De l’antisémitisme en France
Croix gammées sur le visage de Simone Veil, tag « Juden » sur une boutique parisienne, arbres plantés à la mémoire d’Ilan Halimi retrouvés coupés, profanations de cimetières juifs et agression verbale du philosophe Alain Finkielkraut, ces derniers mois ont été marqués par une prolifération alarmante d’actes antisémites.
Bien qu’il ne soit pas certain que l’épisode Finkielkraut relève de l’injure antisémite – les invectives « sale sioniste», « espèce de raciste » ou « tu es un haineux » proférées par trois ou quatre manifestants Gilets jaunes ne pouvant être considérées comme synonymes de « sale juif », et Finkielkraut ayant d’ailleurs lui-même reconnu ne pas avoir été insulté sur son judaïsme mais sur son soutien à Israël –, c’est ce dernier et pas les autres, dont l’antisémitisme ne fait pourtant aucun doute, qui a suscité le plus de réactions outragées de la part de la classe politique.
Notamment, l’appel de vingt partis à la grande manifestation nationale du 19 février, qui s’est tenue en présence de la moitié du gouvernement dont le Premier ministre et des leaders politiques de droite comme de gauche. Une marche qui a toutefois fait l’effet d’un pétard mouillé, ne rassemblant que 20 000 personnes à Paris, et fort peu de jeunes.
Une des raisons de ce désintérêt est sans aucun doute que les Français, tristement, sont désormais blasés face aux manifestations non seulement d’antisémitisme mais de racisme contre les minorités de toutes sortes.
Malgré cette triste banalisation du mal, la récente séquence dont le moment Finkielkraut est le point culminant mérite quelques commentaires.
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Des traditions étatiques et sociétales bien françaises
D’abord, comme le rappelle Jean Veil (le propre fils de Simone Veil), ces incidents ne sont ni nouveaux ni surprenants. Fait global largement répandu en Europe et dans le reste du monde sous des formes et avec des racines diverses, l’antisémitisme a toujours constitué une tradition fort vivace.
Il n’est pas surprenant que des actes antisémites aient lieu en 2019, puisque que dans le domaine du racisme, de la stéréotypisation, du ressentiment et de la haine contre les minorités raciales et religieuses, c’est l’État lui-même qui a donné le la historiquement
En France, l’histoire des juifs, éternels boucs émissaires, a le plus souvent été une histoire d’exclusion, de marginalisation, souvent de persécutions et de massacres depuis les grands pogroms médiévaux du « Saint-Empire » et l’anti-judaïsme chrétien jusqu’à Vichy.
La relative période de paix, de sécurité et de tranquillité qu’ils ont enfin pu apprécier en France dans les trois ou quatre décennies de l’immédiat après-guerre n’est en fait qu’une parenthèse historique de courte durée à laquelle a mis fin l’attentat de la rue des Rosiers le 9 août 1982.
D’ailleurs, malgré un reflux bienvenu, les récents sondages montrent que la majorité ou de fortes minorités des populations européennes, Français inclus, continuent de nourrir les plus archaïques des stéréotypes antisémites qui ont de tout temps accablé cette population.
Plus largement, malgré la rhétorique « républicaine » lénifiante et les postures vertueuses des élites, et bien que nos grands textes constitutionnels soient sur ce point irréprochables, il n’en demeure pas moins que depuis ses origines jusqu’à aujourd’hui en passant par des siècles d’impérialisme colonial dont les fondations et justifications idéologiques relèvent du racialisme le plus primaire, l’État républicain lui-même a toujours fait preuve d’un véritable suprémacisme blanc et d’un profond multi-racisme envers ses minorités, qu’elles soient noires, arabes, musulmanes, roms ou autres.
Pas moins de quatre décennies d’études coloniales, post-coloniales, subaltern studies et autres sous-champs couvrant tous les domaines de la connaissance ont documenté et analysé ce racisme d’État institutionnalisé et très profondément ancré en France, dont notamment les musulmanes voilées font les frais – leur exclusion croissante de tous les espaces publics atteignant désormais le stade de la persécution pure et simple.
C’est bel et bien cette sordide histoire qui se poursuit encore aujourd’hui sous de multiples formes, comme l’illustrent notamment les propos racistes proférés dans l’impunité la plus totale, au plus haut niveau de l’État, par un Manuel Valls et ses « blancos », un Claude Guéant et ses « Arabes de trop », ou un Nicolas Sarkozy et son « homme africain pas assez entré dans l’Histoire ».
