Le football tunisien au cœur d’une affaire présumée de corruption
Le Club africain, un des clubs majeurs du sport tunisien, est actuellement secoué par une grave crise financière qui mine ses résultats sportifs. Les dirigeants du club ont évoqué une dette avoisinant les 35 millions de dinars (10 millions d’euros), une somme colossale qui menace le devenir de ce club centenaire.
Selon l’avocat mandaté par le Club africain, Montassar Bouzrara, une grande partie de ces dettes proviendrait d’une affaire de malversation et de détournement de fonds liées à Slim Riahi.
Une information judiciaire contre l’ex-SG de Nidaa Tounes
Le pot aux roses a été découvert à l’occasion d’un audit des comptes du club, demandé par une assemblée générale en novembre 2017, à la fin du mandat de Slim Riahi.
« Beaucoup de gens savaient qu’il y avait des infractions et des dépassements, mais personne n’en connaissait l’ampleur. L’assemblée générale a décidé, à l’unanimité, de nommer un expert-comptable pour se charger de l’audit des comptes du club. Ces travaux d’audit ont été présentés dans un rapport qui a révélé de nombreux faits de malversation, avec une estimation du dommage financier qui avoisine les 25 millions de dinars [7 millions d’euros] », explique à Middle East Eye Montassar Bouzrara.
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« Le 21 mars 2018, le club a déposé une plainte auprès du tribunal de première instance de Tunis, et le procureur général a décidé l’ouverture d’une enquête, en cours. »
« Beaucoup de gens savaient qu’il y avait des infractions et des dépassements »
- Montassar Bouzrara, avocat du Club Africain
À l’examen d’une copie de la plainte déposée par le Club africain, les faits reprochés à Slim Riahi sont « l’appropriation illégale du nom "Club africain" pour le compte d’une société dans laquelle Slim Riahi et sa famille sont actionnaires », et « le détournement de fonds revenant au Club africain ».
Plusieurs recettes provenant de la billetterie du stade, des transferts de joueurs ou autre, auraient été détournées des caisses du club par retrait ou virement bancaire, pour un montant total de 21 066 343 dinars (6,1 millions d’euros).
MEE a contacté l’avocat de Slim Riahi pour obtenir un commentaire sur cette accusation précise de détournement. À ce jour, nous n’avons toujours aucune réponse.
Le CA Mobile gate de Slim Riahi
En 2015, le Club africain (CA) avait signé un grand contrat de sponsoring avec l’opérateur de téléphonie Ooredoo Tunisie. Et durant le mois de septembre, « CA Mobile » avait été lancée en grandes pompes. Avec des puces estampillées aux couleurs du club, l’offre commerciale ciblait le million de supporters que comptait le Club africain dans tout le pays.
Cette opération devait permettre au club de générer des revenus conséquents et l’aider à franchir un palier, tant pour le développement de son infrastructure que pour ses résultats sportifs. Mais de forts soupçons d’escroquerie entourent cette affaire, car durant près de trois ans, le Club africain n’aurait jamais touché ses revenus du contrat de sponsoring.
En effet, l’assemblée générale du club s’est rendue compte que les droits de « CA Mobile » étaient gérés par « Bab Jedid Mobile », une société créée par Slim Riahi et majoritairement détenue par lui-même et les membres de sa famille.
La dénomination donnée à cette société n’est pas le fruit d’un hasard. Elle est très symbolique, Bab Jedid étant un quartier de Tunis et le fief historique du Club africain.
Quant à la répartition de ses parts sociales, le Club africain détient une participation minoritaire à hauteur de 47 %, pour une valeur de 18 000 dinars (5 000 euros). « Des parts d’ombre résident dans la constitution de la société. On ne sait toujours pas comment ces 18 000 dinars ont été transférés, ils ne figurent pas sur la comptabilité du club », précise Montassar Bouzrara.
Sollicité pour savoir pourquoi les 18 000 dinars de parts sociales ne figurent pas dans la comptabilité du club, l’avocat de Slim Riahi n’a toujours pas répondu.
Conflits d’intérêt et évaporation des revenus du contrat avec Ooredoo
Suite à la constitution de la société, l’ex-président aurait signé un accord entre le Club africain et « Bab Jedid Mobile », en septembre 2015, permettant à cette dernière d’utiliser le nom, le logo, les couleurs ou toute autre propriété intellectuelle du Club africain.
En octobre 2016, plus d’un an après l’entrée en service de l’offre « CA Mobile », Slim Riahi serait passé à l’action : « Lorsqu’Ooredoo a voulu virer les recettes provenant de l’offre téléphonique dans les comptes de la société Bab Jedid Mobile, il [Slim Riahi] a alors vendu les parts sociales détenues par le Club africain dans cette société, pour les racheter. »
« Le document précise qu’il a signé en tant que cédant [représentant le Club africain] et acquéreur. L’opération s’est déroulée dans l’illégalité la plus totale, sans passer par un expert-comptable pour réévaluer les parts sociales détenues par le club et sans passer par un juge pour valider l’opération », indique encore l'avocat.
