat ». La convocation du corps électoral s’est faite par voie de décret présidentielle 18 janvier en prévision de la présidentielle du 18 avril qui a fini par être annulée.
Benflis accuse même ces « forces anticonstitutionnelles » d’avoir voulu « noyauter » les manifestations, en vain, « grâce à la mobilisation des citoyens ».
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Qui parle au nom de Bouteflika ?
Là, assez clairement, la fratrie Bouteflika, Saïd et Abderrahim (dit Nacer), ainsi que leurs réseaux dans l’administration – le FLN (parti présidentiel) et les milieux d’affaires (comme le FCE, syndicat du patronat), sont ciblés par les déclarations d’Ali Benflis qui connaît bien le fonctionnement de la présidence. Il a été directeur de campagne de Bouteflika, en 1999, et son directeur de cabinet en 2000 avant d’être nommé à la tête de l’exécutif, de 2000 à 2003.
Quand une lettre lue à la télévision publique, le 10 février, annonce au nom du président son intention de se présenter pour un cinquième mandat, Benflis réagit : « Il y a tout d’abord un problème d’authentification de la signature de l’intention. Qui est derrière cette lettre ? Si elle est du Président, qu’il s’adresse au peuple ! ». Bouteflika ne s’est pas exprimé directement depuis 2012, un an avant son AVC.
La thèse de l’usurpation de la fonction présidentielle a pris de nouvelles proportions depuis peu : dans un revirement spectaculaire, le bâtonnier d’Alger, l’avocat Abdelmadjid Sellini (très pro-pouvoir) déclarait, le 21 mars, que « les lettres imputées au président de la République sont du faux et usage de faux ». Il en est de même, selon lui, du certificat médical présenté avec le dossier de candidature du candidat Bouteflika au Conseil constitutionnel le 3 mars dernier. Mais au-delà de cette déclaration fracassante, le puissant bâtonnier n’a pas, pour le moment, donné de suite judiciaire à ces graves accusations.
« Les lettres imputées au président de la République sont du faux et usage de faux »
- Abdelmadjid Sellini, bâtonnier d’Alger
De son côté, Seddik Chihab, une autre voix pro-pouvoir, porte-parole du Rassemblement national démocratique (RND), parti de l’ex-Premier ministre Ahmed Ouyahia, surprenait tout le monde en affirmant à une chaîne de télé que certaines « forces » sont « gênées » par les partis. Et ces forces « non structurées », « non constitutionnelles », « non organisées » seraient « partout ». « L’Algérie a été dirigée par ces forces durant au moins ces cinq, six ou sept dernières années ».
L’ex-sénateur RND ajoute : « Tout ce qui est décidé vient du président. Mais [pour savoir qui décide réellement] faites venir quelqu’un de la présidence qui sait… ». Comprendre : il y a un doute sur le fait que ce soit le chef d’État qui décide.
Ces révélations ont poussé un « revenant » à reprendre du service. Dans une interview au site TSA, dimanche 24 mars, l’ex-patron du FLN, Amar Saadani, s’attaque à la thématique des forces opaques, et accusant les ex-DRS (services secrets dissous en 2016) d’agir en tant qu’« État profond » à travers l’ex-Premier ministre Ouyahia, tout en disculpant le cercle présidentiel de toute gouvernance fantôme.
Saadani, dégommé par Bouteflika en 2016 de son poste de numéro un du FLN, avait créé la surprise en 2014 en dénonçant le bilan sécuritaire du général Toufik, de son vrai nom Mohamed Mediène, patron du DRS, en évoquant ses failles dans la protection du président Mohamed Boudiaf assassiné en 1992, dans l’affaire des moines de Tibhirine, enlevés et tués en 1996, ou encore dans les attentats commis à Alger en 2007 et revendiqués par al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI).
Aujourd’hui poussé, selon des sources, par les frères du chef de l’État et le commandement de l’armée, Saadani explique : « Le Premier ministre a été également directeur de cabinet [à la présidence de la République]. Tout passait par lui. Aujourd’hui qu’il n’est plus là [Ouyahia a été limogé le 11 mars dernier], avez-vous vu des décisions émaner de la présidence de la République depuis ? Posez-vous la question. Toutes les décisions qui ont suscité les doutes des citoyens sortaient sur ordre de l’État profond et de son représentant à la présidence de la République. »
Il affirme même que la candidature de Bouteflika, annoncée par message écrit le 10 février « est venue de l’État profond ». « C’est Ouyahia qui a écrit les lettres [du président] avec son secrétaire. Le président est kidnappé, on ne le voit pas. On fait faire au président des choses qu’il n’accepte pas lui-même. Ils disent que le président a envoyé une lettre alors qu’il ne peut pas écrire, a désigné des responsables alors qu’il ne peut pas le faire. Les lettres sortaient de chez Ahmed Ouyahia signées par lui. Il les faisait entrer à la Présidence pour les faire sortir ensuite. »
Saadani croit même que des « infiltrés » de l’« État profond » à la mobilisation actuelle « cherchent à cibler des institutions de la République dans le but de se recycler ».
