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Qatar papers : la montagne des accusations et la souris de la réalité

Malgré la révélation de données jusqu’alors mal connues sur le soft power religieux du Qatar, le livre de Christian Chesnot et Georges Malbrunot sur le financement de l’islam de France et d’Europe par l’émirat du Golfe tend à exagérer délibérément son influence
Un musulman regarde l’installation du dôme de la Grande Mosquée de Strasbourg le 27 novembre 2009 (AFP)

Avec leur dernier ouvrage, Christian Chesnot et Georges Malbrunot apportent indéniablement une contribution utile à la connaissance des rouages du financement de la deuxième religion de France et d’Europe. Dans Qatar Papers. Comment le Qatar finance l’islam de France et d’Europe, le grand reporter au Figaro et son confrère de Radio France nous font plonger dans des arcanes jusqu’ici inexplorés des mécanismes et dispositifs mis en place par Qatar Charity, ONG dont les puissantes ramifications s’étendent des riches familles du pays jusqu’au sommet de l’appareil d’État.

Un essai aux sources nombreuses et… mystérieuses

On apprend ainsi que parmi les 8 148 projets financés par l’organisation à travers le monde, environ 140 concernent la communauté musulmane du Vieux Continent. Contre toute attente, c’est l’Italie qui arrive en tête de ce classement avec pas moins de 45 établissements financés. Viennent ensuite la France, l’Espagne, la Grande-Bretagne et l’Allemagne.

Pendant deux ans et suite à la réception – dans le contexte de la violente tension qui oppose le Qatar à ses voisins du Golfe – d’une clé USB contenant des centaines de documents secrets, mails et indices de transferts de fonds possiblement hackés dans les ordinateurs des intéressés, les auteurs se sont attelés à faire un tour d’Europe pour décortiquer la « toile d’araignée » tissée par l’une des plus importantes ONG du Golfe.

Le siège de l’ONG Qatar Charity dans la capitale qatarie Doha, le 9 juin 2017 (AFP)
Le siège de l’ONG Qatar Charity dans la capitale qatarie Doha, le 9 juin 2017 (AFP)

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Ce qui frappe à la lecture de l’ouvrage est la densité indiscutable des sources révélées. Sur des dizaines de pages, les auteurs apportent les preuves matérielles de leurs révélations. Qu’il s’agisse des mails échangés entre les porteurs de projets communautaires et la direction de l’ONG à Doha, des montages financiers complexes avec constitution de SCI et de fonds de dotation ou encore des notes des services français alertant sur tel responsable religieux fiché pour « extrémisme », Georges Malbrunot et Christian Chesnot se sont vu donner très largement accès – par ceux qui avaient manifestement intérêt à ces révélations – à un univers souvent frappé par la discrétion.

L’un des exemples les plus éclairants concerne la mosquée-cathédrale Al-Noor de Mulhouse dont l’inauguration prochaine en fera la plus vaste d’Europe. Malgré les propos évasifs des responsables sur le financement de ce projet d’un montant de 26 millions d’euros, les auteurs ont pu remonter le fil jusqu’à dévoiler les dessous de son évolution et la nature exacte de son assise juridique.

Loin d’être techniquement irréprochable (le chantier a momentanément dû être retardé par l’architecte initial qui avait mal indiqué… la direction de La Mecque !), le projet a pâti d’un montage financier tellement boiteux qu’une note du préfet d’Île-de-France a mis en demeure les responsables de se conformer à la loi sous peine de poursuites.

Pour ce projet vendu par les responsables de l’ONG comme la vitrine de leur engagement en Europe, Qatar Charity a effectivement apporté la somme de 7 millions d’euros versés en plusieurs tranches.

Entre exagération factuelle et insinuations idéologiques

Malgré des qualités indéniables, l’ouvrage souffre d’un défaut structurel qui affaiblit grandement la portée de sa démonstration. Car tout comme la teneur de leurs nombreuses apparitions médiatiques, le récit global des auteurs est tout entier fondé non point sur l’évaluation réelle et contextualisée de la participation de l’émirat au financement de l’islam de France mais – sur ce terrain particulièrement sensible dans la conjoncture hexagonale – sur une grossière exagération de cette participation, érigée artificiellement au rang de mainmise. 

Quand on sait que le culte musulman repose en France sur plus de 2 500 mosquées, comment peut-on affirmer que le Qatar puisse l’influencer de façon significative quand il ne contribue à financer que 22 édifices sur 2 500, soit moins d’1 % d’entre eux ?

Pour Chesnot et Malbrunot, le Qatar chercherait – sans bien évidemment le dire – à « influencer l’islam de France et d’Europe ». Il aurait donc orchestré une vaste campagne « d’entrisme », déversant une manne financière considérable destinée à acheter l’influence lui permettant d’émerger sur ce marché comme « un nouvel acteur majeur ».