Au-delà du cadre illégal dans lequel se serait déroulée cette cession des parts sociales, elle représenterait un conflit d’intérêt manifeste.
La manœuvre s’est achevée six mois plus tard, avec un présumé détournement des fonds générés par « CA Mobile ». L’instance dirigeante du club a retrouvé dans ce sens une « attestation » signée en juin 2017 par le gérant de Bab Jedid Mobile, Mohamed Ben Dhouib, indiquant qu’il certifie que Slim Riahi a retiré les recettes du contrat de sponsoring transférés par Ooredoo.
L’opération se serait faite en plusieurs tranches, en cash et via des virements bancaires, pour un montant total de 4,14 millions de dinars (1,2 million d’euros). Le club n’a jamais retrouvé les montants en question dans sa comptabilité. Pour l’avocat du club, « cet argent est parti en fumée ».
Là encore, nos questions à l’avocat de Slim Riahi sont restées sans réponse.
L’ascension politique d’un homme d’affaires inconnu des Tunisiens
En 2011, alors qu’il était inconnu des Tunisiens, Slim Riahi s’est démarqué durant les élections constituantes par la plus grande dépense en publicité électorale. Le parti qu’il avait fondé, l’Union patriotique libre (UPL), n’a obtenu qu’un siège au sein de l’Assemblée nationale constituante.
Pour Youssef Cherif, analyste politique, « quand Slim Riahi est apparu en 2011, il avait manifestement beaucoup d’argent. En revanche, l’origine de sa fortune restait floue. Il n’y a pas d’idéologie particulière derrière son parti, sinon l’ambition de son leader. Et en dépit des moyens alloués à la campagne électorale et une communication tonitruante, son succès est resté mitigé en termes de sièges. Après la gifle de 2011, c’est là qu’il a changé de stratégie et qu’il a eu l’idée de prendre la tête du Club africain ».
Cette prise de pouvoir s’est faite en juin 2012. Slim Riahi est alors élu avec une majorité des voix lors de l’assemblée générale élective du Club africain. Aux yeux des supporters du club, Slim Riahi incarnait l’image de l’homme providentiel, aux ressources financières intarissables, qui allait redorer le blason du club après des années de disette.
Lors des élections de 2014, Slim Rahi et son parti l’UPL se sont présentés à la fois sur les listes présidentielles et législatives. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ils ont créé la surprise : Slim Riahi est arrivé cinquième du premier tour des présidentielles avec plus de 5 % des suffrages, et l’UPL a raflé seize sièges au Parlement. Un succès retentissant pour un parti qui n’incarne aucun courant politique particulier.
Bien que les liens entre la politique et le football ont toujours existé dans l’histoire de la Tunisie, le cas de Slim Riahi reste assez singulier. À la fois parce que c’est le premier président de club à obtenir autant de sièges au Parlement, mais surtout parce qu’il aurait été le premier président de club à mobiliser les ressources de son club pour arriver au pouvoir. C’est ce que révèlent les documents fournis à MEE par Montassar Bouzrara.
En août 2013, Slim Riahi avait fait appel à un consultant pour promouvoir son image lors de la campagne électorale de 2014. Cela aurait pu rentrer dans le cadre des pratiques courantes, si le contrat de prestation n’avait pas explicitement mentionné l’exploitation de son statut de président du Club africain à des fins électorales.
Mélange des genres
En effet, sur la première page du contrat, il est clairement écrit : « Le client souhaite faire appel au consultant afin de bénéficier de son expertise pour maximiser les bénéfices de ses quatre activités sur le champ politique. Son objectif final étant d’obtenir le meilleur score possible aux présidentielles, en vue de l’accès à la présidence à la première échéance qui va se présenter ou à la suivante, et afin d’obtenir le maximum de sièges aux prochaines élections législatives et aux suivantes ».
Et parmi les quatre activités susmentionnées, le contrat indique clairement le champ « sportif de par l’implication de M. Slim Riahi au Club africain en tant que président du club ».
D’après l’avocat, les caisses du club auraient servi à financer la campagne électorale de Slim Riahi : « Ce contrat comporte des honoraires dont une partie a été payée par l’argent du club. On a dans ce sens trouvé un reçu de 60 000 dinars [18 000 euros] signé par le caissier du club ».
L’avocat de Slim Riahi, à qui nous avons parlé de ce reçu, n’a toujours pas répondu.
À travers le détournement présumé de ses revenus et l’exploitation de sa propriété intellectuelle, ce club sportif aurait été converti en rampe de lancement pour la campagne électorale d’un homme politique.
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