Ainsi, l’ex-président du Parlement défend la thèse selon laquelle la maladie du président Bouteflika l’a mis dans une situation d’otage aux mains de son directeur de cabinet, qui deviendra son Premier ministre, et qui servait les intérêts de l’ex-patron des services Mohamed Mediène.
Ce dernier est d’ailleurs soupçonné par le cercle des Bouteflika, d’avoir favorisé l’importante mobilisation de colère contre le cinquième mandat et le prolongement du mandat du chef de l’État.
« Saadani ne cible pas seulement l’ex-DRS et ses nombreux réseaux actifs, sans oublier les agents lâchés dans la nature depuis les démantèlements de 2013-2016 qui se baladent dans la nature. On lui a demandé aussi de cibler les hauts fonctionnaires de la présidence et d’autres institutions civiles qui ont été complices de l’usurpation de fonction », soutient à Middle East Eye un ancien sherpa de la présidence de la République sans citer de nom.
Les affirmations selon lesquelles l’ancien DRS, tentaculaire machine sécuritaire en charge d’une partie de la vie nationale de 1990 à 2016, serait redevenu un acteur majeur dans l’actuelle étape marquée par des manifestations historiques ne sont pas surprenantes.
L’anonymat des appels à manifester et l’organisation exemplaire des marches ont poussé une partie de l’opinion à y déceler l’empreinte d’un mastermind qui ne pouvait être que les services secrets, auréolées d’une légende d’efficacité et de leur hostilité au cercle présidentiel.
Cette vision d’une suprastructure traversant les époques et les façades successives du pouvoir civil est partagé par des partis de l’opposition ou par des politologues comme Mohammed Hachemaoui. Ce dernier expliquait dans la revue Politiques africaines qu’une restructuration du DRS ne serait qu’un leurre lui permettant d’éviter au système Toufik le syndrome Beria, du nom du chef de la police politique de Staline.
« Beria, grisé par son pouvoir, a exhibé sa puissance avant l’enterrement de Staline, provoquant ainsi une coalition qui a vite eu raison de lui », rappelle Hachemaoui.
« Un homme gravement malade depuis l’automne 2005 et éprouvant, à partir du 27 avril 2013, les plus grandes peines à se mouvoir et à s’exprimer, parviendrait-il à ‘’dissoudre’’ ou à ‘’neutraliser’’ le DRS, véritable État dans l’État, faisant et défaisant le processus politique dans le pays dès avant le coup d’État de janvier 1992, et à qui Bouteflika doit non seulement sa cooptation en 1999 et sa reconduction continue depuis, mais aussi l’impunité judiciaire de ses proches ? La narration de la ‘’mise au pas du DRS’’ fabriquée et propulsée après l’AVC d’avril 2013, élude crânement cette réalité », écrivait Hachemaoui.
La tenace rengaine du mastermind
Selon lui, l’ADN du système se base sur l’opacité et l’informel, domaine de prédilection de la police politique. « Ne s’encombrant ni d’une Constitution ni d’une idéologie, les institutions structurant la grammaire du système autoritaire algérien depuis ses fondations (1954-1962), sont informelles », rappelle-t-il.
Dans la même ligne de réflexion, l’ancien président du RCD, Saïd Sadi, écrit ce lundi 25 mars sur le quotidien Liberté que « la principale force extraconstitutionnelle est la police politique ». « Aucun oligarque, aucun apparatchik ne peut violer durablement la loi s’il n’est pas couvert ou encouragé par les services parallèles, bras politique séculier de l’armée. On assiste à plusieurs manœuvres où les anciens réseaux du DRS, fidèles au général Mediène, se reconnectent aux structures actives du renseignement pour préparer une OPA sur le mouvement à travers le parachutage de Liamine Zeroual [président de 1995 à 1999] dont un poster géant a été accroché ce vendredi [22 mars] sur un bâtiment de la Place Audin (Alger). Fausse piste ou ballon d’essai, il est trop tôt pour dire si l’ancien chef d’État se laissera reprendre au jeu des appels obliques des services. »
« La principale force extraconstitutionnelle est la police politique »
- Said Sadi, opposant, ancien dirigeant du RCD
D’autres observateurs voient dans cette approche une obsession stérile : tout faire porter à un seul acteur, quelle que soit sa puissance ou son influence, empêche une analyse en profondeur des mécanismes du fonctionnement de l’État. Car il s’agirait, selon cette dernière vision, de créer une approche anthropologique du fait politique, qui embrasse toute la complexité humaine des appareils de l’État et de ses dépendances.
Mais cette approche, dans le fonctionnement peu formel des institutions algériennes ne peut être que partiellement opérationnelle. La vérité se situerait probablement entre les deux, entre l’activisme d’un mastermind plus « horizontal » que l’on pense et une rationalité des responsables, appareils et institutions qui tentent de faire État en un maelström d’intrigues, d’alliances et d’enjeux de pouvoir et d’enrichissement.
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