Et il ne s’agit ici aucunement de « dérapages ». Bien au contraire, tout cela s’inscrit dans la plus parfaite continuité historique d’une République (colonialiste puis néo-coloniale) qui a toujours été profondément raciste et racialisante. L’on peut ainsi régulièrement vérifier que les plus archaïques discours et mentalités des XVIIIe et XIXe siècles perdurent, intacts, chez certains responsables politiques du XXIe siècle.
Vu ce contexte et ce type de tradition politique, il n’est donc pas surprenant que des actes antisémites aient lieu en 2019, puisque que dans le domaine du racisme, de la stéréotypisation, du ressentiment et de la haine contre les minorités raciales et religieuses, c’est l’État lui-même qui a donné le la historiquement. La filiation entre racisme, racialisation et République française a en effet été ininterrompue.
Un antiracisme à géométrie variable
Il est par conséquent encore moins surprenant que, en dehors de l’État, certains des éditorialistes et têtes parlantes les plus courus par les grands médias soient depuis des années des personnes comme Eric Zemmour, condamné pour incitation à la haine raciale, et Alain Finkielkraut lui-même, l’une des personnalités les plus controversées de ce pays qui, depuis des décennies cultive sa présence médiatique en diabolisant, humiliant et insultant les noirs, les « jeunes des quartiers » ou encore les enfants palestiniens, « excédentaires et surnuméraires » et futurs djihadistes, tout en propageant complotisme (« le complot islamiste », dans son cas) et théories frelatées du « choc des civilisations ».
Un autre problème vient du profil des personnalités médiatiques et politiques qui prétendent combattre antisémitisme et racismes et prennent devant nous la posture de leaders moraux alors que leur hypocrisie se vérifie chaque jour au deux poids, deux mesures dont elles font systématiquement preuve.
Unanimes, soudées et vigoureuses contre l’antisémitisme même lorsqu’il s’agit en fait d’antisionisme, ces élites moralisatrices sont superbement absentes sur le front de l’islamophobie, de la négrophobie, de l’arabophobie et autres, même lorsque ces chiffres-là augmentent au moins autant que les actes antisémites.
Vigoureuses contre l’antisémitisme même lorsqu’il s’agit en fait d’antisionisme, ces élites moralisatrices sont superbement absentes sur le front de l’islamophobie, de la négrophobie, de l’arabophobie et autres
Quand a-t-on entendu un Wauquier, un Hamon, un Philippe, une le Pen, un Mélanchon ou un quelconque élu de première, seconde ou troisième zone appeler à une grande marche nationale contre l’islamophobie suite à une agression physique contre un musulman ou à une attaque de mosquée, chose désormais courante en France ? Réponse : jamais.
Entre la sainte hystérie qui les saisit pour leur protégé Finkielkraut et leur passivité totale lorsque l’on insulte publiquement les « nègres » de France en les traitant de « race congoïde ensauvagée », ou lorsque les employés de Decathlon sont eux aussi insultés verbalement et menacés physiquement suite à la controverse (encore une) du hijab de course, le contraste est saisissant.
On le voit, il y a en France haine raciale et haine raciale : la mauvaise, celle contre les juifs mais aussi désormais les sionistes, qu’il importe de combattre avec une fermeté absolue, et toutes les autres, celles qui s’expriment ouvertement et s’exercent quotidiennement contre les noirs, les Arabes, les Roms, les musulmanes, etc., et que l’on se permet d’ignorer.
Comme on vient encore de le vérifier via le massacre de musulmans en Nouvelle-Zélande, Finkielkraut et consorts sont bien plus dangereux et nuisibles que l’homme au keffieh, en plus de trahir ces « valeurs républicaines » dont ils se gaussent (liberté de pensée, de se vêtir comme bon nous semble, libertés religieuses, de conscience et de parole, séparation État-religion, etc.), tout en prônant la censure y compris au sein de l’université. Mais le fait que lui et lui seul soit en état d’arrestation tandis que ces derniers ont droit aux plateaux télé, aux postes ministériels et aux lambris de l’Académie française en dit long sur l’état de cette République.
Instrumentalisation tous azimuts
Autre problème : la façon dont cette recrudescence des actes antisémites en 2018 et l’agression de Finkielkraut ont été cyniquement instrumentalisées par la quasi-totalité du personnel politique français. À commencer par tout ce que le pays compte de lobbies sionistes et d’officine d’Israël, de Habib Meyer, ce proche de Benjamin Netayahou, au CRIF.