Cette narration anxiogène, fil directeur de l’essai de 300 pages, pèche toutefois à plusieurs égards. De deux points de vue au moins, en se refusant notamment à le contextualiser, elle exagère d’abord largement le poids réel de Qatar Charity.

Qu’on en juge : le chiffre du montant total de l’engagement en France de l’ONG avancé par les auteurs est de 25 millions d’euros répartis sur 22 projets étalés sur plus d’une décennie. Autant dire que si on le compare avec le chiffre global des établissements cultuels acquis ou gérés par les musulmans de France, il apparaît en fait comme tout à fait minime, pour ne pas dire marginal.

Quand on sait que le culte musulman repose en France sur plus de 2 500 mosquées, comment peut-on affirmer que le Qatar puisse l’influencer de façon significative quand il ne contribue à financer que 22 édifices sur 2 500, soit moins d’1 % d’entre eux ?

D’autant que, lorsque l’émirat participe à un projet, il ne prend jamais en charge la totalité du financement, celui-ci étant le plus souvent ventilé entre plusieurs contributions, la part des fidèles locaux représentant la plus décisive dans la grande majorité des cas.

​​​​​Parmi les 22 projets étudiés, force est également de constater la propension récurrente des auteurs à l’exagération, qui flirte parfois avec la désinformation. L’ordre de grandeur de l’apport de Qatar Charity à certains projets est si minime que l’on se demande comment l’ONG pourrait avoir son mot à dire dans leur orientation.

C’est le cas, par exemple, du Centre interculturel de Décines – auquel les auteurs consacrent plusieurs pages – pour lequel Qatar Charity a apporté 60 000 euros dans un budget total culminant à près de 5 millions d’euros, soit là encore à peine 1 %.

Le registre des insinuations dramatisantes est tout autant mobilisé dans d’autres cas comme au Havre, Marseille ou Nîmes : à chaque fois, la part de l’ONG dans le financement réel se révèle légère, pour ne pas dire symbolique.

Des fidèles prient dans la Grande Mosquée de Paris le 15 juin 2018 (AFP)
Des fidèles prient dans la Grande Mosquée de Paris le 15 juin 2018 (AFP)

On voit mal, dès lors, sur quelles réalités se fondent les accusations d’OPA et de mainmise sur l’islam de France. Ceci, alors que tous les observateurs de la communauté musulmane de France mieux documentés ou plus proches d’exigences scientifiques savent que cette dernière est d’abord phagocytée par les acteurs historiques de l’islam « consulaire », avec comme poids lourds l’Algérie, le Maroc, la Turquie et l’Arabie saoudite.

Face à ces mastodontes, la part du Qatar est, comme l’a d’ailleurs révélé une mission d’information du Sénat en 2016, factuellement résiduelle que ce soit en matière d’apport financier ou de réseau d’acteurs influents.

Par ailleurs, si le Qatar avait vraiment réussi à se constituer une clientèle significative auprès des musulmans de l’Hexagone, on aurait vu plusieurs de ses responsables monter au créneau pour le défendre lors des moments critiques, et notamment lors de l’éclatement de la crise du blocus.

Or, « l’islam qatari de France » a brillé par son absence dans cette conjoncture, aucune manifestation n’ayant été organisée par les responsables de mosquées ou d’établissements cités. Voilà qui en dit long sur l’importance réelle du lien entretenu entre ces derniers et leur bailleur de fonds.                                              

Pour discréditer le Qatar, surfer sur « l’islamophobie ambiante »   

La seconde faiblesse structurelle du livre réside dans la tendance particulièrement prononcée des auteurs à cultiver la vieille ornière de la criminalisation de toute orientation considérée comme « proche des Frères musulmans ».

La seconde faiblesse structurelle du livre réside dans la tendance particulièrement prononcée des auteurs à cultiver la vieille ornière de la criminalisation de toute orientation considérée comme « proche des Frères musulmans »

Comme l’agenda de l’anti-qatarisme est difficilement commercialisable en France en tant que tel, c’est dans l’inépuisable réservoir de la crainte de « l’islam frériste » que le Qatar Bashing – né en 2011 du soutien accordé par Doha aux principaux courants politiques porteurs des Printemps arabes – vient désormais puiser ses ressources.

Le recours à la diabolisation de cette mouvance sortie partout victorieuse des premiers scrutins post-printaniers – et décrite sommairement par les deux auteurs comme monolithique et purement réactionnaire – est le second des angles morts les plus fâcheux du livre.

Il est sans surprise servi par une désolante fragilité méthodologique : « L’islam des Frères musulmans », explique ainsi Georges Malbrunot sur France Inter, « c’est en quelque sorte un islam du berceau au tombeau ».