Sentant que le climat était favorable, tous se sont jetés comme des désespérés pour tenter d’obtenir ce à quoi cette petite mais très influente clique œuvre depuis des années : la criminalisation de la critique d’Israël.
Et suite à l’annonce d’Emmanuel Macron selon laquelle la France alignait désormais sa définition de l’antisémitisme sur celle de l’IHRA, qui inclut la critique du sionisme et de l’État d’Israël comme exemple d’antisémitisme, la manœuvre semble avoir réussi.
Mais en France, le lobby sioniste n’est pas le seul à exploiter l’antisémitisme à outrance. Ainsi, certains députés du parti présidentiel, La République en marche (LREM), en ont profité pour accuser leurs opposants du Rassemblement national (ex-FN) et de la France insoumise d’antisémitisme, utilisant en sus l’argument fallacieux et historiquement faux d’une « équivalence dans le mal » et d’une continuité idéologique entre le parti de Marine Le Pen et celui de Jean-Luc Mélanchon, entre l’« extrême-droite » et l’« extrême gauche ».
Marine Le Pen, elle, n’a pu résister à cette magnifique occasion de mettre l’antisémitisme sur le dos des « islamistes », ses bêtes noires, tout en se refaisant une virginité sur le front de l’antiracisme via la posture de la lutte contre l’antisémitisme, très utile pour son opération de « dédiabolisation du FN ».
Sentant que le climat était favorable, tous se sont jetés comme des désespérés pour tenter d’obtenir ce à quoi cette petite mais très influente clique œuvre depuis des années : la criminalisation de la critique d’Israël
Les petites mains habituelles de l’islamophobie à la française ont quant à elles utilisé cet incident à bon escient pour ventiler leur propre haine raciste et leurs obsessions maladives, qui des musulmans, qui des immigrés, qui des Marocains, et qui des « islamo-gauchistes » ou militants de la cause palestinienne.
Quant au Parti socialiste, qui a lancé l’appel à la « grande mobilisation nationale », il a tenté plus banalement de saisir cette occasion pour tenter de sortir des limbes politiques dans lesquelles il est plongé depuis la cuisante défaite à la présidentielle de Benoît Hamon, lequel n’a d’ailleurs pas hésité à commenter l’épisode Finkielkraut en disant que « sale sioniste veut dire sale juif ».Mais incontestablement, c’est Emmanuel Macron et sa caste politico-médiatique qui ont le mieux su mettre à profit cet incident et les quelques actes authentiquement antisémites qui l’avaient précédé.
Confrontés aux Gilets jaunes, qui constituent une remise en cause radicale de leurs pouvoirs, cela faisait des semaines qu’ils s’évertuaient à diaboliser ce mouvement tout entier en le décrivant comme fasciste, violent, xénophobe, misogyne, haineux et dangereux pour la démocratie et la République, et ce sur la base de quelques incidents en marge des manifestations impliquant des dizaines de casseurs, en plus des Black Block et autres groupuscules du même acabit, sur des centaines de milliers de manifestants pacifiques.
Le gouvernement a ainsi pu accomplir un grand nombre d’objectifs électoraux et politiciens. Se présenter d’abord comme un « rempart » contre la « peste brune à nos portes » dans une rhétorique typique du « nous ou le chaos » (ici, soi-disant fasciste), tout en reliant cette posture sur l’antisémitisme à la nécessité de voter « pro-UE » aux élections de mai pour faire face à Marine Le Pen.
Il a en outre pu, via des amalgames et essentialisations honteuses et surtout fausses, décrire les Gilets jaunes comme un mouvement antisémite et discréditer ce qui est le plus grand mouvement de contestation sociale en France depuis l’après-guerre.
En recentrant le discours publique sur le front de la « lutte contre l’antisémitisme », le gouvernement a également tenté de faire diversion par rapport aux revendications économiques et politiques portées par les manifestants mais aussi par rapport aux lois « anti-casseurs », qui restreindront encore plus les libertés civiques, et les violences policières qui ont valu à la France la condamnation d’Amnesty International et des Nations unies.
En France, l’antisémitisme et l’Holocauste lui-même font désormais de plus en plus l’objet d’une véritable productivité et utilité politique où tous, et plus seulement les lobbys sionistes, les mettent à profit pour servir leurs intérêts, un peu comme la « guerre contre le terrorisme ».
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