Sous la plume de deux auteurs ayant paradoxalement rappelé dans la conclusion de leur précédent essai combien les fantasmes autour des « Qatariens milliardaires » pouvaient devenir « le bouc-émissaire de l’islamophobie ambiante », la tonalité suspicieuse et criminalisante à l’égard des destinataires des investissements qataris nourrit une démarche de stigmatisation d’une large composante de la population musulmane française.

Le chiffon rouge de la « radicalisation » tous azimuts ne reçoit pourtant la caution d’aucun observateur académique sérieux des évolutions et lignes de forces traversant l’univers des mosquées : celui-ci demeure à ce jour tributaire d’enjeux bien plus décisifs que le miroir aux alouettes de la « radicalisation ». Ceux-ci vont – liste non exhaustive – de la transition intergénérationnelle à la crise des vocations des imams en passant par la féminisation, l’assainissement des marchés du Hadj et du Halal ou encore le délicat défi de la scolarisation confessionnelle.

Les islamistes… après le printemps
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On est donc loin de la volonté de régenter l’espace social sur la base d’une lecture intégriste de l’islam, thème cher aux auteurs. Pour le documenter, ces derniers s’appuient d’ailleurs sur des références aussi marquées que Joachim Véliocas, promoteur de l’abrupte thèse de « l’islamisation de la société française ».

De la même façon, leurs cautions « islamologiques » viennent de personnages aussi sulfureux que le polémiste Mohamed Louizi, mobilisé depuis longtemps au service de l’agenda « anti-frère » des Émirats arabes unis et récemment condamné pour diffamation par le tribunal de Lille. Celui qui a cru devoir relayer sans sourire les accusations délirantes d’implication des Frères musulmans dans le mouvement des Gilets jaunes n’a pas hésité à englober dans la longue liste de ceux qu’il tente de discréditer comme autant d’« agents fréristes du Qatar » Hakim El Karoui, conseiller de l’ombre d’Emmanuel Macron et auteur du très « politiquement correct » rapport sur l’islam de France publié l’automne dernier par l’institut Montaigne.

Le Qatar et rien que le Qatar

Avec les Qatar papers, les auteurs signent pas moins que leur troisième ouvrage à charge contre l’émirat gazier. Cette ligne éditoriale d’une remarquable constance et, partant, d’une étonnante sélectivité, explicite un alignement certain sur l’agenda le moins noble des adversaires régionaux de Doha, à savoir l’Égypte bien sûr mais bien plus clairement les Émirats arabes unis, dont la diplomatie belliciste au Yémen ou partout ailleurs dans la région demeure à l’abri de toute critique.

Avec les Qatar papers, les auteurs signent pas moins que leur troisième ouvrage à charge contre l’émirat gazier. Cette ligne éditoriale d’une remarquable constance et, partant, d’une étonnante sélectivité, explicite un alignement certain sur l’agenda le moins noble des adversaires régionaux de Doha

En participant ces dernières années à plusieurs forums et manifestations organisés par les relais de ces deux États à Paris – et en taisant le poids de leur diplomatie guerrière tout comme leur tentative d’entrisme en France via l’ex-Front national –, les deux journalistes prêtent le flanc aux interrogations sur le statut exact de leur démarche.

Que dire par exemple de leur présence l’an dernier – en compagnie de leur confrère du Point Ian Hamel, lui même fer de lance de la critique de Tariq Ramadan, autre talon d’Achille de la réputation du Qatar – à un exercice grossier de mise en scène télévisée en faveur du candidat Abdel Fattah al-Sissi à l’élection présidentielle en Égypte ?

Que dire aussi de cette lourde démarche consistant à accepter de s’acoquiner avec le député Abderrahim Ali, grand orchestrateur du réseau émirati à Paris dont ni les relents antisémites, ni l’éloge constant de la dictature militaire du Caire, ni même l’hystérie complotiste n’avaient dissuadé Marine Le Pen de lui ouvrir les portes de l’Assemblée nationale ?  

​​​​Qu’attendre donc désormais des auteurs des Qatar Papers ? Que pour rétablir la balance et la crédibilité de leurs méthodes, ils nous gratifient prochainement d’un essai – aussi fouillé et bien documenté – nous dévoilant les puissants relais d’influence dont bénéficie aujourd’hui, dans la relative indifférence des médias, la Sparte du Golfe auprès des élites parisiennes.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Nabil Ennasri est docteur en science politique, spécialiste de la région du Golfe, et directeur de L'Observatoire du Qatar. Il est aussi l'auteur de L'énigme du Qatar (Armand Colin). Vous pouvez le suivre sur Twitter : @NabilEnnasri.
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